N°9 - 2002

Multiplier par deux la couverture assurée par la Garantie contre les risques à l'exportation (GRE)

La «mentalité-casco» du patronat exportateur

Le patronat helvétique fait pression pour une extension massive du champ d'intervention de la Garantie contre les risques à l'exportation (GRE). Le président de Swissmem, l'association patronale de l'industrie des machines, le conseiller national radical Johann N. Schneider, a déposé une motion parlementaire dans ce sens fin 2000. Le Département fédéral de l'économie de Pascal Couchepin planche actuellement sur la question. C'est l'occasion de revenir sur le rôle de la GRE, et sur ce que cela révèle à propos du fonctionnement du capitalisme helvétique, au moment où les vocables «libéralisation» et «désengagement de l'Etat» sont sur presque toutes les lèvres de la droite comme de la gauche gouvernementales.

Dario Lopreno

Un professeur d'université, conservateur, définissait ainsi la Garantie contre les risques à l'exportation (GRE) 1: «La garantie des risques à l'exportation, créée durant les années de la grande crise, prévoit la couverture, par la Confédération, des pertes qui pourraient provenir d'un retard ou d'un défaut de paiement. C'est une assurance dont les prestations sont accessibles moyennant une prime. Les risques sont couverts jusqu'à concurrence de 85 à 95 %. En principe, seuls les contrats passés avec, ou garantis par des corporations de droit public étrangères sont recevables. En plus des risques de transfert et ducroire (solvabilité du débiteur), la couverture s'étend aussi au risque de change, moyennant une prime supplémentaire. La garantie des risques à l'exportation est un argument très important pour l'octroi de crédits à l'exportation. Grâce à cette institution, l'exportateur est plus facilement en mesure d'obtenir une avance auprès d'une banque suisse, en faveur du client étranger. En effet, la banque possède ainsi une sécurité pour le cas où le remboursement ne pourrait s'effectuer.»

Le professeur en question nous explique ainsi, sans détour, que la GRE est une «assurance» contre les risques économiques (avec un maximum de couverture de 95 %) courus par les exportateurs privés de biens, de services ou de capitaux. L'auteur, l'économiste fribourgeois et futur conseiller fédéral Joseph Deiss, manifeste son dévouement envers la Confédération en omettant de préciser que les déficits - structurels - de la GRE sont de tout temps couverts par la Confédération, autrement dit par les pouvoirs publics2, soit les contribuables. En résumé, et pour reprendre l'expression du grand patronat helvétique, celui qui se bat pour un «ordre politique» néolibéral, la GRE relève d'une «complète mentalité-casco» 3: le genre de comportement économique qui ne souffre pas de courir le moindre risque et qui, pour cela, se fait garantir ses risques privés par les impôts fédéraux.

Qu'est-ce que la GRE ?

La GRE est une «assurance publique des crédits à l'exportation»qui a été fondée en 19344après les déboires de la grande crise économique des années 30, dans le but officiel «de lutter contre le chômage». Elle doit s'autofinancer à long terme par des primes calculées en fonction du risque. Membre de l'Union de Berne5, la GRE a pour but d'aider les entreprises suisses exportatrices de biens, de services ou d'investissements, en leur facilitant «la conclusion de contrats à l'étranger lorsque les difficultés de recouvrement sont à craindre en raison de la situation politiquement et économiquement instable dans les pays»où elles interviennent. Il s'agit de décharger «ainsi l'exportateur de certains risques encourus». Formellement, la GRE est un fonds institué par la Confédération, qui lui accorde des avances à intérêt, mais qui est financièrement indépendant, et dont les recettes et dépenses ne figurent donc pas dans le compte financier de la Confédération. La GRE doit tenir compte, dans ses interventions, des principes officiels en matière de politique d'aide au développement, de droits de l'homme et de protection de l'environnement, ce qui ne semble pas lui poser de bien graves problèmes. L'un des principes énoncés par la charte de la GRE est l'«information et[la] transparence», principe impliquant assez peu de chose, dans la mesure où cette institution est parfaitement inconnue du «public».

Du point de vue de la «libre» concurrence internationale, c'est l'«Arran'gement sur les crédits à l'exportation» de l'Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) qui est en vigueur. Cet Arrangement détermine des normes d'harmonisation des garanties étatiques à l'exportation, des primes minimales pour que les Etats puissent offrir ces prestations, etc.6. Le premier chapitre de l'Arrangement explique qu'il «vise à encourager une concurrence entre exportateurs des pays de l'OCDE qui soit fondée sur la qualité et le prix des biens et des produits exportés plutôt que sur les conditions les plus favorables qui bénéficient d'un soutien public». Ce qui pourrait paraître extraordinaire à un quelconque Candide débarquant dans l'univers de la GRE c'est que, de cette manière, l'aide étatique massive à l'exportation est justifiée... au nom du combat contre le soutien du secteur public à l'exportation !

Assurance «tous risques»...

L'objet de la GRE consiste dans la couverture des risques des prestations exportées suivantes: biens de consommation et d'équipement ; travaux de construction, d'ingénierie et de conseil ; contrats de licence et de savoir-faire ; entreposage de marchandises à l'étran'ger ; garanties diverses d'acompte ou d'exécution de financements. Ces prestations doivent comporter une part significative - mais très variable - de valeur ajoutée créée en Suisse. C'est ce qui permet à la GRE de se nommer, en sous-titre, garantie «en faveur des emplois en Suisse».

Les risques couverts par la GRE sont de plusieurs types7:

•   politiques: pertes de l'exportateur suisse dues à des guerres, révolutions ou émeutes dans le pays concerné, empêchant l'acheteur d'exécuter ses obligations ;

•   transfert: mesure gouvernementale sur le marché de la monnaie ou difficultés financières d'un pays amenant un accord international de rééchelonnement des dettes, empêchant l'acheteur de s'exécuter (rééchelonnement négocié dans le cadre du Club de Paris) 8 ;

•   ducroire: terme désignant l'insolvabilité ou le refus de paiement de l'acheteur, pour autant qu'il s'agisse de risques face aux institutions de droit public, ou de droit privé mais à capitaux majoritairement publics, face aux collectivités remplissant des fonctions publiques et face à un certain nombre de banques agréées par la GRE, ainsi que, dans certains cas exceptionnels, face à des acteurs privés qui auraient fourni préalablement des sûretés d'un garant agréé par la GRE ;

•   monétaire: pertes découlant du refinancement d'un crédit en monnaie étrangère ou découlant de transactions faisant suite à un sinistre couvert par la garantie (ce risque n'est plus couvert depuis la fin des années 80) ;

•   «fabrication»: défaut de paiement provenant de l'impossibilité d'effectuer la livraison du bien, du service ou de l'investissement, due à l'augmentation a posteriori des risques mentionnés ci-dessus ou au défaut de moyens de transports à l'étranger.

Les valeurs et durées des contrats garantis varient en fonction des pays (classés sur une échelle de risques allant de 1 à 7), de la valeur du contrat lui-même, de sa durée, des biens concernés, de l'existence de risques spécifiques supplémentaires et de l'importance de la part des engagements de la GRE dans un pays par rapport aux engagements totaux9. Les garanties peuvent s'étaler sur plusieurs années et les remboursements, le cas échéant, commencer 3 mois après la déclaration du problème ou plusieurs mois après.

... aux frais des contribuables

Les émoluments (primes) facturés aux preneurs de garantie sont calculés sur la base, d'une part, des valeurs et durées des contrats et, d'autre part, des risques liés à la livraison de l'exportation, aux paiements intermédiaires du client et aux paiements comptants ou différés. Dans certains cas (risque d'insolvabilité), les émoluments varient en fonction de la solidité du garant du crédit sur place. Par ailleurs, si la valeur exportée est majoritairement d'origine étrangère (donc non suisse...), un supplément d'émoluments est perçu. Les valeurs garanties ne sont pas fixées a priori, l'émolument ne contient aucun frais administratif. Cela signifie que l'«autosuffisance» que doit atteindre la GRE à long terme - qui est restée jusqu'à aujourd'hui inatteignable - exclut ces frais.

A titre d'exemple, la couverture d'un investissement-exportation de 100 millions de francs, avec une couverture des risques à 95 % pour des durées situées entre 14 mois (pour les paiements intermédiaires), 18 mois (pour les risques avant livraison) et 74 mois (pour les paiements différés), dans un pays à risques moyennement élevés (niveau 4/7, comme par exemple l'Afrique du Sud, la Croatie, l'Egypte, etc.), coûterait normalement environ 2,8 millions de francs d'émoluments au total, soit 2,8 % de l'investissement total. Ce dernier chiffre est à comparer à un rendement théorique d'un tel investissement de 10-15 % (10 à 15 millions de francs). En 2001, les émoluments totaux encaissés par la GRE, c'est-à-dire les primes versées par les entreprises pour être assurées, ne se sont élevés qu'à 36 millions de francs, soit le 1,7 % des garanties accordées au cours de l'année 10.

Au vu de ce qui précède et compte tenu du fait que certaines parmi les principales multinationales de l'exportation helvétique (notamment dans les machines et l'ingénierie) ont vécu, après une longue période de taux de marges bénéficiaires élevés, trois mauvaises années, on comprendra mieux pourquoi d'importantes pressions sont faites aujourd'hui pour doubler (!) les engagements de la GRE.

L'alibi syndical

Du point de vue de sa composition, la Commission - la direction - de la GRE est un parfait produit de la «Konkordanz-Demokratie», c'est-à-dire de la politique d'intégration du mouvement syndical et de la gauche institutionnelle à l'appareil d'Etat afin de consolider leur neutralisation politique et sociale. C'est ce que nous explique le conseiller fédéral et actuel président de la Confédération Kaspar Villiger. La «Konkordanz-Demokratie»«signifie l'engagement dans les responsabilités gouvernementales des principales forces politiques et des forces les plus aptes à assumer une politique référendaire. Naturellement la formule magique doit ainsi refléter un tant soit peu et à long terme les rapports de force, ce qui n'est pas possible à court terme. C'est pourquoi il aurait été parfaitement erroné d'exclure l'un des deux partis[il s'agit des socialistes et de l'UDC, ndr] du Conseil fédéral [...]. La formule magique n'a rien de magique. Elle a toujours consisté dans un mariage de raison et non d'amour.»

Et Villiger d'ajouter que l'objectif présent de la «Konkordanz-Demokratie» est, principalement, l'insertion optimale dans la mondialisation en marche:«Seule la globalisation permet de parvenir à un état de bien-être supérieur à travers l'exportation de biens et de services» (c'est-à-dire le secteur d'intervention de la GRE). Au plan socio-politique intérieur, cette approche doit consolider le néocorporatisme, l'intégration contrôlée. Ce qu'exprimer Villiger de la sorte:«Nous ne devons pas permettre qu'il existe une société divisée en deux classes avec de perpétuels gagnants et de perpétuels perdants. Faute de quoi les perdants risquent de se révolter un jour, mettant ainsi en danger notre stabilité et la qualité de la place helvétique.»

Ce risque, hypothétique, est amplifié par les porte-parole gouvernementaux. A tel point que Villiger prétend qu'en Suisse romande et, par-ci par-là, en Suisse alémanique, «des cercles syndicaux forment à l'heure actuelle des tendances inquiétantes allant dans les directions suivantes: assez du socialisme à la Blair, combat contre les privatisations, lutte contre la nouvelle Loi sur le personnel fédéral, retour à la lutte des classes, à plus d'Etat, à plus de centralisation, à davantage d'impôts». Ce type d'envolée permet de valoriser les participants, en particulier syndicaux, à «la tant décriée Table ronde fédérale qui a pourtant connu un plein succès [1998]» 11.

Examinons, sous cet éclairage, la composition de la Commission de la GRE. Aux côtés de quatre hauts fonctionnaires de l'administration fédérale (économie, marché du travail, finances, coopération au développement) et de trois délégués du grand patronat helvétique de l'exportation (chimie, machines et association economiesuisse), siège un représentant du syndicat de l'industrie et des services FTMH12. La présence syndicale dans cette enceinte prend une valeur encore plus décorative lorsque l'on sait que, une fois la décision prise par la Commission de la GRE d'accorder une garantie, cette décision passe soit à l'administration fédérale pour mise en application, soit au Conseil fédéral pour décision dans les cas délicats13.

Encore plus de sécurité pour le patronat

Depuis dix ans, les associations patronales (dont economiesuisse, fusion, en 2000, du Vorort de l'Union suisse du commerce et de l'industrie et de la Société pour le développement de l'économie suisse) et les grands patrons helvétiques imposent avec succès un démantèlement desdits acquis sociaux. Les décisions prises lors de la Table ronde fédérale ont plus d'une fois servi de caution à l'ensemble de ces contre-réformes. Or ces mêmes patrons défendant bec et ongles l'un de leurs filets de sécurité pour le profit: la GRE.

Mieux: ils revendiquent, aujourd'hui, une extension de la GRE, par l'entremise d'un des leurs, le conseiller national radical Johann Schneider. Celui-ci a, comme second nom, Ammann: il est le patron du groupe industriel Ammann, qui réalise 70 % de son chiffre d'affaires à l'étranger, avec près de 760 millions de francs de ventes consolidées. Il est de plus président de Swissmem, l'association faîtière des constructeurs de machines, et membre du comité de l'association patronale economiesuisse.

Schneider-Ammann a proposé d'étendre la GRE à l'insolvabilité des clients privés des entreprises suisses investissant à l'étranger14 et de doubler les engagements (la ligne de crédit) de la Confédération, pour la faire passer de 8,5 milliards à 16 milliards de francs15. Si nous ajoutons à cela le fait que, l'an dernier, la Confédération s'est fendue d'un communiqué de presse pour annoncer qu'en 2000 la GRE a remboursé 100 millions à l'Etat (sic !) qui a, outre ses engagements, avancé 550 millions à la GRE16, nous comprenons mieux ce que valent les vúux de la Confédération, du patronat et de la Commission de la GRE - dont le représentant du syndicat FTMH - lorsqu'ils parlent de la nécessaire «autosuffisance» de la GRE.

Il est vrai que Florent Roduit, l'un des porte-parole de l'association patronale economiesuisse, a clairement posé le problème: 16 milliards de francs, c'est tout simplement «le montant total qu'assumeraient les caisses de l'Etat en cas de krach mondial, si toutes les affaires tombaient à l'eau» 17. Cependant, l'extension de la couverture de la GRE aux risques privés implique très probablement une augmentation des risques eux-mêmes (la probabilité d'une défaillance est plus grande que lorsqu'existe une garantie publique). Or ni Schneider, ni Roduit, ni la Confédération ne précisent si, pour couvrir ce surcroît de risque, il faudra augmenter les primes payées par les entreprises ou... transférer purement et simplement ces charges à l'Etat.

Un autre élément mérite l'intérêt. Bien que des géants multinationaux tels que ABB et Sulzer profitent largement de la GRE, cette dernière est décrite par les représentants suisses au Conseil économiques et social de l'ONU comme faisant partie «des mesures de soutien [qui] sont prises en faveur des PME» 18. Les petites et moyennes entreprises (PME) représentent une part peu importante, en valeur, des contractants de la GRE. En partie, à l'image du reste des PME, elles remplissent la fonction de sous-traitants, de facto, des grands groupes de l'industrie et des services.

Quand l'Etat passe directement à la caisse

Un certain nombre d'autres aspects de la procédure de demande de garanties doivent être mis en lumière19.

• Les garanties demandées pour certains pays sont trop risquées. Mais, «afin de permettre à l'exportateur d'obtenir une garantie malgré cela», la GRE, tout en continuant à gérer administrativement les dossiers, passe le brûlot à la Confédération (à «nos impôts»), qui supporte ainsi directement les risques lourds.

• A l'égard des pays de l'Europe de l'Est, trois enjeux majeurs modifient la pratique fédérale en matière de GRE. Premièrement, la Suisse, comme tous les Etats de l'Union européenne, désire se lancer dans la course pour la prise de contrôle de segments de ces nouveaux marchés proches et sur lesquels des normes de consommation analogues sont imposés. Deuxièmement, la majorité de ces pays souffrent trop du syndrome mafieux dans diverses sphères institutionnelles ou de l'économie dite privée. Résultat: les investissements peuvent s'avérer difficilement contrôlables, voire trop lourdement tributaires de la pot-de-vin-compatibilité. Troisièmement, les établissements bancaires des ex-pays de l'Est, qui sont derrière les «partenaires» de ces pays pour l'industrie suisse, ne sont pas assez solides ni fiables. Du coup, le fardeau de la GRE est allégé... en mettant en place une réassurance de la GRE par la Confédération pour ces pays. Et le tour est joué.

Seul un cerveau néolibéral, sachant avec précision ce que signifie l'aide de l'Etat du fait qu'il la combat à plein temps quand elle est à l'avantage des salarié·e·s, peut faire des montages aussi interventionnistes en faveur des actionnaires des grandes entreprises ou de leurs sous-traitants.

• Dans le cas des pays pauvres qui sont encore à l'index de la GRE, le niveau de risques économiques ou politiques y étant considéré comme trop élevé, une multinationale décrochant un contrat peut néanmoins obtenir une garantie directe des fonds publics. C'est-à-dire une garantie qui n'est pas assurée par les fonds publics sous statut privé de la GRE, mais par ceux de la Confédération. Dans ce cas, cette aide publique au profit privé est attribuée au nom de la coopération au développement. Comme le rappelle la Fédération vaudoise de coopération, «un franc investit dans la coopération au développement ou l'aide humanitaire rapporte à la Suisse entre 90 centimes et 1,02 franc (achats de biens et services en Suisse, emplois en Suisse, etc.)»20.

Au service des actionnaires

La GRE est donc tout simplement un instrument de politique économique mis en place par les patrons exportateurs pour minimiser les risques inhérents à leurs investissements-exportations à l'étranger. Le fait que les garanties totales (GRE, 2001) représentent 1,6 % du total des exportations suisses - mais 7,2 % des exportations vers les pays pauvres - ne contredit pas ce constat21. La GRE joue, en outre, un indiscutable rôle anticyclique de soutien des profits. Cela ressort des constats suivants22.

1° Après la grande crise économique du milieu des années soixante-dix, puis suite à la crise du début des années 80 et, enfin, juste après la récession du début des années 90, les engagements totaux de la GRE ont augmenté, apportant ainsi une aide significative aux actionnaires des entreprises exportatrices de Suisse.

2° Dans la plupart des périodes où la performance en valeur réelle des actions en Suisse a été négative (1973-1974, 1981, 1990), on enregistre une augmentation ou une reprise relative des engagements totaux de la GRE. Or l'on sait à quel point les exportations ont un rôle déterminant dans la dynamique du capitalisme helvétique.

Pour qu'une institution telle la GRE coûte le moins possible aux pays nantis et, plus spécifiquement, à leur classe dominante, il faut que les multiples programmes d'ajustement, de redressement, de restructuration, d'austérité du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale (BM) fonctionnent au mieux. Ils permettent en effet aux classes dominantes des pays du tiers-monde de dégager - au détriment des politiques sociales, d'éducation et de santé - les excédents nécessaires pour rester de «bons payeurs». A défaut de quoi, les insolvabilités et, en conséquence, les accords internationaux de rééchelonnement des dettes viennent assombrir le ciel des actionnaires-exportateurs.

Ainsi, en 2001, la GRE et la Con'fédé'ra'tion ont eu à supporter des rééchelonnements de dettes à hauteur de 560 millions de francs. C'est ce mécanisme que reflètent les propos du directeur du Bureau de la GRE: «La GRE a réussi à boucler l'exercice 2001 sur un résultat positif [...]. Cela est principalement dû au bon comportement en matière de paiements des pays débiteurs» et non à «l'évolution des primes encaissées ou des sinistres» 23.

Industrie des machines et chimie: premiers servis

Le rapport annuel 2001 du Bureau de la GRE nous donne, synthétiquement, 8,5 milliards de francs d'engagements totaux, provenant dans leur quasi-totalité de la Confédération, avec 2,1 milliards de francs de nouvelles garanties accordées dans l'année (3,1 milliards en 2000).

Le deux tiers des garanties accordées en 2001 concernent le Bahreïn, la Turquie, le Qatar, l'Iran, Israël et le Vietnam. Viennent ensuite l'Egypte, l'Arabie Saoudite, la Chine et le Venezuela. Comme dans toutes les autres relations économiques à l'échelle mondiale, l'Afrique (et plus particulièrement l'Afrique subsaharienne) est quasi inexistante, avec moins de 6 % des engagements totaux de la GRE, contre 16 % pour l'Amérique centrale et du Sud, 21 % pour l'Europe et 56 % pour l'Asie. Les pays pauvres totalisent 25 % de l'ensemble des engagements, les pays dits émergents 46 % et l'OCDE 29 %.

Ces chiffres indiquent que l'activité de la GRE s'adapte à la structure hiérarchisée de l'économie mondiale ; les exportations helvétiques se concentrant vers des économiques industrialisées ou en voie d'industrialisation. Cela est loin d'un discours-alibi sur le développement des pays les plus pauvres.

La quasi-totalité des engagements de la GRE couvrent des activités de l'industrie des machines (84 % des engagements totaux), de la chimie (13,8 %) et de l'ingénierie (1,7 %). Les garanties portant sur des sommes de plus de 50 millions de francs - et qui ne concernent donc certainement pas des PME indépendantes - totalisent 71 % des garanties accordées en 2001.

C'est en ayant à l'esprit ces données que l'on peut mieux comprendre les propos de Barbara Rigassi, ambassadrice, membre de la direction du Secrétariat d'Etat à l'économie (Seco) et présidente de la Commission de la GRE. Elle écrit, dans l'introduction du Rapport 2001, que «la GRE est un instrument de politique économique fascinant» qui nécessite souvent «de procéder à de délicates pesées des intérêts». Cette pesée concerne, entre autres, l'assistance accordée aux actionnaires-exportateurs par leur Etat, en fait par les impôts.

Le volume des commandes liées à la GRE représente, en 2001, «4200 années-homme de travail», écrit Barbara Rigassi. Cette formule grandiloquente cache un chiffre somme toute assez faible, dès lors qu'il est ramené aux 3,1 millions d'emplois équivalents plein temps existant en Suisse à la fin 200124. Ce genre de formule a pour fonction de présenter la GRE comme participant de la défense de l'intérêt général et de la création d'emplois, ce qui est l'argument massue utilisé sans cesse.

Illisu, Trois-Gorges: la GRE à l'épreuve des faits

La GRE, qui ne cesse d'invoquer sa contribution à la coopération au développement et à la protection de l'environnement, participe notamment à deux projets colossaux: le barrage des Trois-Gorges, en Chine (région de Yichang), et le barrage Illisu, en Turquie (Kurdistan turc). ABB et Sulzer Hydro, notamment, participent à ces chantiers ; lUBS a investi jusqu'en février 2002 dans le barrage d'Illisu ; Credit Suisse a fait de même, en 1997, pour le barrage des Trois-Gorges.

Il existe sur ces deux projets, sur leurs graves conséquences écologiques et humaines, et sur leurs dysfonctionnements, un grand nombre d'études de qualité, dont celles de la Déclaration de Berne. Nul n'est donc dans l'ignorance des enjeux: ni à Berne, ni dans les bureaux de la GRE, ni à la direction du syndicat FTMH.

Comme l'explique la Déclaration de Berne25, le barrage des Trois-Gorges, qui devrait être terminé en 2013 (entre 2010 et 2020 plus réalistement), implique la déportation ou le déplacement de près de 2 millions de personnes, avec à la clef la destruction de leur territoire, de 8 villes, de 4700 bourgs, villages et hameaux ainsi que de 800 sites culturels, historiques et archéologiques, pour créer un lac de retenue de 600 km de long et le plus puissant complexe de production d'électricité du monde. De très vastes terres fertiles seront ainsi annihilées dans une région qui en manque. La diminution des sédiments charriés en aval posera d'immenses problèmes de fertilité. Le ralentissement du débit du fleuve entraînera la remontée d'eau salée dans le grand delta du Yangsé, détruisant la fertilité remarquable de ces terres. La modification énorme de l'écosystème aura des conséquences proportionnelles sur les espèces de toute la région. Or, bien que la Coopération au développement helvétique (DDC) ait refusé de soutenir ce projet pharaonique, la GRE s'y est engagée.

Quant au barrage d'Illisu, situé sur le Tigre à proximité des frontières irakienne et syrienne, il est considéré par un experte de la Banque mondiale comme une catastrophe. Cela contredit les propos de la multinationale suisse, passée depuis lors en mains autrichiennes, Sulzer Hydro26. Même la multinationale britannique Balfour Beatty s'est retirée de ce projet, «dans l'intérêt des actionnaires» 27... Ce ne sont pas 12 000 à 15 000 personnes qui vont subir les conséquences de ce projet, mais 55 000 à 78 000 (des Kurdes), sans parler de l'assèchement de vastes zones en aval du barrage. Les interventions au Conseil national pour demander au Conseil fédéral et à la GRE des éclaircissements sur leur engagement ont été nombreuses. Elles sont restées sans réponses dignes de ce nom. Les gouvernements irakien et syrien, inquiets du contrôle turc sur le débit des eaux, ont protesté auprès de la Suisse, qui n'en a cure.

La GRE se fait également forte de ne pas participer à la corruption, comme le précisent ses documents qui s'appuient sur la législation suisse en la matière. Or, selon la Déclaration de Berne, en 1998 en Indo'nésie, ce sont 20 à 30 % des fonds pour le développement qui ont fini dans les poches de hauts fonctionnaires et de politiciens. L'Indonésie est un pays important pour la GRE. Comment y fonctionne-t-elle, sachant que la famille et les proches de l'ancien dictateur Suharto restent y très puissants économiquement et qu'ils ont d'étroites relations d'affaires notamment avec les entreprises helvétiques28 ?

Voilà trois exemples qui montrent à quoi riment la protection de l'environnement et la coopération au développement swiss made. Mais aussi ce que signifie concrètement l'intégration des grandes centrales syndicales aux institutions d'un Etat qui les instrumentalise. n

1. L'autorité fédérale emploie généralement le nom Garantie contre les ris'ques à l'exportation, tandis que souvent on dit Garantie des risques à l'exportation.

2. Joseph Deiss, Economie politique et politique éco'no'mique de la Suisse, Fragnière, Fribourg, 1983, p. 234.

3. Leutwiler Fritz et alii, Schwei'zerische Wirt'schaftspolitik im internationalen Wettbewerb. Ein Ordsnungs'politisches Programm, Orell Füssli, Zürich, 1991, p. 23.

4. Voir pour ce qui suit la documentation de la GRE, notamment «But, fondements, organigramme, commission, char'te, rapport annuel» sur http:// www.swiss-erg.com/ueberuns/ f/index.htm. Toutes les bases légales de la GRE sont données sur http:// www.swiss-erg.com/doku/gesetze/f/ index.htm. La charte de la GRE se trouve, elle, sous http:// www.swiss-erg.com /. Un aperçu global est donné par: Bureau de la GRE, Garantie des risques à l'exportation en faveur des emplois en Suisse: aperçu, Zurich, 1999, disponible sur http://www. swiss-erg.com/doku/f/ueberbli.pdf. Il vaut aussi la peine de consulter l'Annuaire Susse-Tiers-monde 2002 de l'Institut universitaire d'études du développement de l'université de Genève, éd. IUED, Genève, 2002, pp 265 et ss.

5. L'Union de Berne (http://www.berneunion. org.uk /) est le regroupement faîtier de coordination, de conseil et de réglementation internationale des garanties contre les risques à l'exportation d'une cinquantaine de pays dont les principaux pays de l'OCDE.

6. On peut trouver l'Arrangement en question sur le site http://www.oecd. org/ech/docs/xcr.htm.

7. Cf. le site de la GRE, sous http://www. swiss-erg.com/produkt/f/index. htm.

8. Schématiquement, le Club de Paris est un club de 19 pays nantis du mon'de - et donc créanciers planétaires - réunis pour discuter des plans d'endettement et de rééchelonnement de la dette des pays débiteurs du monde qui ont, au cas par cas, le statut d'«invité» au club. Le site de ce triste club est: http://www.clubdeparis.org/en /.

9. Sur le site de la GRE, sous «Poli'tique de couverture» et «Der''nières infor'mations», on trouve les listes et classements des pays et des banques touchés par la GRE.

10. Cf. Tableau Aperçu des émoluments in Bureau de la GRE, Garantie des risques à l'exportation en faveur des emplois en Suisse, document cité, pp 26-35, Cf. exemple d'émoluments donné sur http://www.swiss-erg.com/ gebuehr/ beispiel.htm (Les émoluments des 10 dernières années représentant en moyenne 2.8 % des garanties totales accordées la même année, nous réduisons proportionnellement les chiffres de l'exemple que fournit la GRE, qui force les émoluments à 3.8 %, soit le pourcentage exceptionnellement élevé de l'année 2000.) et Cf. Bureau de la GRE, Rapport 2001, Berne, 2002, p. 16.

11. Discours de Kaspar Villiger à l'as'sem'blée des délégués du Parti radical-démocratique, le 22 janvier 2000, à Muttenz, pp 4 à 15, disponible sur http://www.dff.admin.ch/ multilg/rf000122.pdf.

12. Cf. composition de la Commission de la GRE expliquée sur http://www. swiss-erg.com/ueberuns/f/kommiss.htm.

13. Bureau de la GRE, Garantie des risques à l'exportation en faveur des emplois en Suisse, document cité, p. 15.

14. Schneider Johann N., motion du Conseil national 00.3568 déposée le 6 octobre 2000, transformée le 15 décembre 2000 en postulat, motion aujourd'hui à l'étude, avec un délai de deux ans, pour application au Département fédéral de l'économie.

15. Cf. Top 2001. Les plus grandes entreprises en Suisse, PME Magazine (Genève) et Handelszeitung (Zurich), Genève et Zurich, 2002 et Christian Campiche, «Couchepin réussira-t-il à convaincre Villiger ? A voir !» in Le Courrier, 20.4.2002.

16. Communiqué de presse du 15.6.2001, «GRE en l'an 2000: engagement accru et remboursement de 100 millions de francs d'avances à la Confédération».

17. Christian Campiche, article cité.

18. Cf. intervention de M. Elmiger, au Conseil économique et social de l'ONU, dans le cadre du rapport (référence: E / 1990 / 5 / Add.33) présenté par la Suisse, le 20.11.98 (disponible sur le site http://www.unhchr.ch/tbs/doc.nsf / (Symbol)/ 00bc1aaf7191ce5d802566e10058189d ? Opendocument).

19. Bureau de la GRE, Garantie des risques à l'exportation en faveur des emplois en Suisse, document cité, p. 21.

20. Fedevaco, Argumentaire à l'attention des Constituants, Lausanne, dé'cem'bre 2000, sur le site. http://www. fedevaco.ch/actus/projet/argument.htm

21. Bureau de la GRE, Rapport 2001, Berne, 2002, p. 1, disponible sous http://www.swiss-erg.com/ ueberuns/ jb/f/erggb01f.pdf.

22. Il suffit de comparer les trois études suivantes: UBS, «Le franc fort affaiblit-il l'économie ?» in, Economic focus / UBS economic research, Zurich, juillet 1995, p. 2, Banque Pictet, La performance des actions et obligations en Suisse (1926-2001), Genève, janvier 2002 et Bureau de la GRE, Rapport 2001, document cité, p. 7.

23. Bureau de la GRE, Rapport 2001 cité, p. 7.

24. Cf. Office fédéral de la statistique, Indicateurs du marché du travail, éd OFS, Neuchâtel, 2001.

25. Déclaration de Berne, «Le barrage de la démesure», in Vers un développement Solidaire, n° 140, n° spécial, Berne, août 1997.

26. Carole Vann, «Le barrage d'Illisu fera deux fois plus de victimes que prévu» in Le Courrier, 22 septembre 2000.

27. «Un groupe britannique se retire du projet de construction du barrage d'Illisu pour des questions humaines et environnementales» in Bulletin n° 222 de l'Institut kurde de Paris, 20 novembre 2001, sur le site http://www.institutkurde.org/cildekt/point.222.html.

28. Déclaration de Berne, «Garantie contre les risques à l'exportation. La recherche d'une cohérence» inVers un développement Solidaire, n° 148, Berne, décembre 1998.

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