N°9 - 2002

«Qu'est-ce que le socialisme-à-partir-d'en-bas ?» (V)

La devanture «révisionniste»

Nous publions ici la suite de l'étude de Hal Draper intitulée Le socialisme à partir d'en-bas ou Les deux âmes du socialisme (voir www.alencontre.org, rubrique archives). Ce chapitre est consacré, pour l'essentiel, au décryptage de l'úuvre de Eduard Bernstein (1850-1932) à partir de la ligne de partage introduite par Hal Draper entre les tenants d'un socialisme par en haut - qui se calent sur les institutions de l'Etat capitaliste et sur des structures organisationnelles des salarié·e·s en syntonie avec ce projet - et les partisans du socialisme à partir d'en bas qui misent sur «l'autoactivité des masses» et un processus de conscience et d'organisation qui rendent possible une rupture avec les diverses facettes de la domination bourgeoise.

Eduard Bernstein s'est approché du marxisme en 1878-1879, après avoir lu l'Anti-Dühring d'Engels. Il travaillait alors, à Lugano, comme secrétaire du philanthrope social-démocrate allemand Karl Höchberg. En 1879, il participa à la rédaction d'un article dans la revue de ce dernier, l'alors célèbre Jahrbuch für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik. Cet article, Rücklibke auf die sozialistische Bewegung in Deutschland (Rétrospective sur le mouvement socialiste en Allemagne) laissait entrevoir une adhésion à une version libérale du socialisme. Ce qui lui valut une critique de Marx et Engels (Lettre adressée à Bebel, Liebknecht etc. de septembre 1879). Par la suite, durant quelque 15 ans, Eduard Bernstein fit montre «d'orthodoxie» ; celle-ci reposait toutefois sur l'idée d'un socialisme produit par les «lois de développement du capitalisme».

En 1895-1896, il opére un tournant, clairement perceptible dans sa postface à l'ouvrage de Louis Héritier sur la Révolution de 1848 en France. L'approche de Bernstein se situe à l'opposé de l'ouvrage de MarxLes luttes de classe en France, 1848-1850. Sur le fond, Bernstein condamne tout mouvement revendicatif qui heurte la bourgeoisie libérale. On trouve là les éléments constitutifs de son ouvrage de référence, datant de 1899: Les présupposés du socialisme et les devoirs de la social-démocratie. Des extraits des textes des auteurs qu'analyse Hal Draper dans son essai seront reproduits dans la brochure que nous publierons. - Réd.

Hal Draper

Eduard Bernstein, le théoricien du «révisionnisme» social-démocrate, a puisé son inspiration dans le fabianisme dont il avait subi la forte influence au cours de son exil à Londres 1. Il n'a pas inventé la politique réformiste en 1896. Il devint simplement son porte-parole théorique. La direction bureaucratique du Parti social-démocrate allemand n'avait pas de prédilection pour la théorie: «On ne le dit pas, on le fait», dit-elle à Bernstein, signifiant par là que les orientations de la social-démocratie allemande avaient été dépouillées du marxisme bien avant que ses théoriciens traduisent ce changement. Bernstein n'a donc pas «révisé le marxisme». Son rôle consista à l'extirper tout en prétendant en élaguer les grosses branches desséchées. Les fabiens ne ressentaient pas le besoin de s'embarrasser de tels prétextes ; mais, en Allemagne, il était impossible de détruire le marxisme par un assaut frontal. Le retour au «socialisme à partir d'en haut» (die alte Scheisse - «la vieille gadoue»2) devait être exposé comme une «modernisation», une «révision».

Avant tout, au même titre que les fabiens, le «révisionnisme» avait extrait son socialisme du processus inéluctable de collectivisation du capitalisme en tant que tel. Il envisageait le mouvement en direction du socialisme comme résultant de la somme des tendances collectivistes inhérentes au capitalisme. Il comptait sur «l'auto-socialisation» du capitalisme par en haut qui s'opérerait au travers des institutions de l'Etat existant. L'identité entre étatisation et socialisme n'est pas une invention du stalinisme ; elle a été systématisée par le courant fabien-révisionniste-socialiste-étatiste du réformisme social-démocrate.

La plupart des découvertes actuelles qui déclarent que le socialisme est obsolète, parce que le capitalisme n'existe plus vraiment 3, peuvent déjà être décelées chez Bernstein. Il était «absurde» de caractériser l'Allemagne de Weimar 4 comme capitaliste, disait-il, cela à cause des contrôles exercés sur les capitalistes. Il en découle, selon une approche à la Bernstein, que l'Etat nazi était encore plus anticapitaliste que les nazis ne cherchaient à le vendre...

La conversion du socialisme en un collectivisme bureaucratique est déjà implicite dans les attaques portées par Bernstein contre la démocratie ouvrière. En dénigrant l'idée du contrôle ouvrier sur l'industrie, Bernstein prolonge sa redéfinition de la démocratie. Est-ce «le gouvernement par le peuple» ? Il récuse ce principe à l'avantage d'une définition en négatif: «l'absence d'un gouvernement de classe». Dès lors, la perspective même de démocratie ouvrière comme étant une condition sine qua non du socialisme est balayée avec autant d'efficacité que les rusées redéfinitions de la démocratie, usuelles dans les Académies communistes [staliniennes]. Ici, même la liberté politique et les institutions représentatives sont délaissées: un résultat théorique d'autant plus impressionnant que Bernstein lui-même n'était pas, au plan personnel, un adversaire de la démocratie comme l'étaient Lassalle ou Shaw 5. C'est la théorie du socialisme par en haut qui exige de telles formulations. Bernstein est le théoricien social-démocrate principal non seulement de l'identité étatisation-socialisme, mais aussi de la séparation entre le socialisme et la démocratie ouvrière.

Dès lors, il était logique que Bernstein doive en arriver à la conclusion selon laquelle l'hostilité de Marx à l'Etat relevait d'un «anarchisme» et que Lassalle était dans le juste en comptant sur l'Etat afin de mettre en úuvre le socialisme. «La différence entre l'Etat présent et l'ensemble des institutions administratives dans un avenir prévisible ne sera qu'une question de degré», écrivait Bernstein ; le «dépérissement» de l'Etat n'est rien d'autre que de l'utopisme, même sous le socialisme. Par contre, Bernstein, lui, a beaucoup de sens pratique. Par exemple, lorsque l'Etat du Kaiser, loin de dépérir, se lance dans la ruée impérialiste vers les colonies, Bernstein se manifeste promptement en faveur du colonialisme et du «fardeau de l'homme blanc» 6: «Seul peut être reconnu un droit conditionnel des sauvages sur la terre qu'ils occupent ; en définitive, la civilisation supérieure peut revendiquer un droit prééminent.»

Bernstein a opposé sa propre conception de la voie au socialisme à celle de Marx. Cette dernière «donne l'image d'une armée. Elle s'élance en serpentant entre les maquis et les éboulis... Finalement, elle arrive au bord d'un gouffre profond. De l'autre côté se dresse l'attrayant but désiré: l'Etat à venir, qui ne peut être rejoint que par la mer, une mer Rouge comme certains l'ont dit.» Au contraire, la conception de Bernstein n'était pas rouge mais rose: la lutte des classes s'adoucit jusqu'à l'harmonie alors qu'un Etat bienfaiteur transforme gentiment la bourgeoisie en de bons bureaucrates. Cela ne s'est pas produit de cette façon. La social-démocratie bernsteinisée a d'abord fusillé la gauche révolutionnaire en 1919 7 et, ensuite, en rétablissant la bourgeoisie - qui ne s'était pas encore reconstituée - et les militaires au pouvoir, elle a contribué à jeter l'Allemagne dans les mains des fascistes.

Si Bernstein fut le théoricien de l'identification du collectivisme bureaucratique avec le socialisme, ce fut alors son adversaire d'extrême gauche dans le mouvement ouvrier allemand qui devint le principal porte-parole au sein de la IIe Internationale d'un socialisme-à-partir-d'en-bas révolutionnaire-démocratique. C'était Rosa Luxemburg qui, avec tant d'énergie, a placé sa foi et son espérance dans le combat spontané d'une classe ouvrière libre, à tel point que les faiseurs de mythes ont fabriqué à son sujet une «théorie de la spontanéité» qu'elle n'a jamais défendue, une théorie dans laquelle est opposée «spontanéité» à «direction».

Dans son propre mouvement, Rosa Luxemburg s'est battue fermement contre les élitistes «révolutionnaires» qui redécouvraient la théorie de la dictature pédagogique sur les ouvriers (qui est redécouverte par chaque génération comme la toute dernière nouveauté). Elle a dû écrire: «Sans la volonté consciente et l'action consciente de la majorité du prolétariat, il ne peut y avoir aucun socialisme... [Nous] n'endosserons jamais un pouvoir gouvernemental hormis par la volonté claire et sans ambiguïté de la vaste majorité de la classe ouvrière allemande.» Et son célèbre aphorisme: «Les erreurs commises par un mouvement ouvrier authentiquement révolutionnaire sont beaucoup plus fructueuses et utiles historiquement que l'infaillibilité du meilleur des comités centraux.»

Rosa Luxemburg contre Eduard Bernstein: voilà le chapitre allemand de cette histoire [des deux âmes du socialisme].

1. Bernstein résida à Londres de 1888 à 1901. Antérieurement, il habitait à Zurich. Il s'était vu confier dès 1881 la direction du journal du parti, Der Sozialdemokrat. Dès le 21 octobre 1878 étaient entrées en vigueur, dans l'empire allemand, les «lois contre les visées périlleuses de la social-démocratie». Ces lois seront prorogées jusqu'en janvier 1990.

2. Hal Draper utilise cette formule en faisant référence, avec ironie, aux polémiques que Bernstein avait fait paraître dans Die Neue Zeit en 1893 contre les «socialistes académiques et d'Etat» de l'école de Lujo (Ludwig Josef) Brentano. La formule «alte Scheisse» se retrouve à diverses reprises dans un écrit de jeunesse de Marx et d'Engels, L'Idéologie allemande. «Ce développement des forces productives (qui implique déjà que l'existence empirique actuelle des hommes se déroule sur le plan de l'histoire mondiale au lieu de se dérouler sur celui de la vie locale) est une condition pratique préalable absolument indispensable, car, sans lui, c'est la pénurie qui deviendrait générale, et, avec le besoin, c'est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l'on retomberait fatalement dans la vieille même gadoue» (p. 64, Editions sociales, 1968). Marx utilise aussi cette formule par rapport à la nécessaire «transformation massive des hommes», à leur «conscience communiste» afin que la révolution permette «à la classe qui renverse l'autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder une société sur des bases nouvelles» (p. 68).

3. Le texte de Hal Draper, dont la dernière version date de 1966, a été écrit dans une atmosphère où la social-démocratie, dans ses programmes de Bade Godesberg en Allemagne ou de Winterthour en Suisse, 1958-1959, annonçait que l'Etat social (aujourd'hui qualifié fallacieusement d'Etat providence) et l'élargissement du secteur public conduisaient, avec une quasi-automaticité, au socialisme.

4. République de Weimar (1919-1933). Après l'écrasement du mouvement révolutionnaire qui avait pris son essor de novembre 1918 au début de janvier 1919, les institutions de la République de Weimar - Etat capitaliste - assureront, sous direction social-démocrate, la permanence du pouvoir bourgeois. Les institutions weimariennes seront de 1919 à juin-octobre 1923, à diverses occasions, proposées comme seule «alternative démocratique» aux structures conseillistes (conseils ouvriers et de soldats).

5. Voir à l'encontre n° 8, «La social-démocratie à l'ombre de l'Etat», disponible sur le site www.alencontre.org, rubrique Archives.

6. Le célèbre poème de l'écrivain Rudyard Kipling (1865-1936, prix Nobel en 1907) est paru en février 1899, dans McLure's Magazine, à un moment critique de l'expansion coloniale de l'Occident:«Take up the White Man's burden / The savage wars of peace / Fill full the mouth of Famine / And bid the sickness cease.» «Assumez le fardeau de l'homme blanc / Les sauvages guerres de la paix / Nourrissez la bouche de la famine / Et faites que cesse la misère.» Cette référence indirecte à Kipling renvoie, entre autres, aux multiples débats au sein de la social-démocratie portant sur l'émergence de l'impérialisme et la nouvelle «politique mondiale» qui en découlait. Les affrontements interimpérialistes (Grande-Bretagne, France et Allemagne) s'exacerbaient. Ainsi, Karl Kautsky, le pape du SPD, écrit à ce propos: «En lieu et place d'une exaltation d'une période de paix commerciale s'affirme une expansion plus énergique ; à la place d'une cure doucereuse pour sauver les âmes des nègres de l'Afrique s'affirme la préoccupation d'obtenir le plus vite possible une répartition des sphères d'influence ; en lieu et place de la poésie lyrique d'un Tennyson [1809-1892]s'affirme la poésie de caserne de Rudyard Kipling.» Pour le mouvement ouvrier européen, il s'agissait de déterminer, en quelque sorte, sa «politique extérieure».

7. En novembre 1918, Rosa Luxemburg est libérée de sa prison de Breslau. La social-démocratie au pouvoir et la contre-révolution réclament sa tête. Le 1er janvier 1919, la gauche révolutionnaire se constitue en Parti communiste qui ne dispose pas des forces et de la qualité pour faire face à la situation. Il se lance dans l'aventure le 5 janvier. La répression tombera. Le gouvernement social-démocrate Ebert-Scheiddemann placarde le 9 janvier une affiche: «Sous peu, Berlin sera délivrée de cette canaille sanguinaire». Le 10-11 janvier, la bataille rangée se termine par un massacre. Le 15 janvier, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg seront arrêtés, puis assassinés. A l'époque même, l'historien socialiste français Charles Andler écrivait: «Ainsi triompha la République bourgeoise en Allemagne.» (Charles Andler, La décomposition politique du socialisme allemand 1914-1919, Paris, 1919, p. 249-253).

 

Haut de page


Case postale 120, 1000 Lausanne 20
fax +4121 621 89 88
Abonnement annuel: 50.-
étudiants, AVS, chômeurs: 40.- (ou moins sur demande)
abonnement de soutien dès 75.-
ccp 10-25669-5