N°9 - 2002

¡ Que se vayan todos !
Le peuple d’Argentine se soulève
par
François Chesnais

et Jean-Philippe Divès

Nautilus, 2002, 230 p.

L' argentine ne fait plus la une des médias. Dans la presse économique, seuls l'intransigeance du FMI et l'ampleur de la crise économique s'affichent:«L'Argentine a clôturé en juin son quinzième trimestre consécutif de récession, du jamais vu depuis le début du XXe siècle. Ce nouveau repli de 13,6 % de l'activité au deuxième trimestre sera suivi de chiffres tout aussi désastreux d'ici à la fin de l'année.» Et«la classe politique argentine [est]incapable d'élaborer un plan de sortie de crise» (Le Figaro, 21-22 septembre 2002).

L'énergie du gouvernement du président Eduardo Duhalde est mobilisée par l'échéance électorale de mars 2003. Ce qui pousse le député national d'extrême gauche, Luis Zamora - représentant du mouvement Autodétermination et Liberté (AyL) et bien placé dans les sondages électoraux - à s'exclamer:«Duhalde, aujourd'hui, dit au peuple d'Argentine: «Nous restons tous», et pour le reste je ne peux rien dire.» (La Nacion, 22 septembre 2002) Zamora poursuit:«On n'a jamais rien vu de pareil, à un moment où la faim s'étend dans tout le pays, où la police assassine des jeunes, où Estela Carlotto [présidente des Grands-Mères de la place de Mai],une des personnes les plus estimées du pays, est victime d'un attentat, le président convoque des élections pour ne changer absolument rien du tout.»

C'est dans ce contexte que, le 30 août 2002, Zamora, Elisa Carrio, la députée catholique de l'ARI (Alliance pour une République d'égaux), et le dirigeant de la CTA (Centrale des travailleurs argentins) Victor de Gennaro appellent à manifester sur le mot d'ordre: «Que se vayan todos» («Qu'ils s'en aillent tous»). Le 20 septembre 2002, ce slogan des journées révolutionnaires du 19-20 décembre 2001 sert, à nouveau, de point de ralliement aux manifestants réunis, cette fois, par AyL, les partis de la gauche radicale, la CTA, des assemblées populaires (de quartier), des secteurs depiqueteros. La revendication d'une Assemblée constituante y est aussi avancée. Voilà une des ripostes adressées à ceux qui, dans le parti péroniste ou le parti radical, rêvent de voir le slogan de décembre 2001 remplacé par: «Ici, rien ne s'est passé».

L a société argentine - où le statut salarial était très majoritaire - subit le rude choc d'un «coup économique». Sous cette contrainte, se poursuivent de multiples initiatives d'auto-organisation. Elles traduisent: la protestation liée à l'affirmation de droits (au travail, au logement, à la santé, à l'alimentation, à l'éducation") ; l'urgence de la solidarité de survie (troc, cantines et jardins populaires") ; la négociation avec les institutions provinciales, locales, les partis ainsi que l'Eglise pour l'obtention d'aides ; et le rejet simultané des institutions politiques. Des tensions centrifuges existent, logiquement, entre ces diverses actions. Ne serait-ce que parce qu'elles se calent, en partie, sur des structures inscrites dans un espace territorial - quartier, villes -  où négociations et luttes s'entremêlent.

P our comprendre l'insoumission du peuple argentin, l'ouvrage au titre toujours actuel -Que se vayan todos ! - de François Chesnais et Jean-Philippe Divès est indispensable.

Les auteurs replacent le processus enclenché en décembre 2001 dans le cadre de l'épuisement de deux cycles historiques: celui qui a conduit, sous Menem, à l'extinction de la tentative«d'industrialisation autocentrée» et a précipité l'Argentine dans la«recolonisation» par le capital impérialiste ; et celui qui «s'est achevé au cours des journées de décembre 2001 et [qui] concerne les rapports très complexes que la classe ouvrière et les masses populaires urbaines ont entretenus pendant cinquante ans avec la variante bourgeoise du nationalisme bourgeois populiste latino-américain représenté par le péronisme» (p. 66). A ce propos, les auteurs soulignent que «l'histoire de la classe ouvrière argentine ne s'identifie pas avec le péronisme: elle commence avant lui», puis«elle subit successivement l'influence du castrisme et du trotskysme» (p. 78). Reste que«la domination de syndicats intégrés au principal parti politique capitaliste (le parti péroniste) rend le terme «mouvement ouvrier» difficile à cerner dans le cas argentin. Elle explique pour une part la difficulté à formuler une issue politique à la crise actuelle» (p. 85).

En mettant en perspective l'actualité, les auteurs permettent de saisir les racines du «soulèvement du peuple argentin» et les obstacles que rencontre le cours d'une rébellion «dont les traits sont largement sinon absolument nouveaux» (p. 205).

Ainsi, le chapitre consacré aux relations entre le FMI et l'Argentine permet de saisir l'émergence d'un«Etat spoliateur et de pure répression, associé au capital étranger, travaillant sous ses ordres et de plus en plus perçu comme tel par le peuple argentin. Tel est la base objective, matérielle, du cri «qu'ils s'en aillent tous» (p. 142). Un cri qui exprime«la tendance à l'autonomisation des mouvements populaires vis-à-vis de l'Etat et de ses institutions» (p. 173).

Ce thème de l'autonomie est au centre de l'attention des auteurs. L'histoire du mouvementpiqueteros (ceux et celles qui participent à unpiquete: barricade coupant une route), des assemblées de quartier (de voisins) comme des courants syndicaux échappant aux appareils bureaucratiques vise à tracer, à la fois, les facteurs constitutifs de leur autonomie et les difficultés auxquelles ils se heurtent. Une question cruciale est posée: celle de la dialectique entre l'auto-organisation - et, pourrait-on ajouter, le local comme base de repli et d'ancrage des solidarités utiles à la survie - et une nécessaire centralisation politique qui«n'étouffe pas, mais démultiplie au contraire les forces de l'auto-organisation» (p. 174).

«Le peuple argentin oscille depuis décembre 2001 entre l'effroi et l'espoir.» Il fait face à la«nécessité de prendre en main la survie quotidienne puisque «le marché» aussi bien que l'Etat n'y pourvoient plus» (p. 205). Toutefois, le «mouvement en cours continue de manquer d'une expression politique organisée» (p. 222).

Que se vayan todos ! décrit, analyse et, aussi, pose des questions. Il permet de délibérer sur«la possible ré-institution d'une société».

C.-A. Udry  

 

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