N°7 - 2002

Ordre impérial et ordre intérieur (III)

Les outils de leurs libertés

Emboîtant le pas à l'administration Bush, la précédant parfois, comme dans le cas britannique, les principaux Etats européens ne demeurent pas en reste dans la mise sur pied de législations d'exception après le 11 septembre 2001. Comme aux Etats-Unis, comme pour l'Union européenne lors du sommet de Laeken et dans sa décision écrite du 27 décembre 2001 1, le 11 septembre devient, pour les dirigeants du Vieux Continent, le prétexte rêvé pour instaurer d'urgence des mesures limitatives des droits démocratiques. Et l'initiative de ces mesures, parfois élaborées depuis longtemps, revient souvent à des gouvernements social-démocrates. La droite, de retour, s'est vu dérouler devant ses pieds des tapis roses. Elle accélère le pas. La campagne électorale française illustre le tout-sécuritaire qui accompagne le tout au marché. Rapide état des lieux.

Paolo Gilardi

La plupart des mesures visant à criminaliser toute forme de critique et de contestation radicale du système relèvent essentiellement des directives de l'Union européenne 2. Ainsi, les dispositions prises dans les différents pays visent d'abord, mais pas seulement, sous prétexte «d'antiterrorisme», le contrôle des migrations et de la petite délinquance qui leur est souvent, de façon intentionnée, attachée.

Des lois anti-immigré·e·s

Adoptées le même jour, le 14 décembre, par la Chambre des Communes et par le Bundestag, les lois antiterroristes britannique et allemande font la part belle au contrôle de l'immigration. Ainsi, la loi anglaise instaure la possibilité pour les forces de police de «détenir sans procès, sur la base de preuves secrètes, tout étranger soupçonné de représenter une menace pour la sécurité nationale»3. Directement inspirée par le modèle en vigueur en Irlande du Nord depuis 1969 - et qui visait le mouvement national irlandais (IRA) et son aile politique le Sinn Fein -, cette mesure, analogue à celles contenues dans l'US Patriot Act4, comporte au moins trois éléments d'arbitraire: la détention sans procès, l'absence de preuves publiques ainsi qu'une large possibilité d'interprétation de la notion de «soupçon de menace». Les démarches entreprises par le ministre des Affaires étrangères travailliste, Jack Straw, et le ministre français de l'Intérieur, Nicolas Sarkozy, pour fermer le centre de réfugiés de Sangatte, près de la Manche, illustrent la politique sécuritaire et l'objectif choisi pour tenter de lui donner une légitimité. Le gouvernement britannique va jusqu'à prévoir l'intervention militaire «pour endiguer le flux d'immigrants illégaux», pour reprendre un surtitre de la presse (qui indique combien cette idéologie se répand).

La loi allemande «en faveur de la lutte contre le terrorisme» 5 préparée par le ministre social-démocrate de l'Intérieur Otto Schilly - celui qui fut jadis l'avocat d'Andreas Baader et Ulriche Meinhof, de la Rote Armee Fraktion ! - va dans le même sens.

Prenant prétexte des supposés séjours en Allemagne de Mohamed Atta, celui qui, d'après la CIA, aurait dirigé les commandos suicides du 11 septembre, elle s'attaque à l'immigration en rendant obligatoires les empreintes digitales sur les visas et en autorisant l'interdiction d'organisations étrangères. C'est à ce titre que l'organisation culturelle musulmane «Califat de Cologne» a pu rapidement être interdite en Allemagne sous prétexte qu'elle favoriserait le «terrorisme islamiste». Cette rapidité d'exécution contraste singulièrement avec la magnanimité affichée pendant de longues années par les autorités à l'égard des commandos d'extrême droite turcs des «Loups gris», longtemps actifs sur le sol allemand. Remarquons également que l'aspect le plus ouvertement choquant du projet de loi Schilly, l'institution d'une carte d'identité «biométrique», a de justesse été rejetée lors du vote au Bundestag en raison de ses évidentes évocations funestes !

Combinées à la décision cadre de l'UE d'autoriser la surveillance préventive, c'est-à-dire dans les centres d'enregistrement, des demandeurs d'asile, ces mesures - dont on trouve des expressions équivalentes aussi bien en Autriche, aux Pays Bas qu'en Belgique - représentent un élément de fragilisation majeur des millions d'immigré·e·s présents dans ces pays. Elles renforcent le contrôle policier sur l'immigration l'exposant ainsi à une précarisation accrue, à une infériorisation, à des discriminations qui sont fonctionnelles à l'exploitation, extrême, de cette main-d'œuvre.

En Italie, la proposition de prélever les empreintes digitales a été faite par le gouvernement Berlusconi. L'ancien candidat de L'Olivier Francesco Rutelli a proposé le 9 mai 2002 d'élargir cette mesure, par «équité», à toute la population italienne.

La sécurité pour qui ?

Lors de la vague d'attentats à Paris du début des années 90, le déclenchement du premier plan Vigipiraten'avait pas eu d'effets particuliers en matière d'attentats. Il avait par contre permis une augmentation massive des arrestations liées à ladite petite délinquance: notamment en matière de trafic de petites quantités de drogues douces. Les statistiques de la police enregistrent aussi une diminution importante des petits délits... dans les beaux quartiers. Voilà le «dispositif antiterroriste» mis au secours d'une politique sécuritaire: des appelés armés patrouillant dans les rues de Paris, jouant le rôle d'élément dissuasif face aux laissés-pour-compte.

C'est cette même logique qui préside à l'adaptation des lois nationales après le 11 septembre. Le cas le plus évident est celui de la France. Alors qu'en mai 2001 l'Assemblée nationale refusait d'adopter un projet de loi en matière de petite délinquance, la «loi sur la sécurité quotidienne», le 15 novembre 2001, ce même projet, drapé cette fois des oripeaux de la «lutte contre le terrorisme», passait la rampe du Parlement. Depuis lors, l'escalade se poursuit, les élections présidentielle et législatives servant de rampe de lancement de nouveaux missiles... antiterroristes.

Proposée et élaborée par le gouvernement Jospin, la mise à jour française après le 11 septembre est édifiante: elle autorise, sous prétexte de protection des cartes bancaires, l'obligation pour les banques de fournir des renseignements concernant les paiements par carte, la fouille par les officiers de police des véhicules sur la voie publique - jusqu'ici, la loi exigeait un mandat de perquisition, le véhicule étant considéré comme un domicile privé - ainsi que les perquisitions à domicile et les saisies de pièces à conviction sans l'assentiment du propriétaire. De plus, la loi «socialiste» du 15 novembre rend pour la première fois complètement légale la fouille des sacs et des bagages par des vigiles privés, autrement dit, le «socialisme» au secours de la grande surface...

Il en va de même pour la loi belge adoptée le 29 janvier: elle impose la comparution immédiate, donc le procès dans les plus brefs délais et sans surplus d'enquête ni défense assurée, pour toute une série de petits délits liés à une très générique «violence urbaine».

Prétendument censées faire face au terrorisme, ces lois ne sont pas des canons utilisés pour combattre les mouches: elles s'inscrivent dans un dispositif renforçant une sécurité de «grands propriétaires», qui ont de vrais privilèges à défendre.

Du fond du Moyen Age

Cette défense des privilèges apparaît avec clarté dans la loi belge, sous un autre angle: celui des droits syndicaux. En effet, parmi les délits impliquant la comparution immédiate, la loi du 29 janvier comporte également celui de «bris de clôture». Survivance du Moyen Age, lorsque les paysans qui brisaient les clôtures des champs seigneuriaux pour se réapproprier les richesses étaient immédiatement traduits devant la justice du seigneur et... propriétaire, ce délit vient d'être remis à l'ordre du jour au royaume de Belgique. La propriété privée remplaçant le champ seigneurial, c'est l'occupation d'une entreprise qui est assimilée au délit de «bris de clôture» et qui implique la comparution immédiate.

C'est en vertu d'une loi analogue que des syndicalistes et militants turcs s'étaient retrouvés, il y a quelques années, devant un tribunal, coupables d'avoir «brisé la clôture» d'une entreprise suisse près d'Istanbul pour en occuper la cour. La Belgique démocratique adapterait-elle ses lois, si ce n'est sur celles du Moyen Age, du moins aux critères «démocratiques» de la Turquie ? Une fois encore, ce sont les droits syndicaux, les espaces de liberté et de lutte des salarié·e·s qui font les frais des lois dites antiterroristes.

«Mouchard libre»

Evidemment, c'est le gouvernement qui s'est le plus exprimé en faveur de la criminalisation des mouvements sociaux - le gouvernement italien de Berlusconi - qui a été le plus loin dans l'attribution de pouvoirs spéciaux aux corps répressifs de l'Etat.

Surnommée «mouchard libre» par l'opposition, la loi adoptée par les droites du parlement italien autorise les agents des services secrets, civils et militaires, à accomplir «des délits durant leurs missions à l'exclusion des meurtres et des blessures sans être poursuivis» 6. Les agents secrets pourront ainsi commettre des vols, réaliser des perquisitions, des écoutes, des filatures, faire intrusion dans un lieu sans jamais demander d'autorisation à un juge. Interdits de contact avec l'autorité judiciaire durant leur mission, les agents secrets ne seront tenus de rendre des comptes qu'au directeur du service qui aura «décidé la mission en accord avec le ministre compétent», mission qui devra par ailleurs être «autorisée par le président du Conseil des ministres» 7. La centralisation du pouvoir, dans les mains de Berlusconi, est ici explicite.

Certes, servies à la sauce berlusconienne, ces mesures apparaissent comme les plus choquantes parmi celles adoptées en Europe. Relevons cependant que la loi allemande du 14 décembre n'a pas grand-chose à envier aux lois italiennes. Ainsi, elle instaure un «organe de protection de la Constitution» qui, depuis janvier 2002, peut obtenir toute sorte de renseignement auprès de «banques, postes, opérateurs de télécommunications et compagnies aériennes» 8. De plus, l'Office central de police criminelle dispose désormais du «droit d'entamer des poursuites pénales sans requête ou mandat préalable» 9.

Il en va de même en Grande-Bretagne avec la décision du gouvernement de Tony Blair d'obliger les opérateurs téléphoniques à conserver les logs pendant douze mois. Ces logs sont en fait les listes par abonné de l'ensemble des communications téléphoniques établies, des SMS et des mails envoyés, avec les coordonnées des destinataires et les lieux géographiques d'où ils ont été émis. Alors que la loi précédente 10 imposait la conservation des données uniquement pendant la durée nécessaire à l'activité commerciale, avec la nouvelle loi, il deviendra possible pour la police d'établir - et cela durant une année - les déplacements de tout un chacun, les contacts qu'il aurait pu avoir avec telle ou telle autre personne, la fréquence de ces contacts, etc.11

Code pénal militaire

Cet élargissement des pouvoirs policiers, en dehors de tout contrôle judiciaire effectif et parlementaire, renforce le rôle des exécutifs sur le modèle du présidentialisme rampant de l'administration Bush. Elève zélé, Silvio Berlusconi ne néglige pas non plus, à l'instar de son maître de la Maison-Blanche, le volet militaire.

C'est ainsi que, le 1er décembre 2001, son gouvernement a émis un décret qui soumet les troupes italiennes en mission à l'étranger - même pour des missions de paix - au «code pénal militaire de guerre» et proposé un projet de loi visant à modifier ce même code pénal militaire 12.

Les deux mesures ne sont pas anodines. Lors des précédentes interventions à l'étranger de troupes italiennes, dans la guerre du Golfe, en Somalie et en Bosnie, celles-ci étaient soumises au code militaire de paix. Depuis le 1er décembre, elles le sont au code militaire de guerre. Cela se traduit par un renforcement de la discipline, y compris pour les troupes associées à la mission mais restées en Italie, avec la réactivation des cours martiales spéciales et par l'application du code de guerre aux prisonniers éventuels. De plus, les modifications proposées à ce code militaire de guerre - qui date de 1941, soit de la période fasciste - renforcent la logique de militarisation de secteurs de la société (fonction publique, secteurs productifs tels que l'énergie ou les télécommunications).

Le projet de loi actuellement soumis au Parlement italien réintroduit par exemple le principe du «délit militarisé» 13. Aboli en 1956, ce concept opère un transfert de compétences grave de la justice civile vers la justice militaire. En effet, il confère à cette dernière la prérogative de juger tous les délits commis par des militaires, y compris les délits de droit commun, les soustrayant de fait aux lois. On peut ainsi facilement imaginer la mansuétude dont la justice militaire pourrait faire preuve à l'égard de ses protégés, en cas de viols collectifs notamment 14.

De plus, le projet de loi attribue au gouvernement la compétence de déclarer applicable le code militaire de guerre en temps de paix (art. 9) y compris lors d'opérations militaires visant à rétablir l'ordre public (art.10). Plus simplement, cela signifie que l'intervention de l'armée contre des manifestants pourrait être considérée comme une situation de guerre. C'est ainsi que le vice-président du Conseil Gianfranco Fini et le ministre de la Défense Antonio Martino ont considéré la situation à Gênes, lors de la manifestation contre le sommet des pays riches. Selon cette loi, tout soldat qui refuserait les ordres pourrait être traduit devant une cour martiale ! Cette «argumentation» est utilisée aujourd'hui par des membres des forces de l'ordre qui sont accusés, en Italie, d'avoir commis des actes délictueux contre des manifestants pacifiques, souvent emprisonnés, à l'occasion des manifestations de Gênes.

Défenseurs d'une «liberté durable», les puissants de ce monde s'octroient ainsi des outils durables pour imposer leurs propres libertés. n

1. Voir à l'encontre, N° 4 et 5, et sur notre site www.alencontre.org, rubrique Archives.

2. Voirà l'encontre, N° 5.

3. www.gov.uk. Anti-Terrorism Crime and Security Law.

4. Voir à l'encontre, N° 4.

5. www.bundesregierung.de notamment Terrorismusbekämpfungsgesetz, Bundesverfassungsschutzgesetz, Ausländergesetzb et Bundeskriminalamtgesetz.

6. www.palazzochigi.it et La Repubblica, La Stampa, Il Manifesto, novembre et décembre 2001.

7. Id.

8. www.bundesregierung.de (Terrorismusbekämpfungsgesetz).

9. Id. Bundeskriminalamtgesetz.

10. Data Protection Act de 1998.

11. www.gov.uk, Code of Practice et www.ZD Net.uk.

12. www.palazzochigi.it.

13. Id.

14. Lors de l'intervention en Somalie en 1993, les troupes italiennes s'étaient particulièrement illustrées pour des viols collectifs et des sévices à l'égard de femmes somaliennes. Devant l'opprobre suscité dans le pays par la révélation de ces faits par la presse, les instances les plus élevées de l'armée italienne avaient alors défrayé la chronique par la «compréhension» manifestée à l'égard des soldats impliqués.

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