N°13/14 - 2003

Couchepin et le patronat lancent l'assaut contre les retraites

Fausses évidences

"Je ne veux pas être l’équivalent d’un dirigeant Swissair en matière sociale"1. Pascal Couchepin donne le ton pour justifier le relèvement de l’âge de la retraite à 66 ans en 2015 et 67 ans en 2025: des mesures brutales seraient inévitables si l’on veut éviter une faillite du système des retraites. C’est une grossière tromperie.

Jean-François Marquis

L'argument n'est pas nouveau. Il est matraqué depuis le début des années 90. Le «raisonnement» nous a été servi à satiété. L'allongement de l'espérance de vie, d'une part, le bas niveau de la natalité d'autre part, modifient profondément, sur la durée, le rapport entre les actifs et les personnes à la retraite. A terme, le financement des retraites deviendrait «par conséquent» un «fardeau insupportable» pour les actifs. «Au vu de l'évolution démographique, le financement de l'AVS à moyen et long termes n'est plus garanti.» 2. Diminuer le montant des rentes et allonger les années de cotisation serait «donc» inévitable. La «preuve» ? Les mêmes problèmes se poseraient partout et recevraient les mêmes réponses: «Tous les pays de l'OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques] sont confrontés à des problèmes analogues et la plupart ont déjà entamé des réformes. Celles-ci se concentrent sur quelques grandes lignes [...]: réduire les incitations à la préretraite en relevant l'âge ordinaire de la retraite, en introduisant une réduction actuarielle des rentes en cas de préretraite [...] ; intégrer les travailleurs et travailleuses d'un certain âge dans le marché de l'emploi ; réduire les prestations du 1er pilier ; renforcer les 2e et 3e pilier financés selon le principe de la capitalisation.» 3

Une grossière tromperie

Cette argumentation est construite sur une grossière tromperie, manipulant les réalités économiques et démographiques, dans le but de dissimuler l'enjeu réel de l'affrontement sur les retraites: un conflit sur la répartition de la richesse produite par le travail, sur qui décide de cette répartition, en fonction de quel contrôle sur ces richesses et donc de quels intérêts, donc aussi un conflit sur qui a le pouvoir de décider quelle richesse sera produite, comment, et pour satisfaire quels besoins.

Pour le démontrer, il est nécessaire de revenir sur deux questions fondamentales:

1) qu'est-ce que les retraites ?

2) comment sont-elles financées et comment peuvent-elles continuer à l'être ?

Les retraites: un salaire différé

La rente versée lors de la retraite constitue un revenu se substituant à celui touché, dans la très grande majorité des cas, comme rétribution pour une activité exercée comme salarié·e (plus rarement comme indépendant·e).

Le droit de toucher ce revenu de substitution à partir d'un âge déterminé est la contrepartie du fait d'avoir cotisé durant sa vie active. Sous différentes formes, il existe un lien direct entre le montant de ces cotisations, le nombre d'années durant lesquelles elles ont été versées et le montant de la rente vieillesse.

Ce lien étroit entre cotisation et rente est la manifestation du fait que la retraite représente pour les travailleurs·euses dépendant·e·s - les salarié·e·s - une partie de leur salaire, dont le versement effectif est différéet dont le financement est en partie socialisé(par le biais des impôts, avec les mécanismes de redistribution pouvant exister au sein des assurances vieillesse).

Pour cette raison, le terme de «cotisation» ou «contribution patronale» pour le financement de l'AVS est un contre-sens. Il s'agit tout simplement d'une part du salaire versée directement à l'assurance sociale concernée, sans figurer sur la fiche de paie de l'employé·e, au contraire de la «cotisation salariale», qui y figure.

D'ailleurs, les employeurs utilisent pour leurs calculs la notion - plus réaliste, même si contestable -, de «coûts salariaux», englobant le salaire versé et l'ensemble desdites «contributions patronales» ou «charges salariales». Pour eux, cet ensemble constitue la part de la valeur ajoutée - recoupant plus ou moins l'idée de plus-value - qui revient, d'une manière ou d'une autre, aux salarié·e·s et qui fixe des limites à leur marge de profit. Ou, du point de vue des producteurs: les «coûts salariaux» sont la part qui leur revient - directement ou indirectement, immédiatement ou de manière différée - de la richesse qu'ils ont produite, le reste leur échappant car étant approprié par le capital pour sa propre valorisation.

Un mécanisme qui n'est pas exceptionnel

Le fait que le salaire n'a pas uniquement pour fonction de financer le seul entretien de la force de travail durant le laps de temps où elle est directement mise en œuvre n'est pas exceptionnel. Deux exemples illustrent deux autres facettes de cette réalité.

- Les vacances sont un salaire légèrement différé: l'activité déployée durant onze mois, par exemple, donne droit à un salaire qui inclut le fait que durant le douzième mois le travailleur·euse touchera son traitement sans pour autant avoir une activité productive. Cela ne va pas de soi: le journalier, dans l'agriculture par exemple, n'est payé que pour les jours où il est effectivement embauché par le patron. Aujourd'hui, les statuts les plus précaires d'intérimaires tendent à reproduire une nouvelle forme de «journaliers» 4.

- Les luttes ouvrières des deux derniers siècles ont progressivement permis que le salaire d'un adulte - masculin en l'occurrence - incorpore, durant toute une époque, non seulement les revenus nécessaires pour lui permettre de vivre, mais également pour l'entretien de «ses» enfants et, parfois, pour «sa» femme. En retour, le maintien de la femme au foyer et la permanence de rapports patriarcaux ont permis qu'un énorme volume de travail gratuit soit fourni, nécessaire pour la vie de la famille (jardinage, cuisine, nettoyage, production et entretien des vêtements, garde et éducation des enfants, etc.), et permettant aux employeurs de verser des salaires n'incluant pas ces coûts.

A nouveau, cela ne va pas de soi: le travail des enfants, massif en Europe au XIXe siècle, massif dans le tiers-monde aujourd'hui, qui réémerge dans nombre de pays industrialisés, reflète notamment une réalité où les salaires versés aux adultes - lorsqu'il y a des salaires - ne permettent pas d'assurer la survie d'une famille entière ; chaque individu est alors contraint d'essayer de vendre sa force de travail, au jour le jour, pour essayer de survivre.

Une conquête récente et menacée

Le versement différé du salaire sous forme de rente, à partir d'un âge donné donnant droit à «prendre sa retraite», est une conquête récente et fragile. Il reste une exception à l'échelle mondiale. Dans des pays comme les Etats-Unis, il est pratiquement remis en cause par la faiblesse des rentes assurées, qui oblige un nombre croissant de personnes âgées à poursuivre - ou reprendre - une activité professionnelle pour survivre.

En Suisse, les rentes AVS sont restées très basses jusqu'à la 8e révision de l'AVS qui a doublé les rentes entre 1973 et 1975 - cette 8e révision, concoctée par le socialiste H.-P. Tschudi, ayant pour fonction de couler l'initiative populaire «pour une véritable retraite populaire» et d'ouvrir la voie au système des trois piliers, lors des votations fédérale du 3 décembre 1972. En 1969, la rente minimale était ainsi de 200 fr. par mois. L'étude de Pierre Gilliand, Rentiers AVS: une autre image de la Suisse (Réalités sociales, 1983), basée sur des données de 1976, avait mis en évidence l'ampleur des inégalités sociales et de la pauvreté parmi les retraités. Si l'on attribue l'indice 100 à la médiane, en 1976, des revenus de la population âgée entre 35 et 49 ans, la médiane des revenus des personnes entre 62 / 65 et 69 ans n'était cette année-là qu'à l'indice 61, celle pour les personnes entre 70 et 79 ans à 475.

L'évolution du taux d'activité des personnes âgées reflète cette réalité, autrement dit l'obligation de travailler à 65 ou 70 ans pour survivre. Selon l'Office fédéral de la statistique, en 1970, plus de 60 % des hommes étaient encore actifs à 65 ans et plus de 30 % à 70 ans. En 2000, ces taux ont été divisés par trois: 20 % à 65 ans et 10 % à 70 ans. Pour les femmes, 30 % étaient actives à 62 ans et 11 % à 70 ans en 1970 ; en 2000 ces taux sont de 30 % toujours à 62 ans et moins de 5 % à 70 ans 6.

Au cœur du conflit entre travail et capital

Le fait que la rente garantissant le droit à la retraite n'est qu'un salaire différé est fondamental. Cela signifie que les retraites sont directement au cœur du conflit permanent entre travail et capital.

Depuis presque deux décennies, les employeurs - plus exactement les propriétaires, par le biais de leurs capitaux, des principales firmes - ont engagé une campagne politique, sociale, économique permanente pour réduire la part de la richesse produite par les salarié·e·s qui leur revient, directement ou indirectement, immédiatement ou de manière différée.

L'assaut a lieu sur tous les terrains: 1) attaques multiples contre le salaire direct (suppression de la compensation automatique du renchérissement, part du salaire liée aux «résultats» ou au «mérite», décrochage des salaires par rapport à la productivité) ; 2) augmentation de la pression au travail, du temps de travail effectif et de la flexibilité, donc du travail effectivement fourni et de sa pénibilité pour un salaire au mieux inchangé ; 3) recul des services publics et de leurs prestations (qui représentent une forme de salaire socialisé: le droit à l'éducation gratuite, à des transports bon marché dans des régions difficiles d'accès, etc.) ; 4) remise en cause des différentes formes de salaire de substitution en cas de chômage, d'invalidité, de vieillesse.

Les autorités et le patronat présentent la question des retraites comme l'enjeu d'un conflit entre générations. En réalité, le clivage fondamental sur les retraites - comme sur le salaire direct, la durée du temps de travail, les conditions de travail, etc. - oppose les détenteurs de capitaux, qui poursuivent avec détermination l'objectif de s'approprier une part croissante des richesses produites par les salarié·e·s, à l'ensemble de ces derniers·ères, actifs·ves, au chômage, en formation (apprentis, étudiants) ou à la retraite. L'argument officiel revient à la même présentation trompeuse de la réalité que lorsqu'un employeur construit, dans son entreprise, une opposition entre les jeunes travailleurs et les salariés plus âgés, présentés comme défendant leurs «privilèges», cela afin d'imposer un glissement général vers le bas des conditions de travail et des normes salariales. D'ailleurs, pratiquement, une hausse en 2025 de l'âge de la retraite à 67 ans signifie une réduction des rentes des salarié·e·s qui ont aujourd'hui 45 ans et moins... et non une modification de la situation des actuel·le·s retraité·e·s.

Répartition / capitalisation: quelques enjeux

Ce premier conflit essentiel, sur l'ampleur du salaire - compris sous ses différentes facettes -, se combine en matière de retraites avec un second, sur le type de système de retraites: celui mené pour réduire l'importance des systèmes par répartition (1er pilier, l'AVS en Suisse) au profit des systèmes par capitalisation (2e et 3e pilier). Du point de vue de la classe dominante, un faisceau d'intérêts et d'objectifs économiques, sociaux et politiques sous-tend cette bataille:

- Le mécanisme de la répartition a, du point de vue de la classe dominante, un premier défaut majeur. Il institue un droit clair, directement lié au salaire, compréhensible (toutes proportions gardées) et donc vérifiable. X années de cotisation pour un salaire Y donnent droit, à un âge donné, à une rente Z. Ces rentes sont financées chaque année par une cotisation de W % sur les salaires. Si ces ressources ne suffisent plus, une discussion simple et démocratique est possible: est-on d'accord d'augmenter cette cotisation ? Et qui la «financera» ? De fait, le système de répartition introduit un certain mécanisme de contrôle démocratique sur la répartition d'une partie de la valeur ajoutée produite chaque année. Ce mécanisme permet d'éclairer les formes d'appropriation de la richesse et de sa répartition. A l'inverse, le système de la capitalisation dépend de la dictature des marchés financiers, comme le reflète si bien la déprime actuelle des caisses de pension 7.

- Le mécanisme de la répartition, par l'homogénéité relativement grande des droits qu'il institue, jette les bases d'une solidarité potentielle entre salarié·e·s et d'un débat politique, à l'échelle de la société, sur l'affectation des richesses et sur qui en a le contrôle.

- Une assurance vieillesse nationale et publique consolide une certaine indépendance du salarié·e à l'égard de son employeur: sa retraite ne dépend pas de lui, ni de l'avenir de l'entreprise, mais de règles liées à des choix politiques sur lesquels peuvent influer les salarié·e·s organisé·e·s et, à un degré moindre, les salarié·e·s citoyens.

- Le mécanisme de répartition est combiné, dans le cadre de l'AVS, avec un mécanisme redistributif: les cotisations sont proportionnelles au salaire, sans plafonnement, alors que l'écart entre la rente minimale et la rente maximale est limité à 2.

- A l'inverse, le mécanisme de capitalisation a pour effet de faire paraître la retraite pour le contraire de ce qu'elle est: non plus une part du salaire, mais un revenu issu de la finance de marché (actions, obligations). Il ne s'agit pas d'une formule, mais d'un mécanisme, trompeur mais bien réel, par lequel le·la futur·e retraité·e est amené·e à s'identifier aux exigences de rentabilité du capital et de la concurrence entre diverses entreprises (divers capitaux). En effet, un rendement élevé du capital (donc du cours des actions) ne peut être, en dernier ressort, que le fruit d'une mise sous pression accrue du travail. Ce qui devient la condition de retraites plus élevées. C'est le constat si souvent fait: une entreprise licencie, son cours en Bourse monte, la valeur des fonds de pension qui détiennent ses actions s'apprécie.

- Sauf dans le cas des caisses de pension avec primauté de prestation - de plus en plus rares et que les employeurs cherchent à transformer en caisses à primauté de cotisations - le propre du mécanisme de la capitalisation est d'entretenir une très grande incertitude sur les rentes effectivement versées. Cette incertitude conduit à son tour à un recours accru de celles et ceux qui le peuvent au 3e pilier, c'est-à-dire à l'épargne individuelle d'une partie plus aisée des salarié·e·s, subventionnée par l'ensemble des salarié·e·s par le biais des déductions fiscales. Ainsi, selon les données de l'Enquête sur les revenus et la consommation, en 1998 45 % des jeunes ménages (moins de 34 ans) possédaient un 3e pilier, et cette proportion était même des deux tiers parmi les ménages plus âgés. En moyenne, les ménages consacraient près de 3 % du total de leurs revenus au financement de leur 3e pilier, contre un peu plus de 4 % pour l'AVS et 3,5 % pour le 2e pilier 8. L'accroissement du 3e pilier, qui est prélevé sur le salaire direct, facilite à son tour les coupes dans les rentes du 1er pilier, c'est-à-dire dans le salaire différé. Au bout du compte, c'est donc un mécanisme qui accroît les inégalités entre salarié·e·s, tout en permettant une mise sous pression de la part du revenu national revenant aux salarié·e·s.

- Les caisses de pension entretiennent et renforcent les divisions au sein du salariat. Chaque caisse a son règlement. Tous les salarié·e·s ne sont pas affilié·e·s à une caisse de pension. Les difficultés pour mener des batailles d'ensemble de défense des retraites s'en trouvent démultipliées.

- Le mécanisme de capitalisation correspond à une épargne forcée, ce qui renvoie à une réduction forcée de la consommation courante. Les principaux bénéficiaires en sont les banques, les assurances, les agents immobiliers et certains gestionnaires de fonds de placement qui ont ainsi accès à des masses de capitaux qu'ils gèrent avec profit (banques et assurances), ou auxquels ils peuvent faire appel à des conditions avantageuses. En d'autres termes, le mécanisme de la capitalisation revient à mettre à disposition du capital une partie des revenus de travail afin d'accroître le volume des capitaux censés augmenter le volume des profits. C'est d'ailleurs un des principaux arguments des promoteurs de caisses de pension.

Les sources du financement des retraites

Le fait que les rentes vieillesse sont une partie du salaire ainsi que les intérêts liés aux mécanismes de la capitalisation expliquent la violence de la contre-réforme dont les retraites font l'objet, en Suisse comme ailleurs en Europe.

Cet enjeu posé, il est possible de le mettre un instant entre parenthèses pour aborder une seconde question: est-ce que la capacité productive de nos sociétés permet de financer les retraites, et à quel niveau ?

Globalement, l'existence de retraites, c'est-à-dire de la possibilité pour des personnes, qui ne contribuent plus directement à la production de la richesse d'une société, de continuer à recevoir un revenu leur permettant d'acquérir et de consommer une part de cette même richesse, dépend de deux facteurs essentiels:

1.le rapport entre la population active et l'ensemble de la population, c'est-à-dire entre la population qui, par son travail, est à l'origine de la richesse consommée et l'ensemble de la population dont l'existence dépend de cette richesse,

2.l'efficacité productive de la population active, sa productivité, c'est-à-dire le volume de richesse résultant de chaque heure ouvrée. Le fondement de cette productivité est non seulement le travail immédiatement effectué, impliquant une coopération de plus en plus étendue entre producteurs, mais aussi, et de manière croissante, l'accumulation de travail réalisé dans nos sociétés depuis des générations, et qui se matérialise en infrastructures, outils, machines de plus en plus sophistiquées, connaissances scientifiques et savoir-faire incorporés dans les machines et transmis de générations en générations de producteurs, etc.

Reprenons point par point.

Démographie: attention aux fausses évidences

Dans le discours officiel, le vieillissement de la population, et donc, si rien n'est fait, le déséquilibre entre retraité·e·s et personnes actives est une affaire entendue. La réalité est tout sauf aussi simple, même si le maintien, sur le long terme, de taux de natalité très bas constitue un vrai défi pour la société.

Nous publions un tableau (tableau 1) fondé sur les données officielles, indiquant la part (en %) dans la population totale de trois grands groupes d'âges: moins de 15 ans, 15-64 ans, plus de 64 ans. De 1950 à 2000, il s'agit de données constatées. Pour 2020 et 2040, ces chiffres correspondent au scénario «Tendance» de l'OFS, fondé sur une projection des dynamiques actuelles, et servant de référence aux projections en matière de financement de l'AVS notamment. Le découpage en tranche d'âges est discutable mais correspond aux données les plus aisément accessibles.

En n'oubliant jamais le caractère hypothétique de telles projections, et sans discuter ici les hypothèses qui les fondent, quelques constats peuvent être faits:

- La part des personnes de 65 ans et plus devrait augmenter d'ici 2040 de 8,8 points de pourcentage ; elle croîtrait ainsi de 57 %. C'est important. Mais la part de cette même tranche d'âge a déjà crû de 6 points de pourcentage entre 1950 et 2000, soit de 64 %. Cela relativise cette dimension de l'évolution démographique à venir et l'ampleur du «choc démographique» annoncé.

- Le tableau 1 met en évidence une omission fréquente. Réfléchir uniquement au rapport entre personnes âgées et personnes en âge d'activité est biaisé. En effet, les jeunes vivent aussi «sur» la richesse de la société sans participer directement à sa production. Une augmentation de la part des personnes âgées allant de pair avec une diminution de la part des jeunes peut avoir pour effet que l'importance des tranches d'âge correspondant au moment de la vie active reste relativement stable, ou recule plus lentement.

On peut arguer que les personnes âgées consomment, proportionnellement, une part de la richesse plus importante que des jeunes: revenus plus importants, recours plus important aux soins, infrastructures d'accueil pour les personnes ayant perdu leur indépendance. C'est possible. Mais il ne faut pas sous-estimer l'investissement que représente la politique de formation de la jeunesse et les ressources consacrées à ses activités et loisirs. D'ailleurs, les partis de droite le reconnaissent de fait, mais tentent d'utiliser cette donnée pour introduire une division entre jeunes et vieux, la société devant prétendument «choisir» entre des dépenses pour les personnes âgées et des dépenses pour les jeunes.

Population active: une variable très variable

Les données démographiques brutes ne sont de loin pas suffisantes. Le vrai critère, par rapport au problème qui nous intéresse, est le rapport entre la population effectivement active - donc participant à la production de la richesse mesurée dans le Produit national brut (PIB) - étant entendu qu'une partie du travail, gratuit ou «non visible», n'est pas incluse dans cette mesure de la richesse, même s'il participe à l'enrichissement effectif de la société - et l'ensemble de population.

Le Tableau 2donne des informations à ce sujet sur la période 1970-2000 (les données antérieures ne sont pas disponibles auprès de l'OFS), et permet quelques réflexions.

- Ces trois décennies ont été marquées par: 1) une prolongation des années de formation et d'études des jeunes et donc un report de leur âge dans la vie active ; 2) une augmentation, dans les années 90 en particulier, des retraites anticipées ; 3) des récessions à répétition et une relative stagnation au cours des années 90, avec un chômage important et durable, et, bien sûr, 4) par un vieillissement constant de la population (cf. Tableau 1). Or, le constat est là: la proportion de population active n'a pas reculé, elle a au contraire augmenté, même si c'est de manière légère.

- Ce «paradoxe» est lié à l'entrée en masse desfemmes sur le marché du travail: de moins de 50 % des femmes de 15-64 ans en 1970 à plus de 70 % en 2000.

Dans les projections regroupées dans son scénario Tendance, l'OFS table sur un taux d'activité des femmes qui plafonnerait à l'avenir: 73,8 % pour les femmes de 20 à 64 ans en 2000, 78,5 % en 2020, 79,8 % en 2040 9. Qu'est-ce qui fonde cette rupture avec la dynamique des 30 dernières années ? Mystère. Pourtant ce n'est pas un détail.

Bien entendu, l'essentiel des emplois des femmes sont aujourd'hui à temps partiel, ce qui limite d'autant leur poids dans la production de richesse. Mais ce constat confirme aussi le lien étroit entre la manière dont fonctionnent le marché du travail et le financement des retraites. Une politique de plein emploi est un élément majeur pour en consolider la pérennité. Par ailleurs, la durée du travail à plein temps est à un niveau record en Suisse en comparaison internationale (durée hebdomadaire, durée des vacances et jours fériés, taux d'absentéisme, niveau des heures supplémentaires), ce qui se répercute, dans l'autre sens, sur le volume de la valeur ajoutée par personne active.

- Le même constat que pour le travail à temps partiel vaut pour le chômage. Les chômeurs·euses cotisent à l'AVS, mais sur une base réduite de 80 % ou 70 % de leur dernier salaire. Et ils ne cotisent au 2e pilier que pour les primes de risque (décès et invalidité), mais plus pour le volet retraite. Sans parler des personnes qui se retirent du marché du travail.

- L'âge effectif de la retraite joue aussi un rôle important. Dans les années 80 et 90, la pratique des préretraites s'est développée dans tous les pays d'Europe industrialisée et également en Suisse. Ainsi, entre 1990 et 2000, le taux d'activité des hommes âgés entre 55 et 64 ans a chuté de 87,9 % à 78,9 % (-9 %), celui des femmes augmentant au contraire de 38,7 % à 48,5 %. Ces préretraites renvoient à une double réalité:

- La politique des entreprises, qui mettent les salarié·e·s plus âgés, plus coûteux, moins malléables, à la porte. Elles s'épargnent ainsi des plans sociaux sur le dos des caisses de pension, et des revenus des salarié·e·s. De plus, comme le note un collectif de sociologues et médecin de travail, emmené par Christian Baudelot, l'intensification du travail caractéristique de ces deux dernières décennies et les changements organisationnels qui l'ont accompagné «n'ont pas été favorables à ce qui fait l'efficacité des travailleurs âgés: la formation d'une expérience. Pour se forger une expérience professionnelle à partir des événements de la vie de travail et de sa propre activité, il faut du temps, le temps de faire retour sur ces événements, de séparer l'accessoire de ce qui fait sens. Elaborer ce sens du travail suppose aussi un minimum de repères stables. Il faut en outre mettre en commun les expériences individuelles, les confronter, les discuter. La densité excessive du travail, l'instabilité et la fragmentation des organisations, l'individualisation du rapport à l'emploi ne sont pas favorables à la formation de l'expérience.» 10

- Une aspiration des travailleurs·euses qui ne tiennent tout simplement plus le coup des contraintes imposées sur le lieu de travail. Comme les temps partiels et le chômage, ce constat nous montre qu'il est impossible de parler des retraites, de leur signification, mais aussi de leur financement, sans parler du travail. «Sitôt atteint l'âge de 50 ans, de nombreux salariés ont envie de partir. Ce ne sont pas les nouvelles technologies qui les démotivent, mais la dégradation des conditions de travail. Le stress va croissant avec l'autonomisation des tâches, la pression à la performance, la peur du chômage... Tout cela engendre une souffrance croissante au travail», constate le sociologue français Xavier Gaullier 11. De son côté, le collectif déjà cité emmené par Baudelot, explique: «De plus en plus de gens vivent le travail comme une épreuve angoissante, où on est exposé à tous les coups du sort: perte de l'emploi, exigences de la tâche qui deviennent insoutenables. Ils le vivent aussi dans la culpabilité: «si je ne parviens pas à faire face, c'est que je ne suis pas compétent», alors même que les moyens de faire face leur sont refusés. La retraite apparaît comme le moment où l'on peut, enfin, élaborer des projets autonomes, pour soi et sa famille, proportionnés à ce qu'on a les moyens de faire.» 12

En d'autres termes, le travail mis sous tension par les exigences de valorisation du capital (de la rentabilisation maximale), ainsi les souffrances que cela engendre, aboutissent à alimenter le «déséquilibre démographique», que les employeurs sont si prompts à agiter pour justifier les coupes dans les retraites. Une véritable révolution de comment est conçu le travail, supposant qu'il ne soit plus enchaîné comme aujourd'hui aux exigences de rentabilité, est la précondition pour repenser la succession des temps de vie, l'articulation entre retraite et vie active et la place des aîné·e·s dans une société.

- L'immigrationest souvent citée comme source de financement des retraites. Cette contribution est un fait, mais sur la base d'une triple injustice. Ce qui rend particulièrement malvenu cet argument dans la bouche de personnes se prétendant «de gauche» ou «syndicalistes». Premièrement, la production de cette force de travail (l'entretien de ces hommes et femmes durant leur jeunesse, leur formation, etc.) n'a pas été assumée par la société qui les accueille: c'est une force de travail «mise à disposition» gratuitement. C'est en réalité un transfert de richesses du pays que quittent les immigrés au profit de celui qu'ils rejoignent, même si ces derniers transfèrent une fraction de leur revenu vers leur pays d'origine. Deuxièmement, ces salarié·e·s occupent le plus souvent des emplois à forte pénibilité, à salaires peu élevés, avec une protection sociale correspondante, et corrélés à une espérance de vie réduite. Troisièmement, il n'est pas rare qu'en cas de retour dans leur pays ces travailleurs immigrés perdent, d'une manière ou d'une autre, une partie des prestations pour lesquelles ils et elles ont cotisé.

- Le niveau des salaires.Ce point est à la jonction avec les questions concernant la productivité. L'essentiel des retraites est financé sous la forme d'un prélèvement direct sur les salaires, proportionnel à ceux-ci. Le montant et l'évolution de ces derniers ont donc un effet direct sur les ressources disponibles pour les retraites.

Entre 1991 et 2000, l'Enquête sur les salaires et les traitements de l'OFS, qui mesure l'évolution des salaires sans y intégrer les transformations de la structure de l'emploi (et qui a donc eu tendance à sous-estimer les hausses de salaires), a enregistré une augmentation totale des salaires réels de 0,72 %, selon la statistique de l'OFS (Enquête sur les salaires et les traitements), soit de 0,07 % par an. Or, durant, la même période, la productivité du travail aurait crû de 11,1 % sur 10 ans, soit de près de 1,1 % par an 13.

En d'autres termes, le coup d'arrêt donné aux salaires durant les années 90 grâce à la violente contre-réforme conservatrice a complètement décroché leur évolution de celle de la productivité du travail. Le capital s'est ainsi approprié une part accrue de la richesse produite. Quant aux salarié·e·s, ils paient cette défaite deux fois: leurs salaires directs sont rognés, et leurs salaires différés (leur retraite) sont amputés.

Le rôle clé de la productivité

L'augmentation régulière de la productivité est fondamentale pour comprendre quelles sont les ressources à disposition d'une société, et donc la marge dont elle dispose pour les distribuer - sous forme d'investissements, de revenus pour le capital ou pour les salariés, ou encore de diminution du temps de travail.

René Passet illustre la question, sur la base des données, beaucoup plus riches, disponibles en France: la tendance lourde de la société française - qui n'est pas différente de celle de la Suisse - est «une augmentation continue du PIB [produit intérieur brut], obtenue par une quantité régulièrement décroissante du travail fourni dans la nation, par un nombre néanmoins croissant de travailleurs, grâce à une forte réduction de la durée annuelle du travail fourni par individu. Réduction bien plus spectaculaire encore si l'on considère la durée de l'existence humaine, en raison de l'allongement de la durée des études et de l'abaissement de l'âge de cessation de l'activité: 70 % de la vie éveillée d'un travailleur en 1850, 43 % en 1900 et 18 % en 1980. Ajoutons-y la multiplication par huit, dans le siècle écoulé, du pouvoir d'achat par ouvrier. Il s'agit là d'une diffusion, au bénéfice de tous, des gains de productivité issus du progrès technique.» 14

En Suisse, entre 1950 et 2000, une productivité croissance a été un des moteurs essentiels de la croissance économique qui a permis, alors que le temps de travail individuel diminuait de manière importante, que: 1) que l'indice des salaires réels mesuré par l'Enquête sur les salaires et les traitements soit multipliés par 2,25 (l'augmentation effective étant à coup sûr supérieure compte tenu des bouleversements en cinquante ans dans la structure de l'emploi) et, en même temps, que 2) la part du PIB consacrée au financement des retraites soit multiplié par 5, alors que 3) le PIB était lui-même multiplié par 3,75.

Autre éclairage de ce mécanisme: en 50 ans, la multiplication par 8 de la part du PIB - lui-même multiplié par 3,75 - consacrée au financement de l'AVS n'a demandé qu'une multiplication par 2,1 (de 4 % à 8,4 %) des cotisations salariales («part patronale» comprise). L'augmentation de la population active et, surtout, de la productivité a fait le reste.

En d'autres termes, l'augmentation de la productivité a permis une extraordinaire augmentation de la richesse à disposition de la société, rendant possible, simultanément: 1) une forte amélioration globale du pouvoir d'achat des salarié·e·s alors que le temps de travail individuel diminuait, 2) une multiplication des ressources consacrées aux retraites (mais aussi à la santé, par exemple), 3) tout cela sans hypothéquer les investissements, ni même d'ailleurs 4) les profits accaparés par les détenteurs de capitaux. C'est ce mécanisme global qui crée les conditions du financement des retraites à l'avenir également.

Le scénario «oublié»

Ces mécanismes en tête, il est possible de réfléchir aux données contenues dans les dernières études officielles publiées par l'Office fédéral des assurances sociales (OFAS) et qui servent de «caution scientifique» à l'offensive sociale et politique lancée par Pascal Couchepin lors de sa conférence de presse / pèlerinage à l'Ile de Saint-Pierre du 26 mai dernier 15.

On ne dispose certes pas pour la Suisse des données et des études disponibles en France (cf. les articles de ce dossier). Une situation de clair-obscur statistique qui renvoie à une volonté statistique déterminée. Malgré cette difficulté majeure, il est possible de mettre en évidence quelques réalités.

Ainsi, l'OFAS a commandé trois études sur le financement, d'ici 2040, de l'AVS. L'une d'entre elles a été établie par le KOF de l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich, institut qui n'a pas la réputation de s'éloigner de l'orthodoxie économique dominante. Cette étude repose sur un modèle économétrique appelé MLM (Modèle à moyen / long terme de l'économie suisse), qui est utilisé par l'Etat-major de prospective du Conseil fédéral16. Un de ses présupposés est le fait que la transformation structurelle de l'économie suisse qui s'est produite ces dernières années va se poursuivre, avec un transfert des activités et des emplois vers des secteurs caractérisés par une valeur ajoutée plus importante, ce qui s'explique, dans une vision néo-classique, par un mécanisme de substitution du capital au travail provoqué par la rareté de ce dernier. Ce modèle, dont l'horizon est 2025, table ainsi sur une augmentation de la productivité globale de 1,4 à 1,7 % par an et une augmentation des salaires réels, tenant compte de ce transfert des emplois, de 1,5 à 2 % par an.

Sa conclusion pour le financement de l'AVS sur la base du scénario de référence en matière démographique, est qu'une hausse de la TVA de 1 %, étalée sur les années 2013-2014, serait largement suffisante pour assurer le financement de l'AVS. En d'autres termes, que le problème de financement est non existant.

Mais aujourd'hui, c'est ce rapport qui est non existant dans la présentation publique de la situation faite par les autorités, Pascal Couchepin en tête. Voilà ce qui s'appelle de l'information.

Du déjà vu

Faisons cependant abstraction, nous aussi, de ce rapport «oublié» pour analyser les données directement utilisées par Pascal Couchepin, et en dégager leur signification réelle.

Le tableau 3, tout d'abord, établit de manière rétrospective l'évolution entre 1950 et 2000 de la part du PIB consacré aux dépenses de l'AVS ainsi que de l'AVS et des prestations complémentaires (PC) et aux prestations vieillesse dans leur ensemble, c'est-à-dire 2e pilier inclus.

Ensuite, l'OFAS a réalisé lui-même une étude prospective, dont les chiffres sont le plus souvent cités 17. Son hypothèse économique de base majeure est une augmentation des salaires réels de 1 % par an en moyenne pour la période 2000-2040. Combinée au scénario de référence en matière d'évolution démographique, cette hypothèse sert au calcul de la part du PIB devant être consacré à l'avenir au financement de l'AVS et des PC.

Dans le tableau 4, nous avons complété ces données officielles par deux estimations «vieillesse». La première, «vieillesse I», intègre les prestations LPP au niveau actuel, et part de l'hypothèse qu'elles vont croître au même rythme que les prestations AVS et LPP. Cette hypothèse, simple, sous-estime l'augmentation des prestations vieillesse, puisque nous sommes en pleine phase de «montée en puissance» du 2e pilier, rendu obligatoire en 1985. Elle sous-estime donc aussi probablement l'augmentation des contributions nécessaires à leur financement, mais dans une mesure nettement moindre, puisque le 2e pilier est actuellement dans une phase d'accumulation, avec des cotisations (sans même parler des recettes) nettement supérieures aux prestations. Nous avons donc fait une deuxième estimation, «vieillesse II»: nous y avons augmenté en 2025 - année où le 2e pilier devrait être arrivé à maturité avec des salarié·e·s ayant eu la possibilité de cotiser à plein - de 50 % l'importance des prestations du 2e pilier (ou de prestations équivalentes qui pourraient être servies par un autre type d'assurance vieillesse), toutes choses égales par ailleurs.

Un premier constat s'impose immédiatement. L'augmentation de la part du PIB qui serait à consacrer ces 40 prochaines années au financement de l'AVS et des PC est nettement plus faible que celle connue ces 50 dernières années (3,6 points contre 6,53 points). Quant à l'augmentation de la part globale devant être attribuées aux retraites, elle est, même avec l'estimation vieillesse II, du même ordre de grandeur (8,9 points contre 9,49 points). Ce qui nous attend n'a donc rien d'inouï, contrairement à ce que l'on cherche à nous faire croire.

Cherchez la différence

Question suivante: quel est l'effort nécessaire pour financer une telle augmentation de la part de la richesse nationale, du PIB, réservée au financement des retraites ? Quelques calculs permettent de l'éclairer.

Partons d'une première hypothèse, très défavorable aux salarié·e·s: la totalité de la charge de ce financement est prélevée directement sur leur salaire brut, sous forme d'augmentation des cotisations salariales. Le taux des «cotisations patronales» reste, lui, constant.

Seconde hypothèse: la part des salaires dans le PIB, qui est actuellement d'environ 60 %, reste constante.

A partir de ces deux bases, le tableau 5 indique les pour-cent supplémentaires qui devraient être prélevés sur les salaires en 2025 et 2040 pour financer les retraites, conformément au tableau 4.

Quel sera l'impact de ces prélèvements supplémentaires sur l'évolution du pouvoir d'achat des salarié·e·s ? Pour le calculer, nous avons repris l'hypothèse de base de l'OFAS: une augmentation des salaires réels de 1 % par an durant cette période. Ce taux de croissance implique que les salaires réels seront à l'indice 149 en 2040, étant parti de 100 en 2001, c'est-à-dire qu'ils auront augmenté de 49 % en valeur réelle en 40 ans. Le tableau 6 indique l'augmentation réelle qui demeure une fois déduits les prélèvements supplémentaires pour le financement des retraites, ainsi que le taux annuel de croissance réelle auquel cela correspond. En d'autres termes, un financement des retraites, bien que pesant entièrement sur les épaules des salarié·e·s, est parfaitement compatible avec une augmentation de leurs salaires réels. Au pire, cette croissance serait réduite de 1 % par an à 0,74 % par an, soit une diminution d'un quart.

Pour comparaison, de 1980 à 2002, les salaires réels, mesurés par l'Enquête sur les salaires et les traitements, ont augmenté de 13 % au total, soit à un rythme annuel de 0,56 par an. Le tableau 6, fondé sur les hypothèses de l'OFAS, montre donc que le financement des retraites dans les 40 ans à venir serait compatible avec une augmentation des salaires réels plus forte que celle des deux dernières décennies.

Si l'on fait le même calcul, mais en prenant cette fois-ci comme hypothèse que les salaires réels évoluent au rythme de l'augmentation de la productivité pronostiqué par le KOF dans son étude, soit 1,4 % par an, on arrive alors aux résultats du tableau 7, qui renforcent encore l'argumentation.

Renverser la tendance

En France, la mobilisation sociale sur les retraites, pouvant solliciter une comptabilité nationale autrement plus développée que celle existant en Suisse, a indiqué une autre voie pour financer les retraites qu'un report total de la charge sur les salaires: un retour des profits non investis au niveau où ils étaient au début des années 80. Evidemment, cette option correspond à d'autres priorités sociales et un autre rapport de force entre salarié·e·s et capital.

Au cours des 20 dernières années, la part des salaires dans la valeur ajoutée a fortement chuté en France, de 8 points. Cela ne s'est pas fait en faveur d'une augmentation des investissements productifs, mais des profits amassés et non réinvestis. Michel Husson (cf. aussi son article pp. 20-22) a ainsi établi un tableau (tableau 8), reproduit en p. 37, montrant l'évolution de la distribution de la richesse nationale, et d'une possible redistribution en faveur des salariés, assurant entièrement les besoins de financement futur des retraites, tels qu'ils sont évalués par les études officielles.

Il n'y a aucune raison de penser que le même raisonnement ne soit pas fondé pour la Suisse. C'est cette perspective que celles et ceux qui prétendent défendre les droits des salarié·e·s devraient, au minimum, avoir comme horizon.

Les retraites
et les impasses du capitalisme

Il est nécessaire de répondre à un dernier argument, utilisé, par exemple, par le social-démocrate Michel Rocard, ancien premier ministre, dans le cadre du débat français sur les retraites. Son raisonnement est, pour simplifier, le suivant. Le financement des retraites par une augmentation des cotisations salariales - donc du salaire différé - serait envisageable dans une économie fermée. «Mais le drame qu'ont du mal à admettre certains de mes camarades de gauche, argumente Rocard, c'est que le capitalisme a gagné. Nous sommes en économie mondialement ouverte, il n'y a ni régulation, ni limite à la violence de la concurrence» 18. Une double réponse s'impose.

- Premièrement, tous les pays industrialisés sont confrontés à des tendances convergentes en matière démographique. Des politiques synchronisées, ne bouleversant donc pas les relations entre pays en terme de compétitivité, seraient par conséquent parfaitement envisageables. La preuve: c'est qui se passe aujourd'hui, mais dans le sens d'une attaque contre le salaire différé et contre les retraites. C'est une question de choix politiques, résultant d'affrontements sociaux et politiques, qu'une telle convergence ait lieu dans l'autre sens, et permette un maintien, voire un développement, des retraites. La responsabilité de celles et ceux qui se disent «de gauche» est dès lors de préparer ces affrontements sociaux et politiques, et non pas d'enregistrer le rapport de force actuellement défavorable.

- Deuxièmement, l'argument de Michel Rocard est un extraordinaire aveu - mais sans en tirer la moindre conséquence au sujet du caractère destructeur du système capitaliste. Il signifie en effet que ce système empêche que des ressources, disponibles, soient affectées à la satisfaction de besoins essentiels - en l'occurrence, la possibilité de prendre une retraite dans de bonnes conditions - parce que cela serait contraire à la rentabilisation maximale du capital. C'est le même constat qui peut être fait, à une échelle plus vaste, au sujet des besoins vitaux de centaines de millions d'hommes et de femmes sur cette planète, privés d'accès à l'eau potable, à une alimentation suffisante, à un toit, à l'éducation, à la santé. Cette réalité est le réquisitoire le plus impitoyable que l'on puisse dresser contre le capitalisme. Il fonde la nécessité d'un projet de société socialiste.

1. 24 heures, 27 mai 2003.

2. Département fédéral de l'intérieur, La garantie et le développement de l'AVS face à l'évolution démographique, 26 mai 2003.

3. Idem, op. cit., p. 2.

4. Une récente «opinion» dans Le Temps(5 juillet 2003) de Beat Kappeler, ancien secrétaire de l'Union syndicale suisse (USS) recyclé dans la défense et illustration des contre-réformes néo-libérales, illustre des logiques de réorganisation de l'emploi allant dans ce sens: «Une bonne idée en faveur des jeunes est appliquée à Berne et dans l'Oberland zurichois. Les places d'apprentissage se faisant rares, on attribue les candidats à un apprentissage de commerce (à Zurich) ou en informatique (à Berne) à plusieurs entreprises. [...] Cette idée de partage des employés pourrait être généralisée à l'avenir. [...] Pour les employés, ce nouveau monde pourrait amener tantôt des périodes de chômage partiel, tantôt des heures supplémentaires, des contrats de durée limitée, du travail sur appel. Si le contrat de travail n'est plus signé avec une telle entreprise, mais avec un fonds commun de personnel, qui irait travailler aux endroits qui en auraient besoin, on pourrait stabiliser l'emploi tout en faisant varier le degré d'occupation dans les firmes.»

5. Pierre Gilliand, Politique sociale en Suisse. Introduction, Réalités sociales, 1988, p. 137.

6. OFS, Recensement 2000: population active en nette augmentation, 6 juin 2003.

7. Le Monde du 22-23 juin 2003 cite les résultats d'une enquête sur les fonds de pension au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, au Canada et aux Pays-Bas, tous pays où ces fonds sont très développés, comme en Suisse: «Les difficultés rencontrées par les fonds de pension vont avoir des conséquences directes pour les salariés. Les cotisations pour la retraite ont été augmentées dans 44 % des entreprises, et, dans la moitié des cas, des plans de retraite moins avantageux ont été mis en place. Des chiffres qui rappellent que le système par capitalisation n'est pas la panacée, lorsque la Bourse traverse une crise durable...»

8. Hanspeter Stamm et Markus Lamprecht, «La prévoyance vieillesse analysée à l'aide des données de l'enquête de 1998 sur le revenu et la consommation», Infosocial, avril 2003, N° 8, numéro de commande: 300-9908, pp. 21-22.

9. OFS, Scénarios de l'évolution démographique de la Suisse 2000-2060, avril 2001.

10. Le Monde, 17 juin 2003.

11. Le Monde, 13 mai 2003.

12. Le Monde, 17 juin 2003.

13. Aymo Brunetti et Boris A. Zürcher, Das tiefe Wachstum der Schweizer Arbeitsproduktivität, Berne, seco, 2003.

14. Libération, 11 juin 2003.

15. L'ensemble de ce matériel est disponible sur Internet: http://www.bsv.admin.ch/aktuell/presse/petersinsel/f/index.htm

16. Volkswirtschaftliche Auswirkungen verschiedener Demographieszenarien und Varianten zur langfristigen Finanzierung der Alterssicherung in der Schweiz, OFAS, 2003.

17. Besoins de financement de l'AVS (PC comprises), OFAS, 2003.

18. Le Monde, 19 juin 2003.

1. Evolution démographique 1950-2040

Part en % des tranches d'âge par rapport au total de la population

Tranches d'âges
1950
1970
2000
2020
2040
Moins de 15 ans
23,5
23,7
17,3
14,3
15.1
15-64 ans
67,1
,65,1
67,3
65,7
60,7
Plus de 64 ans
9,4
11,2
15,4
20,0
24,2
Source: OFS, Deux siècles d'histoire démographique suisse. Album graphique de la période 1860-2050, 1998, pour la partie rétrospective et OFS, Scénarios de l'évolution démographique de la Suisse 2000-2060, avril 2001, pour la partie prospective.
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2. Population active
Part en % de la population active, occupée ou sans emploi, parmi le total de la population et de des catégories particulières de celle-ci
En %
1970*
1980*
1990
2000
Total
47,8
48,6
53,2
54,2
Total 15-64 ans
70,0
70,7
76,2
78,9
Hommes
63,9
63,4
65,4
61,8
Hommes 15-64 ans
91,8
89,9
90,7
87,5
Femmes
32,1
34,4
41,3
46,8
Femmes 15-64 ans
48,1
51,4
61,2
70,2

*En 1970 et 1980, la durée minimale de travail considérée était de 6 heures par semaine. Dès 1990, la durée minimale est de 1 heure par semaine, selon la norme internationale.

Source: OFS, Population active en nette augmentation, juin 2003, et données directement fournies par l'OFS.

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3. La part du PIB consacré aux retraites (I): 1950-2000
Suisse (part du PIB)
1950
1970
2001
dif. 2001-1950
AVS*
0,86 %
2,93 %
6,84 %
+5,98 pt
AVS + PC*
0,86 %
3,19 %
7,39 %
+6,53 pt
Vieillesse**
2,12 %
4,47 %
11,61 %
+9,49 pt
* Il s'agit des dépenses par régime. Sont donc inclus, d'une part, les prestations survivants (rentes de veuves) et les frais administratifs, forts limités dans le cadre de l'AVS.

** Il s'agit de toutes les prestations vieillesse. Sont inclues celles de l'AVS, des PC et du 2e pilier. Par contre les frais ne sont pas compris, ni les prestations liées à la survie. Pour indication, celles-ci s'élevaient, tous régimes confondus, à 1,61 % du PIB en 2001

.Source: OFS, Forte croissance des dépenses sociales en 2001, 13 juin 2003

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4. La part du PIB consacré aux retraites (II): 2001-2040
Projections
20011
2025
2040
dif. 2040-2001
AVS et PC 2
7,2 %
9,8 %
10,8 %
+ 3,6 pt
Estimation vieillesse I 3
11,4 %
15,4 %
17 %
+5,6pt
Estimation vieillesse II 4
11,4 %
18,4 %
20,3 %
+ 8,9 pt
1. Données observées.
2. Projections de l'OFAS.
3. En supposant que le rapport reste le même, soit vieillesse = 157 % de (AVS + PC).
4. Montée en puissance du 2e pilier, ou de prestations équivalentes servies par une autre assurance.

Le chiffre pour 2025 de cette ligne est obtenu par la formule suivante: [7,2 + (11,4-7,2) x 1,5] x 9,8 / 7,2 = 18,4.

Le multiplicateur retenu pour la part des prestations émanant du 2e pilier (ou d'une autre assurance assurant des prestations équivalentes) est largement arbitraire, faute de données disponibles, à notre connaissance, à ce sujet.

a.Il ne semble pas exister de statistique systématique indiquant la part des rentiers AVS actuels qui touchent également une rente prévoyance professionnelle (PP), bien que l'OFAS le demande depuis une dizaine d'années, en vain. Un exemple de plus de l'obscurité régnant dans ce domaine, conséquence directe de la conception même du système des trois piliers, et qui rend très difficile un débat démocratique sur l'avenir du système de retraite en Suisse. Mais, pour Christiane Brunner, présidente du Parti socialiste suisse, «entre le 2e pilier et l'AVS, nous avons un bon système, malgré quelques failles»(Le Temps, 23 juin 2003). Sur la base de l'Enquête sur les revenus et la consommation de 1998, qui inclut 1396 ménages préretraités ou retraités, Stamm et Lamprecht (cf. op. cit, p. 19, note 8 de l'article) ont calculé qu'environ 65 % des jeunes retraités (moins de 75 ans) touchent une rente d'un 2e pilier, contre près de 53 % parmi la vieille génération de rentiers. Ces proportions varient évidemment avec le revenu: moins de 20 % des 20 % de retraités disposant des plus bas revenus ont un 2e pilier, contre 80 % des 20 % de rentiers les plus aisés.

b.En 2000, il y avait 1 515 954 rentiers vieillesse AVS, avec quelque 1 201 000 rentes servies en Suisse et 347 000 rentes servies à l'étranger (en majorité à des travailleurs immigrés retournés dans leur pays). Bien entendu, les personnes ayant exercé une activité indépendante, mais également les personnes n'ayant pas eu d'activité lucrative, ont droit à l'AVS. La même année, il y avait 412 446 rentiers vieillesse PP. Une partie de ces rentes correspondent, dans les faits, à des rentes de couple: un salaire faisait vivre une famille, alors que, dans l'AVS, les rentes de couples sont comptées pour 2 (et elles ont été supprimées depuis 2001). Les indépendants et les personnes sans activité lucrative ne sont bien entendu pas soumis à la LPP. Il en va de même pour les personnes touchant de bas salaires, compte tenu du montant de coordination. Enfin, une partie des bénéficiaires, non comptabilisée parmi les rentiers, retire son avoir vieillesse sous forme de capital: 31 060 en 2000. Cet ordre de grandeur se retrouve les autres années, mais il n'existe pas de décompte du total des bénéficiaires du 2e pilier ayant retiré leur avoir vieillesse sous forme de capital et encore en vie.

c. En 1996, l'OFAS a publié son Rapport sur les perspectives de financement des assurances sociales(IDA FiSo). Ce rapport contient notamment des estimations des dépenses AVS et PP à l'horizon 2025. En francs constants (1995), ce rapport estime que les dépenses de l'AVS vont être multipliées par 1,7. Pour la prévoyance professionnelle, le calcul n'est établi que pour la partie obligatoire de la prévoyance professionnelle, toutes prestations confondues. IDA Fiso évalue en 2000 ces dépenses à 2,292 milliards de francs (valeur 1995), alors que le total des rentes PP versées en 2000 (partie surobligatoire comprise) a dépassé les 16,2 milliards de francs (valeur courante). Pour 2025, IDA FiSo estime les dépenses de la part obligatoire de la PP à 12,196 milliards de fr. (valeur 1995), soit 5,32 fois plus qu'en 2000. Cependant, la croissance des cotisations est, elle, nettement moins forte, puisque la prévoyance professionnelle est en phase d'accumulation: elles passeraient (toujours pour la part obligatoire et en fr. de 1995) de 12,771 milliards de fr. en 2000 à 15,410 milliards en 2025, soit une multiplication par 1,2 seulement. Or ce dernier chiffre devrait être plus proche de la mesure de l'effort supplémentaire de financement à fournir dans les années à venir pour garantir les prestations de la prévoyance professionnelle. Dans ce cas, le rapport entre la PP d'une part, et l'AVS et les PC d'autre part, aurait donc tendance à décroître, contrairement aux hypothèses retenues pour vieillesse I (stabilité de ce rapport) ou vieillesse II (augmentation de ce rapport). Il n'est donc pas déraisonnable de considérer notre estimation vieillesse II comme large et incluant une marge pour une amélioration globale de la couverture vieillesse.

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5. Cotisations salariales supplémentaires, en %, pour le financement des retraites
2025
2040
AVS et PC
4,3
6
Vieillesse I
6,7
9,33
Vieillesse II
11,7
14,8
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6. Salaire disponible en 2040 (I)

Hypothèse: salaires en 2001 = 100 ; hausse réelle annuelle des salaires de 1 %.

Salaire disponible
Taux annuel de croissance
Sans financement sup. des retraites
149
1 %
AVS et PC
143
0,89 %
Vieillesse I
139,7
0,84 %
Vieillesse II
134,2
0,74 %
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7. Salaire disponible en 2025 et 2040 (II)
Hypothèse: salaires 2001 = 100 ; hausse réelle annuelle des salaires de 1,4 %.
2025
2040

Salaire
disponible

Taux de
croissance

Salaire
disponible

Taux de
croissance

Sans financement des retraites
141
1,4
174
1,4
Vieillesse I
134,3
1,19
164,7
1,25
Vieillesse II
129,3
1,03
159,2
1,17
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8. France: salaires, retraites et profits, 1982-2040
En % de la valeur ajoutée.
1982
2002
2040
Salaires
72,0
64,0
72,0
Nets
64,5
52,0
53,5
Retraites
7,5
12,0
18,5
Profit
28,0
36,0
28,0
Investi
20,0
20,0
20,0
Non investi
8,0
16,0
8,0
Michel Husson, Vieillissement et élargissement, mai 2003

 

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