N°13/14 - 2003

Entre salaire et assistance
Vivre au minimum. Enquête dans l'Europe de la précarité
Catherine Lévy
Ed. La Dispute,
Paris, 2003,
237 p., 19 euros

L' ouvrage de Catherine Lévy ne tombe pas dans le piège d'une description de la «situation des pauvres» en Europe. Elle situe ses travaux - effectués dans le cadre d'une unité de recherche de l'Union européenne (UE) - en relation directe avec la «politique de mise à disposition du patronat d'une main-d'úuvre bon marché». Ou, dit autrement, en prenant en compte l'extension d'une «nouvelle forme de rémunération, comprise entre le salaire minimal et les prestations sociales» qui pèse sur l'ensemble du salariat.

L' auteure combine une approche qualitative et quantitative. Elle a effectué de longs entretiens avec des chômeuses et chômeurs ainsi que leurs associations, avec des personnes licenciées, des «demandeurs d'emploi», des syndicalistes, des «placeurs» auprès d'offices de l'emploi. «Nous avons trouvé beaucoup d'intelligence, de réflexivité sur la réalité vécue, sur son sens, sur les non-sens de certaines mesures ou de discours les justifiant. Loin de nous la complaisance pour une sorte de populisme de la parole vécue mais plutôt la volonté d'intégrer les formes de savoir paradoxal dans l'analyse des phénomènes sociaux. Les acteurs en savent toujours plus qu'on ne le croit, mais pas assez pour y voir clair, ignorent ce qu'ils savent, en sachant qu'ils ignorent...» Quant à la dimension quantitative, Catherine Lévy constate que les «statistiques sont élaborées en fonction d'objectifs qui ne sont généralement pas ceux de la recherche». Dès lors, elles ne saisissent que très partiellement la partie croissante des statuts intermédiaires (et mobiles) entre l'emploi dégradé, le chômage et l'assistance sociale.

D ans une première partie, l'auteure met en lumière le basculement qui s'est opéré au sein de l'UE, depuis les années 1980, du statut du chômeur. Au cours de la période antérieure, «les chômeurs formaient une catégorie relativement homogène et devaient pouvoir vivre décemment en attendant de retrouver un emploi». Depuis, dans le cadre des contre-réformes néolibérales, les gouvernements mettent l'accent non pas sur le maintien d'un revenu, mais sur «la maîtrise des coûts financiers», donc sur la diminution du montant des dépenses sociales. Ainsi s'articulent la dégressivité des allocations, la réduction des durées d'indemnisation et la restriction des conditions d'ouverture des droits à l'allocation. Simultanément, la «représentation sociale des chômeurs est modifiée: les nouvelles mesures, en rendant les chômeurs responsables de leur situation, invitent à les regarder comme des oisifs qui se contenteraient indéfiniment de leur allocation et qu'il faut inciter, par toutes sortes de pressions, à se mettre au travail».

Dans un chapitre consacré au «licenciement comme blessure sociale», qui se centre sur la fermeture d'une entreprise du textile à main-d'úuvre féminine, Catherine Lévy souligne comment les licenciements collectifs et la mise en place, simultanée, de «cabinets spécialisés» en replacement de chômeuses aboutissent à «remodeler le comportement». Les licenciées-chômeuses ne cessent de se demander: «Qu'est-ce que je vais faire ?» Or, les possibilités d'obtention d'un emploi sont plus que réduites. Cela débouche sur «une fermeture des horizons du possible». Résultat: «Par un curieux renversement des causalités la responsabilité de la privation de travail est imputée à leur comportement.»

L es «réformes» - assez homogènes dans l'UE et similaires en Suisse - de l'assurance chômage l'ont fait passer d'un droit (lié à une cotisation) à un instrument visant «à faire baisser les salaires et les cotisations sociales et à réduire suffisamment les allocations des sans-emploi pour les amener au travail», à des conditions qui les projettent, souvent, dans la précarité. Car le «retour à l'emploi» équivaut, plus d'une fois, à «une mise au travail forcée». L'auteure démontre que le but consiste à «augmenter le taux d'emploi», ce qui est fort éloigné de la création d'emplois et de la formation de la main-d'úuvre. La faiblesse du taux d'emploi n'est pas imputée - par les institutions, les gouvernements et le patronat - à un manque d'offre propre au fonctionnement du système capitaliste dans la phase présente, mais à une sorte «de refus que les individus sans emploi opposent aux offres qui leur sont faites».

D'où la mise en place d'un ensemble de mécanismes de contrôle social, de contraintes pour les forcer à «prendre des emplois» à très bas salaire, de type intérimaire et situés à des distances importantes de leur domicile (ce qui grève le maigre salaire). Ce contrôle social s'immisce dans l'intimité «de la personne sans emploi» et suscite la peur. Le placeur ou l'assistant social devient lui-même un rouage de ce mécanisme de contrôle.

A juste titre Catherine Lévy examine aussi la situation de catégories de «demandeurs d'emploi» tels que les requérants d'asile car «la manière de traiter les individus les plus fragiles est révélatrice de l'état d'une société».

D ans les derniers chapitres de son ouvrage, l'auteure s'intéresse aux mobilisations des chômeurs. Elle souligne, à la fois, leur faiblesse et leur importance. En effet, elles ont permis de rendre «visible la lutte contre la précarité de la vie quotidienne». Elle souligne le détournement de sens du terme sécurité effectué par tous les gouvernements européens. En effet, si les chômeurs sont rendus responsables de leur propre situation, il s'ensuit qu'«en accord avec une telle représentation du social, il n'y a plus à protéger les membres de la société contre les aléas de la vie, mais à protéger l'espace public contre ceux qui pourraient l'utiliser pour réclamer la sécurité, le droit de vivre qui fait défaut».

Au moment où assurance chômage, maladie, assistance sociale, droit du travail sont aussi en Suisse battus en brèche, voilà un ouvrage à lire. C.A. Udry

 

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