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Co-exploitation, sans jaunisse
Jean-Marie Gerber
La Poste Suisse, dans un marché libéralisé, sollicite ses salarié·e·s pour réduire «leur coût» et
des-servir une grande partie des usagers.
Les transformations de l’organisation du travail qui sont en cours au sein de La Poste Suisse (voir La brèche No 5 et No 6 / 2007) sont accompagnées de vastes campagnes «d’informations» et de «préparation au changement» adressées à l’ensemble des salarié·e·s. Les «collaborateurs» sont contraints d’ingérer les discours et arguments produits par la direction de l’entreprise. Dans les exemples que nous donnons ici, on retrouve «l’esprit du capitalisme», tel qu’il s’exprime dans l’essentiel des grandes entreprises qui «se rationalisent pour répondre aux défis de la globalisation».
Le bourrage de crâne managérial répond à deux objectifs prioritaires:
1° créer du consentement, de la résignation, en affirmant que les transformations impliquant un stress, une charge de travail et un sentiment de dévalorisation des tâches accomplies sont de l’ordre de la fatalité;
2° déstructurer les collectifs de travail avec ce qu’ils comportaient de solidarité élémentaire, quotidienne. Pour mener jusqu’à bout cette destruction, la direction crée des communautés de groupe artificielles, auxquelles chaque postier est censé adhérer. Le statut de salarié du facteur est transformé en acteur économique qui opérerait des choix libres, dans le cadre d’un objectif commun supérieur: faire de La Poste une entreprise compétitive à l’image des grandes firmes transnationales. Tous les salarié·e·s se trouvent donc engagés dans une «grande aventure», au moment même où les droits de décision et de contrôle les plus élémentaires sur leur travail leur sont arrachés.
La complainte du changement
Donner la parole aux dirigeants de La Poste permettra aux lectrices et aux lecteurs de mieux comprendre le message qui est transmis aux cadres. Ces derniers devront le répercuter à tous les échelons, afin de formater les esprits pour aboutir à cet apparent paradoxe, chacun dans sa cellule est libre, s’il remplit les objectifs de la direction de l’établissement. Il est connu que, avec la contrainte liée à la crainte de perdre son emploi, un acquiescement douloureux, psychiquement et physiquement, peut être obtenu de chacune et de chacun, d’autant plus facilement si aucune organisation collective élémentaire des salarié·e·s ne permet une réappropriation de leur capacité d’agir indépendante des nouvelles normes venues d’en haut que chacun et chacune devrait appliquer.
Les cadres reçoivent un message prémâché qui peut être facilement recraché.
Dans un discours prononcé en automne 2007 et intitulé Innover pour gérer le changement permanent, le directeur de La Poste, Ulrich Gygi, affirme: «Tout s’écoule et rien ne demeure identique. La stabilité a cédé la place à un changement permanent […] notre organisation est en mouvement perpétuel […]. Apprenons à accepter le changement comme un défi. Plus vite nous nous sentirons à l’aise avec la nouveauté – et pas seulement capables de la gérer – mieux ce sera. Ce changement de mentalité doit être initié par chacun et chacune d’entre nous […] n’oublions pas: tout s’écoule et rien ne demeure identique. Abordons le changement comme une chance à saisir. Apprenons à gérer la créativité, réveillons et rassemblons les forces qui sommeillent dans notre entreprise et préparons la Poste du futur!» Observons la redondance du terme changement. Une attitude positive face aux changements est attendue. Le contenu de ce changement n’est jamais décrit, défini, précisé. Avant tout, il faut accepter et s’adapter au changement qui est un défi, pour tous et toutes, chacun et chacune doit trouver des solutions, puisque «nous» sommes tous responsables de manière identique de la conduite de ce grand navire postal qui subit les affronts d’une tempête. Tout est «naturalisé«: du postier au directeur en passant par le conseil d’administration, l’effort maximum doit être entrepris pour résister aux déchaînements de la concurrence et aux exigences des nouvelles technologies; deux catégories qui semblent échapper totalement aux rapports sociaux, à des intérêts antagoniques au sein de la société.
Ainsi, les causes des changements effectifs sont occultées: la transformation d’une régie publique en une entreprise au fonctionnement de plus en plus identique à une firme transnationale devant répondre aux exigences des investisseurs et des sociétés pour lesquels La Poste joue un rôle significatif pour leur assurer leurs marges de profit. Ces sociétés sont d’ailleurs représentées dans le conseil d’administration (des éditeurs aux transporteurs en passant par les assurances). Ulrich Gygi synthétise cette perspective en une formule: «La Poste est une entreprise comme les autres».
Le bateau jaune
On retrouve les lignes de force de la communication managériale – qui se présente comme de l’information, en copiant les messages publicitaires et politiques actuels – dans un exposé, intitulé Tous dans le même bateau, de feu Josef Bösch datant de mai 2004. Ce dernier était responsable de PostMail, c’est-à-dire l’Unité d’affaire organisant la distribution du courrier. Il attirait l’attention des cadres en ces termes: «N’oubliez pas vos collaborateurs. Tenez-les au courant de tous les succès et de tous les échecs de PostMail. Restez en contact avec votre personnel, transmettez-lui toutes les informations dont vous disposez à propos de tous les changements en cours. Motivez vos collaboratrices et vos collaborateurs à prendre place avec vous dans un même bateau et à pagayer ensemble en direction des objectifs fixés par la clientèle […]. Incitez vos collaborateurs à changer de comportement, fixez-le dans les objectifs à négocier [lors des entretiens annuels d’évaluation «focus»] et donnez-leur l’exemple en matière d’orientation clientèle et d’ouverture au changement, montrez à vos subordonnés que vous leur faites confiance. Associez-les à vos décisions, et aussi à vos succès, et surtout faites-leur savoir que seul le marché décidera quel sera le volume de travail qui nous incombera dès 2006 sur le marché libéralisé. […] Faites participer votre personnel à l’évolution de l’entreprise. Associez-le aux processus de changement. Encouragez l’ouverture aux adaptations et aux changements, Ainsi, tous ensemble nous pourrons déplacer des montagnes.»
Tout d’abord, les transformations de l’organisation du travail sont imposées par la clientèle. Cette formule est utilisée dans toutes les entreprises, depuis l’automobile jusqu’à celles de nettoyage. Celui qui commande le changement est extérieur à l’entreprise et donc hors d’atteinte. Les salarié·e·s, usagers de La Poste ont certainement quelques difficultés à imaginer qu’ils tiennent la barre du bateau jaune. Certes, dans la clientèle il y a le shop, contrôlé par Migros, et la retraitée, touchant son AVS et espérant pouvoir garder son deux-pièces au quatrième étage. Des clients sont plus égaux que d’autres. Ensuite, le thème de la négociation individuelle des objectifs avec les supérieurs-collaborateurs – et demain les chefs d’équipe (teamleaders) – est présenté sur le mode d’une négociation entre acteurs économiques. Certes, le terme de «subordonné» – c’est-à-dire soumis à une autorité – fait encore partie du vocabulaire et traduit la situation effective des salarié·e·s de La Poste. Dans le vocabulaire managérial même de La Poste, on retrouve les traits d’une transition: celle d’une poste calquée sur un modèle d’armée de milice, avec des emplois stables, et y compris participant à l’imaginaire d’une ascension sociale, à une poste où la flexibilisation du travail et la précarisation statutaire des salarié·e·s doivent être encadrées par de nouvelles normes présentées comme universelles: celles de l’entreprise compétitive et qui exige les compétences participatives de tout un chacun. La thématique qui se perpétue des années 1950 à aujourd’hui est celle du: «nous sommes tous sur le même bateau». D’ailleurs, dans le matériel distribué par la direction – un matériel utilisant la bande dessinée et qui, de fait, infantilise les salarié·e·s – l’image d’un bateau PTT désuet que le personnel démonte pour construire un bateau à propulsion est utilisée de façon systématique.
Enfin, le «volume de travail» – une entité abstraite séparée du nombre de personnes l’accomplissant et des conditions dans lesquelles le travail s’effectue – est commandé par une instance supérieure: le marché. Au même titre où ce terme n’est jamais défini dans les manuels d’économie néoclassiques, il est utilisé en permanence, sans être défini. Tout au plus, il renvoie à la clientèle.
Diriger une entreprise: durant 50 minutes
Depuis quelques mois, La Poste fonctionne à partir de l’attribution d’un budget à des entités, et cela en cascade. Ainsi, des relations «clients-fournisseurs» s’établissent non seulement entre Unités d’affaires (c’est-à-dire PostMail, PostLogistics, PostFinance, etc.) créées il y a plusieurs années, mais aussi au sein des diverses structures (entre régions, entre activités de transport et de matériel par exemple, etc.).
Ce fonctionnement – sur le modèle des «centres de profit», adopté dans les grandes firmes – place sous contrainte toutes les activités et réduit les marges de manœuvre permettant de faire face aux imprévus. La similitude avec les méthodes de production en flux tendu est manifeste, avec les conséquences qui en découlent sur l’organisation du travail et sur la quotidienneté des salarié·e·s.
Le budget attribué constitue un carcan dans lequel les dépenses doivent être contenues. La bonne tenue de ces budgets fait partie des tâches que doivent remplir les cadres. Le résultat de leur gestion est discuté lors des entretiens annuels baptisés «focus». Lors de ces entretiens-bilans, les objectifs pour l’année à venir sont fixés; de la sorte la pression est permanente et réglée sur un bilan qui fonctionne comme guillotine.
Afin de faire intégrer les contraintes qui découlent de ce mode de «gestion», les postiers sont invités par la direction, durant une heure, à se mettre à la place de leur chef de région. Pour faire exemple, une réunion se tient sous le logo: Que ferai-je autrement si j’étais responsable RDC [Région de distribution courrier]? Le responsable introduit le cours, avec l’aide de l’inévitable «power point» et ses «slides»; les graphiques sont censés traduire une réalité qui ne peut être discutée. Ils ne doivent en aucune mesure refléter le résultat économique et organisationnel d’une exploitation planifiée des salariés. Ces courbes sont censées représenter le fruit de mécanismes quasiment d’ordre physique, de fonctionnement d’une sorte de mécano. L’animateur de la réunion, lui-même responsable RDC, ouvre la séance avec des propos du type: «Il y a une incompréhension des décisions par le personnel. Les décisions ne contentent pas tout le monde. Il y a toujours des déçus. Cet après-midi nous allons voir comment les décisions sont prises. C’est à vous de trouver des cas concrets et, face à ceux-ci, de prendre des décisions. Pendant 50 minutes, vous serez chef de région. Les meilleures idées seront récompensées.»
Afin de stimuler l’esprit responsable, le gentil animateur explique: «Il y a trois aspects à prendre lors de décisions: 1. les collaborateurs; 2. la rentabilité; 3. la clientèle. Le budget fixe le cadre dans lequel nous pouvons manœuvrer. Par exemple, pour la petite ville de V. on ne peut pas dépasser au total 10 millions de francs par année. Dans les années à venir, nous allons de plus en plus nous trouver dans un environnement concurrentiel. Le gâteau sera divisé. Demain, les grands éditeurs de journaux pourront mettre en place un réseau parallèle de distribution. Si les éditeurs décident de ne plus passer par nous, cela veut dire que X emplois (plus de 900) sont menacés, comme vous le savez. Il nous faut donc trouver les moyens de réduire les coûts annexes (par exemple trouver des solutions concernant les véhicules, en les louant).»
Devenir acteur de sa propre exploitation
Les prétendues explications fonctionnent sur un système d’équivalence, indiscuté et indiscutable, entre un volume donné de journaux et un volume donné d’emplois. En outre, l’externalisation devient une solution qui doit être proposée au cours de ces réunions. Or, l’externalisation implique de faire appel à des entreprises – soit effectivement externes, soit détachées de La Poste par La Poste elle-même –, qui exercent une pression sur les coûts salariaux. Autrement dit, lors de ces réunions qui créent la fiction d’une responsabilité des salarié·e·s de La Poste, le salarié de La Poste assimile la normalité de la mise en concurrence entre salarié·e·s, dans la mesure où on les fait jouer le rôle de metteur en concurrence. Les effets boomerang sur leur propre situation sont évacués. Il y a là une forme de lavage de cerveau et de conditionnement des salarié·e·s. C’est une dimension que toute activité syndicale à La Poste devrait prendre en compte. Or, le Syndicat de la communication – dont l’actuel président, Christian Levrat, est aussi le tout récent président du Parti socialiste – est le bras gauche de la gestion des «ressources humaines» de La Poste.
Dans ce genre d’exercice, il est toujours nécessaire de donner l’illusion du concret. Dès lors, les exemples choisis relèvent de l’expérience immédiate de salarié·e·s. Ainsi, l’animateur va affirmer: «Voici quelques objectifs qui nous sont fixés: réduire les coûts de 2,5 % par an.» Dans la réalité réelle, cette réduction des coûts se vérifie par: un manque de ficelles pour confectionner des liasses de courrier, des espaces de travail de plus en plus réduits, un remplacement du matériel usé à un rythme plus lent, etc. Autrement dit, la réduction des coûts s’impose aux salarié·e·s sous la forme d’une péjoration, évidemment non choisie, des conditions de travail.
Après les coûts, il y a les recettes. Le discours du responsable va se développer ainsi: «maintenir nos recettes actuelles et générer de nouvelles recettes». Il va de soi que les salarié·e·s n’ont aucune emprise réelle sur les recettes. L’utilisation du thème recette a pour fonction de faire accepter des nouvelles tâches du type: distribuer de la publicité le samedi, car une analyse montrerait que les clients manifestent 30 % d’attention de plus le samedi que durant les jours de la semaine. L’imagination est sans rivage: ainsi, il a été proposé de distribuer un produit de l’industrie du livre, Harry Potter, entre minuit et deux heures du matin.
La conclusion, la séance de permanente des neurones du postier-entrepreneur se termine généralement sur le thème: «Il faut préparer le changement ensemble et à temps.» On peut traduire la formule ainsi: toutes les décisions qui tombent sur les salarié·e·s de La Poste doivent être acceptées et mises en œuvre avec enthousiasme, car elles expriment la capacité de la direction de saisir les impératifs du changement et cela toujours selon un timing parfait. S’adapter à ce changement reviendrait à conserver son emploi. Craintes et cooptations sont les deux piliers de ce consensus imposé, de ce despotisme d’entreprise qui fut, dans le passé, compris par des militants syndicalistes.
Ulrich Gygi: la CCT en ligne de mire
C’est le 1er juillet 2000 qu’Ulrich Gygi – né en 1946 – prend la barre du grand bateau jaune, La Poste. Il entra dans l’Administration fédérale des finances en 1979 et va grimper les échelons. De 1989 à 2000, il occupe la position de
directeur. Il remplira cette fonction sous le règne du conseiller fédéral radical Kaspar Villiger, représentant organique au sein du gouvernement des milieux d’affaires. Le «socialiste» Ulrich Gygi va donc participer à l’accélération de la politique d’austérité antisociale. Deux directeurs généraux l’ont précédé dans l’opération de démantèlement des PTT et de modernisation de La Poste. Le premier est Jean-Noël Rey, «socialiste» lui aussi. En 1998, Jean-Noël Rey s’est vu pousser vers la porte de sortie. Il va se recycler dans le secteur privé et concurrent de La Poste: DPD-Suisse. Il occupe un poste de direction à KEP & Mail, l’organisme qui réunit les firmes privées actives dans le secteur postal. KEP & Mail a pour fonction de faciliter à ses membres l’intégration au marché libéralisé de la poste en Europe, face aux prétendus monopoles ou positions dominantes détenues par les institutions postales issues du passé. En juin 1998, Reto Braun prend la direction de La Poste. Il est présenté comme «un spécialiste des processus de changement et de l’adaptation de cultures d’entreprises» dans un communiqué de La Poste. En 2000, après 16 mois, il prend aussi la porte; les trois nouveaux centres-colis ne répondent pas aux objectifs visés.
C’est alors qu’Ulrich Gygi entre en scène: La Poste doit s’adapter aux exigences de la libéralisation, si possible vite et sans vagues. Dans ses fonctions de directeur de l’Administration des finances, Ulrich Gygi était en contacts réguliers avec des institutions telles que la Banque nationale (BNS) et les institutions intervenant sur les marchés financiers, ainsi qu’avec le Fonds monétaire international (FMI). Il représentera d’ailleurs la Suisse au sein du comité consultatif du FMI. De même, il participa au Comité de politique économique de l’OCDE. Ce comité réunit les responsables des ministères des finances et des banques nationales des pays qui forment le G10, les pays dominants du capitalisme mondialisé. L’OCDE joue un rôle important dans l’élaboration de modèles et normes favorisant une activité transnationalisée des firmes les plus importantes dans le monde.
Ulrich Gygi avait déjà fait ses preuves dans la privatisation partielle de Swisscom en 1998; il avait été président du Comité de pilotage de l’opération. De même, il a activement participé à la nouvelle répartition des tâches publiques entre Confédération et cantons, ce qui deviendra un instrument de contraintes supplémentaires dans l’application de mesures d’austérité et de transfert de charges, sans moyen aux cantons, ce qui va aboutir à accentuer les externalisations. Il fut aussi un des principaux concepteurs de l’article constitutionnel portant sur la «limitation des déficits».
Il combina ses fonctions dans l’Administration fédérale, une moyenne carrière militaire (major), avec des activités au sein de l’économie dite privée. Ainsi, en 1999, il est président du conseil d’administration de l’Hôtel Bellevue-Palace à Berne – un lieu de rencontre du «privé» et du «public» – et de l’entreprise d’armement RUAG-Schweiz. Il est, depuis 2006, membre du conseil d’administration d’Axa-Winterthur Suisse.
Comme le souligne un communiqué de La Poste, ses fonctions passées et «le réseau international qu’il s’est constitué au fil des ans permettront à Ulrich Gygi d’envisager la libéralisation des services postaux engagée dans le cadre de l’Union européenne sous les meilleurs auspices pour La Poste Suisse».
Ce bref portrait, indique que le directeur de La Poste a été choisi en relation avec les enjeux des profondes réorganisations qui doivent être adéquates aux intérêts des firmes dominantes du capitalisme helvétique et des holdings internationaux installés en Suisse entre autres pour des raisons fiscales. Ce rôle a été de suite récompensé par le secteur privé. Il sera intéressant de connaître la liste des conseils d’administration qu’Ulrich Gygi occupera, après avoir quitté la direction de La Poste.
Pour l’heure, il faut noter qu’Ulrich Gygi a le culot de réclamer le droit de refuser toute convention collective (CTT)à La Poste au nom du fait que le Syndicat de la communication, qui s’identifie, de fait, à un département de gestion des
ressources humaines, posséderait un droit de veto face à la direction! Une farce. Toutefois c’est un signe quant à l’orientation sociale de la direction. Gygi développe donc la ligne dure de la Société suisse des entrepreneurs. Voici sa déclaration faite à L’Agefi le 28 janvier 2008: «Je serais très heureux de le [pouvoir législatif] voir nous accorder le droit de nous conformer au code des obligations en vigueur dans le privé. J’accepte qu’il m’oblige à négocier avec le personnel, mais pas qu’il me fixe une obligation de conclure une CCT. J’espère que le Parlement enlève cette exigence qui délivre un véritable droit
de veto aux syndicats.»
De la régie publique à la firme profitable
Selon les normes traditionnelles du secteur public, ce dernier fonctionne à partir d’une planification intégrée. Ce type de planification prend en compte:
1° l’accès le plus égal de tous les usagers aux services, malgré les différences de revenu entre eux; ce fait met en cause, partiellement, la dimension strictement marchande (prenant appui sur la demande solvable, la propriété privée et l’accaparement privatif du profit) des services rendus par le secteur public;
2° une péréquation est établie entre différents services: par exemple, le secteur du courrier peut subventionner les cars postaux, car ceux-ci assurent la desserte de régions périphériques pour la population;
3° au sein d’un secteur, les prix sont établis afin que – par exemple – le prix d’un timbre-poste ne soit pas plus élevé pour un habitant d’une vallée éloignée d’un centre administratif que pour l’usager qui y habite; ou encore que le besoin social d’un envoi express puisse se réaliser sans devoir débourser une somme disproportionnée pour un revenu dit modeste;
4° les décisions d’assurer des services sont, dès lors, prises dans le but d’assurer une offre même si cette dernière n’est pas couverte par les rentrées directes et donc doit être subventionnée, y compris à partir de ressources hors de la régie publique;
5° la pérennité et l’universalité effective – à qualité constante pour l’usager et selon des conditions de travail analogues pour le salarié – de services qui prennent en compte pour, très partiellement les compenser, les différences sociales des usagers: par exemple, un facteur doit non seulement connaître sa tournée, mais l’accomplir sur une certaine durée, car il a connaissance des situations particulières des usagers (personnes âgées, handicapées, ne connaissant pas la langue du pays, etc.); ainsi ne devrait pas exister de postier «type courrier A» et de postier «type courrier B», en termes de salaires, de droits, d’organisation du travail, etc.
Le tournant vers la privatisation complète commence toujours par une accentuation de la commercialisation d’une régie publique. C’est ce qui s’est passé et se passe avec La Poste.
La commercialisation implique, dans un premier temps, une réallocation et une délimitation des ressources. Ces dernières doivent être directement consacrées à un type de service. Dès lors, chaque division est séparée avec sa propre comptabilité et son calcul de rentabilité.
Dans chaque division, des unités plus petites sont introduites afin de mieux évaluer la rentabilité d’activités de plus en plus décomposées et fragmentées. A tel point qu’au guichet d’un office postal, les responsables vous déclarent: «Cela change tous les jours.»
Chaque division doit assumer «ses coûts», selon les ressources qui lui sont allouées a priori. A partir de là sont planifiées: la sous-traitance, la suppression de certains services, la péjoration des conditions de travail, la réduction du nombre de salariés pour des tâches plus nombreuses («productivité» comptable), la multiplication des statuts, etc. Tout cela doit faire obstacle à un mouvement revendicatif de l’ensemble des salarié·e·s.
Une fois tous les effets de cette commercialisation en place, la régie publique est devenue une véritable entreprise privée dont le seul but est le profit. Les secteurs rentables sont plus facilement identifiables pour la privatisation (venue de capitaux privés) à venir ou en cours. Le seul impératif de cette gestion privée: l’obtention d’un taux de profit à hauteur de ce qui est dégagé par les firmes très rentables de divers secteurs cotés en Bourse, pour une grande partie.
Ladite concurrence entre deux ou trois grands monopoles n’existe, en fait, pas. Seule existe la concurrence mise en place entre les salarié·e·s afin d’atteindre des taux de rentabilité élevés et la sélection des tranches d’usagers les plus «juteuses». Les autres se contenteront de payer cher un service appauvri.
(25 février 2008)
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