N°7 - 2002

Le saccage d'un pays malgré une mobilisation qui se poursuit

Un massacre social

Au cours du seul mois d'avril, dans les trois grandes villes d'Argentine - Buenos-Aires, Cordoba et Rosario - 15 000 emplois ont été supprimés dans les entreprises privées. C'est le résultat de l'Enquête sur les indices d'emplois (EIL) effectuée par le Ministère du travail (La Nacion, 25 mai 2002). Sur un an, la destruction d'emplois, dans ce périmètre, s'élève à 198 600. La majorité des employeurs envisage encore une réduction des postes de travail et des horaires de travail, avec la perte de revenu qui en découle.

Le cuivre c'est de l'or

Un autre signe de la brutalité avec laquelle sont ébranlées la société et l'économie argentine - contrôlée par une trentaine de grands groupes nationaux et internationaux - se révèle dans l'essor d'un nouveau genre de vol: celui des câbles téléphoniques.

En effet, le kilo de cuivre - dont la valeur est fixée en dollar - a passé à cause de la dévaluation de 0,6 centavos en décembre 2001 à 2,80 pesos en mai 2002. «Acquérir» 100 mètres de câble permet de récolter quelque 66 kg de cuivre, soit 184,8 pesos. C'est plus que ce qu'alloue, pour un mois, un «plan d'aide à l'emploi»: 120 pesos.

Les entreprises espagnole et française - Téléfonica et France Telecom - sont ainsi expropriées sous une forme inattendue. Elles, dont les tarifs battent tous les records comparatifs. Le résultat de ces vols est, évidemment, à la hauteur du pillage impérialiste du pays: des quartiers sans téléphone, et qui le restent plus longtemps s'ils sont pauvres.

Selon les études de la «Fondation Capital», au rythme d'inflation actuel, la région du Grand Buenos Aires va compter 60 % de pauvres et 25 % d'indigents, c'est-à-dire des personnes qui ne peuvent subvenir à leurs besoins alimentaires primaires (La Nacion, 27 mai 2002).

La rudesse de la paupérisation ressort d'une simple comparaison: avant la dévaluation du peso face au dollar, l'Institut national de statistique (INDEC) évaluait les pauvres à 14 millions, dont 4,9 millions d'indigents. En avril 2002, quatre mois plus tard, les pauvres se comptent au nombre de 17,4 millions, dont 6,4 millions d'indigents. Cette tendance va s'approfondir. Les seules décisions de coupes budgétaires dans l'emploi public au sein des provinces vont jeter dans la rue des centaines de milliers (plus de 550 000) de personnes. Or, des millions de chômeurs (plus de 3,3 millions) ne disposent d'aucune couverture sociale.

Devant une telle accumulation de subs­tan­ce sociale et politique explosive, il est aisé de comprendre pourquoi l'Eglise - qui n'a jamais lésiné son appui aux dominants - multiplie les mises en garde. Le cardinal Bergoglio a dénoncé les «complicités» à l'origine de cette misère et «les attitudes irresponsables» des dirigeants d'un «pays qui compte vingt millions de frères ayant faim et dont la dignité est foulée au pied.» Et de gloser sur la «dette sociale et éducative» et sur «la dette envers la vérité de la part des journaux argentins». L'appareil de l'Eglise, lui, n'est débiteur et créancier que face à Dieu, qui efface les intérêts composés.

La fonction de la hiérarchie catholique ressort, ici, avec force. Elle éclaire l'affaiblissement brutal des réseaux péronistes dans leur fonction de contrôle populaire. Dès lors, l'Eglise affirme: il faut prendre des mesures caritatives, sous «notre contrôle», et moins «revendiquer de façon stérile pour plus nous dédier à une action ferme et persé­vérante».

Une crise contestée, mais...

L'économie argentine est plongée dans une crise similaire à celle des années trente, en termes: d'emplois ; de chute de la production, et de la consommation: la baisse des ventes dans les supermarchés est de 31,5 % en volume, sur un an (avril 01-avril 02) ; des faillites de magasins, d'ateliers et d'entreprises ; de la contraction des revenus...

Cette crise abyssale s'articule avec une claire reconnaissance parmi de vastes secteurs de la population que ses responsables sont ceux qui ont pillé le pays: les quelque 30 grands conglomérats impérialistes et leurs alliés argentins. Il en découle une double mise en question.

D'une part, il est patent que l'avancée du processus de recolonisation de l'Argen­tine, au cours des années 1990, a con­duit à l'évaporation du nationalisme traditionnel. Il n'y a plus de partis bourgeois - ni péroniste (Parti Justicia­liste), ni radical (Union civique radi­cale) - et plus de secteurs de l'appareil d'Etat qui puissent utiliser le filon nationaliste. Car, une position nationaliste, un peu conséquente, conduirait vers l'expropriation des expropriateurs impérialistes, c'est-à-dire de ceux auprès desquels la bourgeoisie quémande l'aide ; ou avec lesquels elle a conclu une alliance subordonnée.

D'autre part, le saccage du pays entre en écho avec l'expropriation des petits épargnants et les pertes d'emplois, ce qui met la question de la réappropriation des ressources nationales au centre de tous les débats. Le thème de la propriété privée des grands groupes (industriels, services, distribution et banques) a acquis une actualité particulière, même si le mouvement de masse n'est pas encore, aujourd'hui, apte à affronter cette question. A l'exception, des expériences, rares, d'occupation de fabriques rentables et, beaucoup plus courantes, d'entreprises en faillite que les propriétaires absentéistes viennent... réclamer lorsque les salarié·e·s tentent de les remettre en marche.

Plus généralement, un trait fort de la conjoncture actuelle pourrait être présenté de la sorte. Les mobilisations populaires ont renversé des gouvernements. Des millions de personnes se sont engagées dans des actions diverses: au sein d'une manifestation, d'une assemblée de quartiers, dans le mouvement des sans-emplois (piqueteros). Des actions coordonnées, à l'échelle nationale, se sont produites. La vie quotidienne des Argentins est bouleversée. Dans ce sens, un «processus révolutionnaire» est à l'œuvre. Mais la politique de contre-réformes continue.

Un «coup»... économique

Simultanément, la crise de direction bourgeoise est énorme et exprime la perte de relais populaires des deux partis traditionnels: les péronistes liés aux secteurs ouvriers et les radicaux associés aux dites classes moyennes. Illustrent ce marasme les négociations chaotiques entre le gouvernement Duhalde et les féodaux péronistes ou radicaux sur l'ampleur des coupes budgétaires dans les provinces ou sur les milliards de pesos (sous forme de «monnaie de singe») mise en circulation.

Néanmoins, l'encadrement «technique» du FMI et de ses représentants dans l'administration étatique - comme la présence militaire américaine veloutée - fournit un étayage qui supporte la continuation d'une orientation politico-énonomique qui n'a pas changé. Cette politique n'a pas été arrêtée par les mobilisations populaires.

Elle conduit pourtant à un massacre social. Elle approfondit le processus d'expropriation de l'Argentine. Un exemple: «Il a payé 10 millions de dollars pour se retrouver avec une propriété de 6149 hectares en dehors de Rio Cuarto, Cordoba. Et la seule chose que l'on connaît de l'acheteur est son origine, il est français. L'opération a été conduite par le biais de Cresud [un établissement financier]...» (La Nacion, 27 mars 2002).

Selon la même source, un investisseur anglais est intéressé, pour la somme de 1 million de dollars (sic), à une propriété de 32 mille hectares dans la région de Santa Cruz (zone de la cordillère). Un agent immobilier constate: «A l'heure de chercher un lieu où investir ans le monde, ils sont nombreux ceux qui optent pour l'Argentine, à cause de ses beaux paysages et à cause de la possibilité d'acheter des terres qui incluent un lac. Ce sont les choses fondamentales qu'ils recherchent: un horizon clair, un paysage magnifique et de l'eau, toujours ils demandent de l'eau.» D'autres recherchent des vignobles, à Mendoza, comme le fabricant français Dassault d'avions militaires. Demain, une prise de contrôle du Banco Nacion et du Banco Provincia, qui détiennent des montagnes d'hypothèques sur des terres agricoles, permettrait une expropriation des secteurs les plus rentables, à l'exportation, de l'agriculture d'Argentine.

Deux lois ont été proposées par le gouvernement Duhalde pour précipiter une nouvelle phase du saccage du pays: 1° la loi sur les faillites qui doit permettre aux créanciers de s'emparer, sans difficultés, des biens du débiteur ; 2° la loi «sur la subversion économique», qui a été modifiée, afin de permettre à des sociétés et des personnes convaincues d'opérations frauduleuses de réinvestir dans le pays, le moment venu, pour s'emparer de ce qui restera. L'économie d'Argentine est déjà «transnationalisée» à 66 % ; le 34 % restant va se dissoudre...

Tétaniser la résistance sociale, en combinant la férocité d'un «coup écono­mique», d'une envergure sans pareil, avec le saccage économique du pays, voilà un axe de la politique impérialiste. L'appel à une démocratie surveillée complète la panoplie. Les réactions dans les villes de provinces - où se déroulent de véritables soulèvements - indiquent que ce calcul reste douteux.

Renverser le sens de l'expropriation

La crise bancaire, qui est au centre des intérêts de la presse économique internationale, doit être analysée sous un angle: une expropriation brutale par les banques des petits épargnants et des débiteurs.

Pour l'essentiel, les épargnants sont composés de personnes qui ont «mis de l'argent de côté» afin de compléter une retraite de misère. Souvent cet argent provient d'une indemnisation pour licenciement, après des décennies de travail. Cette épargne fonctionne comme un substitut d'assurance chômage. Elle est aussi constituée par la vente d'un appartement pour en acquérir un autre. La détention d'un appartement est un élément décisif pour pouvoir vivre avec un salaire moyen. Quelque 1,25 million d'épargnants possédaient des comptes d'épargne - en pesos ou dollars, au taux, alors, de 1 à 1 - remplissant ce genre de fonctions. Ils détenaient plus de 80 % des comptes dont le montant ne dépassait par 25 000 dollars (39 000 francs). Ils furent bloqués par le ministre de l'économie Cavallo. C'est le célèbre «corralito» qui devait effectuer un transfert d'argent des épargnants vers les banquiers.

Avec la pesification des dépôts - le dollar y est fixé à 1,4 peso - l'expropriation dépasse 50 % Plus le dollar «grimpe» - un dollar vaut, le 25 mai, 3,6 pesos - plus l'ampleur de l'expropriation est grande.

Les projets de changer les dépôts contre des «bons» (des sortes d'obligations), dont l'échéance est placée à 5 ou 10 ans, introduiraient un nouveau transfert de richesse. Cela augmenterait la paupérisation de ces salariés (ou petits indépendants) qui sont qualifiés de «classes moyennes», mais qui, le plus souvent, aujourd'hui, voisinent le statut de dépossédés.

En effet ces obligations seront impaya­bles par l'Etat argentin. Elles se dévaloriseront très vite. Elles seront achetées pour rien par des spéculateurs - comme on l'a vu avec les «bons» des entreprises en Russie - qui, eux, les négocieront pour opérer des achats de biens publics.

La crise de direction bourgeoise et de l'Etat est si forte que les banques peuvent refuser, sans difficultés, malgré les cris de Lavagna (nouveau ministre de l'économie), d'offrir une véritable garantie pour ces «bons». En même temps, elles retiennent les dollars déposés. Car leurs avoirs, il y a longtemps qu'elles les ont exportés.

Les trois quarts du système bancaire argentins sont impérialistes (Espagne, Italie, Etats-Unis, Suisse...). La fuite des capitaux - reconnue - s'éleva à 13 milliards de dollars en 2001. Et cela a continué. Lorsque les banques affirment ne pas pouvoir rendre l'épargne, une question doit être posée: les avoirs des banques mères (pas des filiales) et leurs investissements dans des grandes sociétés - comme YPF-Repsol (pétrole, Espagne), Telefonica (Espagne) et Telé­com (France) - ne doivent-ils pas être confisqués ? Il n'appartient ni aux petits épargnants, ni aux salariés de payer la faillite du système bancaire «argentin».

Car ce que prépare Duhalde - ou celui qui lui succédera - est évident: un sauvetage par une «nationalisation» de la dette bancaire, ce qui mettra l'économie argentine à genoux ; ce qui nécessitera un transfert de richesse encore accru des pauvres vers les riches. La dette interne et externe explosera, à hauteur de 20 milliards.

En fait, c'est face à l'exigence d'une véritable réorganisation-socialisation du système bancaire, à partir d'une réappropriation maximale des richesses encore disponibles, que se trouve la majorité du peuple argentin.

Cela conduit à la réflexion suivante. La gauche radicale d'Argentine, en collaboration avec les composantes du mouvement de masses, est dans la quasi obligation d'imposer, dans l'espace public, le débat sur le besoin d'un plan d'urgence concret. Un plan qui réponde aux besoins les plus élémentaires d'une société cruellement blessée par un système économique, social et politique.

Tout indique que cette question surgira dans l'agenda politique de manière concomitante à une exploration pratique des formes démocratiques d'organisation des salarié·e·s, des chômeurs et chômeuses, des couches paupérisées.

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