N°6 - 2002

Coup d'Etat et riposte plébéienne

Lazare ressuscité

Charles-André Udry

Les présentateurs et présentatrices des journaux télévisés et les éditorialistes de la presse francophone dite grande - pour des raisons difficiles à arrêter - sont des lecteurs assidus des Maximesde la Rochefoucauld. Tous méditent, quotidiennement, cet adage: «On n'est jamais si ridicule par les qualités que l'on a que par celles que l'on affecte d'avoir.»Nous prenons le risque du ridicule en assénant cette conviction, avec une confiance presque professionnelle.

Pantalonnade

Cependant, une de ces vicissitudes politiques - si fréquentes sur cette planète où la paire démocratie-économie de marché devait ordonnancer l'aboutissement de l'histoire - nous conforte dans notre croyance.

Le «renversement» du «dictateur» vénézuélien Hugo Chavez, par l'incarnation du couple précité - c'est-à-dire l'alliance entre le chef de l'organisation patronale (Fedecamaras), Pedro Carmona Estanga et l'amiral Carlos Tamayo -, a été présenté comme le résultat d'un «soulèvement populaire et démocratique».

Le Monde 1 se fendait d'un «profil»qui présentait P. Carmona comme «l'un des architectes de la chute de d'Hugo Chavez». P. Carmona, qui a fait ses études en Europe, ne peut être que «pondéré», ayant en outre «occupé différentes fonctions, notamment à Bruxelles. Libéral en économie comme en politique, il reprochait à Hugo Chavez son «manque de consultation et de respect des principes de la participation citoyenne établis par la Constitution et les lois.» (14-15 avril 2001).

L'Agence France Presse n'indique-t-elle pas que, le 12 avril, «Carmona abolit 49 lois controversées adoptées durant le pouvoir de Chavez», ce président élu deux fois, en 1998 et en 2000 ; entre autres contre le candidat unique de l'oligarchie, Humberto Salas Romer, partisan de la privatisation de la PDVSA, Petróleos de Venezuela.

La «participation citoyenne»était, à coup sûr, la motivation principale de Carmona. D'ailleurs, dimanche 14 avril, face aux citoyens et citoyennes - de cette seconde zone que constituent les quartiers pauvres de Caracas - Carmona s'est planqué… pour les laisser concourir. Un vrai libéral.

Le lourd pétrole

Arrêtons le persiflage. C'est simple. Citons The Times du 13 avril 2002. Le quotidien londonien titre: «Les militaires renversent le dirigeant du Venezuela «afin de restaurer les droits». Les guillemets qui menottent les droits sont bien placés.

Puis, l'article de David Adams empoigne de front le sujet: «Le Venezuela est le quatrième plus grand exportateur de pétrole dans le monde. Ses ventes assurent 80 % de ses revenus extérieurs et presque la moitié des entrées dont dispose le gouvernement. Il [le Venezuela] produit presque 3 millions de barils de pétrole brut au d'autres dérivés par jour ; sur ce total, 1,7 million de barils sont exportés vers les Etats-Unis. La nouvelle de l'évincement a fait baisser les prix internationaux du pétrole, dans un contexte d'anticipation qu'une hausse de la production en découlerait.2

Les dirigeants de PDVSA, la dernière nuit [du 12 au 13], ont engagé les premières démarches pour reconstruire des relations avec les Etats-Unis en annonçant qu'ils ne fourniraient plus de pétrole à Cuba. Le gouvernement de Monsieur Chavez livrait à Cuba jusqu'à 53 000 barils par jour, sous des conditions préférentielles.»On ne peut rêver de politique plus libérale - le libre commerce - et appliquée avec autant de célérité.

Le Timesdésigne les vrais buts du coup d'Etat, à l'instar du quotidien financier de Milan, Il Sole-24 Ore: (13 avril 2003). Avec précaution, ce dernier écrit: «Selon certains observateurs, le coup rompt l'axe latino-américain constitué par le Venezuela, Cuba et la Colombie [lisez les forces de guérilla en Colombie].»

L'administration américaine ignore l'odeur du pétrole. Simplement, comme le déclare Ari Fleischer, porte-parole de la Maison-Blanche: «Sur la base des meilleures informations dont nous disposons, le gouvernement [de Chavez] a réprimé [le 11 avril] ce qui était une manifestation pacifique»(Il Sole-24 Ore). A ceux qui ne comprendraient pas la logique d'ensemble des prises de position de la Maison-Blanche, la réponse est commode: elle ne dispose pas toujours des «meilleures informations».Dans la «nouvelle société de communication», cette carence risque de la miner. D'autant plus si, comme les Etats-Unis, vous disposez de quelque cent bases militaires dispersées dans le monde…

Le quotidien de la place financière italienne relève: «Le pays entre dans une difficile phase d'instabilité institutionnelle: même si les manifestations ont cessé [nous sommes avant l'irruption des pauvres dans les rues] et si la production pétrolière a repris à plein régime, la légitimité constitutionnelle de l'opération conduite par les forces armées est plus que jamais douteuse… La délicate situation économique du pays, aggravée par une longue période durant laquelle le prix du pétrole fut inférieur aux prévisions, pourrait dégénérer en une vraie et réelle récession économique.»

USA: presente !

A la lumière de la dilatation des projets de contrôle des sources énergétiques - parmi d'autres ressources liées aux nouvelles technologies - il était élémentaire de déchiffrer les plans de l'administration Bush. Ils s'encastrent aussi dans la conjoncture politico-militaire: les grandes manœuvres dans le Moyen-Orient et une gestion des ressources énergétiques compatible avec une nouvelle étape de la «guerre contre le terrorisme», celle contre l'Irak.

Michael T. Klare, dans la prestigieuse revue Current History. A Journal of Contemporary Affairs(mars 2002), livraison consacrée aux questions énergétiques, dissèque la «géopolitique pétrolière»de Bush. Il prend comme point de départ son Energy National Policy (ENP), publié en mai 2001.

M. T. Klare expose ainsi les visées pour le Venezuela: «Le plan énergétique de Bush met l'accent sur l'acquisition de pétrole additionnel du Mexique et du Venezuela… Le Venezuela est crucial pour les Etats-Unis parce qu'il possède de vastes réserves de brut conventionnel (seulement dépassées par l'Iran, l'Irak [ces deux pays sont inclus dans «l'axe du mal» - cau], le Koweit, l'Arabie saoudite et les Etats-Unis) et parce qu'il détient d'importantes réserves de brut lourd, qui peut être converti en pétrole conventionnel à travers un processus coûteux de raffinage. Selon l'ENP, le «succès obtenu par le Venezuela en rendant commercialement rentables des stocks de pétrole lourd laisse penser qu'il contribuera de manière substantielle à la diversification de l'offre globale de l'énergie, et à notre [celle des Etats-Unis - cau] propre recombinaison de fournitures énergétiques à moyen et long terme.»

Est-ce vraiment le souci démocratique qui a mobilisé l'administration Bush contre Hugo Chavez ? Si oui, sa tâche est vraiment difficile: l'Arabie Saoudite et le Koweit devront être placés, en priorité, sur la liste des pays à démocratiser… Le canular est insurpassable, lorsque dimanche soir, 14 avril, sur BBC World, Condoleezza Rice, conseillère pour la Sécurité de George (doubleyou) Bush, déclare, avec la mine défaite et sévère d'une institutrice dont «les élèves préférés» ont échoué: «Hugo Chavez doit faire attention, car nous surveillons son navire qui va, depuis longtemps, dans la mauvaise direction.»

Autrement dit, ce n'est qu'une bataille (perdue) dans une longue guerre. Condoleezza aurait presque pu utiliser le terme tanker. En effet avoir été au Conseil national de sécurité - organisme central pour la politique impérialiste des Etats-Unis - en 1990-1991, au côté de Bush (père), elle fut une des directrices du grand pétrolier Chevron ; depuis octobre 2001, Chevron-Texaco. Elle y détenait 3014 actions. Le programme politique de Chevron, pour 2002, est dénommé: «Pour une citoyenneté globale».Une idée qui pourrait être reprise par la gauche plurielle helvétique, de Genève à Neuchâtel.

Elle fait partie avec le vice-président D. Cheney de cette réserve de pétroliers bruts qui balisent la politique de Bush. L'ENP n'a pas de secret pour elle. Elle déclara à la Fox TV: «Je suis très fière de mon association avec Chevron, et je pense que nous devrions être très fiers du travail de prospection qu'effectuent les compagnies pétrolières américaines à l'extérieur et dans le pays, en s'assurant ainsi que nous avons une sécurité dans l'approvisionnement énergétique.»(The Public I, 7 mars 2001)

La «société civile» ?

L'alliance qui s'est forgée contre le gouvernement Chavez était socialement limpide (voir à ce sujet notre article dans à l'encontreN° 5 - site: alencontre. org). Pourtant un seul terme fut utilisé dans les grands médias: «la société civile».

Cette alliance se composait (et se compose) de la hiérarchie ecclésiastique - à qui le volatil président Carmona demande protection (El Pais, Montevideo, 15 avril 2002) ; de secteurs de l'armée ; du patronat ; de la bureaucratie de la PVDSA (habituée «aux cartes de crédits dorés», selon la formule utilisée au Venezuela) et de la bureaucratie syndicale.

La référence au syndicat a été utilisée comme bouclier démocratique. D'autant plus que le dirigeant de la Centrale des Travailleurs du Venezuela (CTV), Carlos Ortega, se réclame de la social-démocratie ; au même titre que Carlos Andrés Pérez, élu président en 1989, destitué en 1993 pour malversation et condamné en 1996. Toutefois deux éléments auraient pu attirer l'attention de journalistes investigateurs dont les connaissances outrepassent les rivages de la mer des Caraïbes.

Tout d'abord, il est assez rare que le patronat et les syndicats se lancent, de concert, dans une «grève illimitée»et ce, dans un pays où sur les 27 millions d'habitants, 80 % sont «officiellement» pauvres (donc disposent de moins de 2 dollars par jour), sont urbanisés et ne sont pas syndiqués.

Ensuite, parce que les études sur le syndicalisme vénézuélien décrivent les liens historiques entre la firme pétrolière d'Etat, la banque des travailleurs vénézuélienne (BTV) et l'Etat. Une enquête diligentée par les autorités bancaires, face au risque d'un krash, avait révélé un «réseau de complicités entre la CTV, les partis, l'Etat et les différents gouvernements et groupes économiques» 3.

La CTV est une caricature de néo-corporatisme, c'est-à-dire de liaison entre l'entreprise, la bureaucratie et l'Etat, avec comme instrument de «légitimation» une redistribution partielle des bénéfices à un secteur des salariés. Elle ressemble au syndicalisme des petrolerosmexicains sous le règne du PRI.

En 2001, Consuelo Iranzo et Thanali Patruyo faisaient le constat suivant. «Aujourd'hui encore, les bases ouvrières syndiquées n'ont pas conscience des implications d'un comportement corporatiste qui laisse dehors la masse des travailleurs non syndiqués.» 4

La façon dont le gouvernement Chavez est intervenu sur le terrain syndical révèle ses méthodes bonapartistes et populistes. L'expérience indique que la lutte contre la bureaucratie doit être conduite à partir d'une orientation syndicale assurant une grande autonomie aux organisations, afin qu'elles puissent développer leurs activités dans des secteurs sociaux non traditionnels. L'indépendance politique est une précondition. Cela nécessite du temps et des cadres.

Les mesures impulsées pour «démocratiser le syndicat»- qui ont tardé - prirent la forme d'une ingérence gouvernementale dans le mouvement syndical. Cela facilita la riposte de la bureaucratie corrompue. Une bureaucratie qui flairait le malaise. Raison pour laquelle Carlos Ortega, le 12 avril, devait déclarer, pour créer l'illusion d'une distance avec le patron des patrons, que «nous prolongerons nos revendications en défense des travailleurs vénézuéliens» (Il Sole-24 Ore, 13 avril 2002).

Au carrefour

Les pauvres ont défendu Chavez, contre un coup rampant qui s'est précipité ces derniers jours. Un secteur de l'armée, qui se reconnaît dans Chavez, et aussi dans les masses plébéiennes l'a appuyé. Chavez n'a pas capitulé. Il a gagné. Que va-t-il se passer ?

Pour les masses populaires d'Amérique latine, l'échec de cette machination acquiert une force politique et symbolique, en Argentine comme en Colombie ou au Brésil5. Hugo Chavez et ses partisans sont à un carrefour.

Soit ils misent sur l'unité nationale, pensant désarmer l'impérialisme et ses opposants structurels. Dans ce cas, ils perdront le soutien des pauvres qui, dès le vendredi, étaient attaqués par des forces policières (le maire anti-Chavez de Caracas, Alfredo Pena, fit tirer sur la foule 6). Les paysans pauvres ou les «relogés» furent assaillis par les grands propriétaires, qui remettaient en cause, dans la pratique, des lois que Carmona, le même jour, abrogeait.

En outre, du 5 au 7 novembre 2001, le Département d'Etat, le Pentagone et le Conseil de sécurité national avaient préparé cette offensive. Ils la poursuivront, avec ceux qui mettent financièrement à genoux le pays (fuite de capitaux, etc.).

Soit le gouvernement Chavez s'appuie sur, organise et respecte l'autonomie des masses plébéiennes et des forces anti-impérialistes et anti-capitalistes, qui se reconnaissent (plus ou moins) dans ce Lazare politiquement ressuscité. Les masses plébéiennes veulent recouvrir leur dignité, en particulier ces jeunes qui n'ont jamais connu une défaite politique d'ampleur. Elles sont prêtes non seulement à se défendre, mais à participer, dans la difficulté, à la construction d'une autre société, qui pourrait acquérir une dimension continentale.

1. La force des faits a dû frapper le directeur de la rédaction du Monde, Edwy Plenel, qui réinvestit dans le «respect des faits»son militantisme à la LCR (Ligue communiste révolutionnaire). Voir Edwy Plenel, Secrets de jeunesse, Stock, 2001. Espérons que cette vocation ne déborde pas sur le «militantisme» - ici au POP (Parti Ouvier et Populaire) et moins ouvertement revendiqué - de deux fortes têtes du Temps, Eric Hoesli et Jean-Marc Beguin. La participation à hauteur de 20 % du Mondedans le capital du Temps- pouvait-on rêver d'une meilleure alliance historique (Le Temps, français, étant l'ancêtre, abhorré, parce que vichysant, du Monde) - ne devrait pas susciter un mélange des genres. La trajectoire et la qualité de ces patrons de presse sont incomparables.

2. Dans son supplément hebdomadaire, titré cash, le quotidien argentin Pagina 12, 14 avril 2002, suit l'évolution des prix du pétrole. Il insiste sur le rôle du Venezuela qui, dans le cadre de l'OPEP, participa à une restriction ordonnée de la production du cartel des 11 pays membres: dès 1999, la baisse de production fut fixée à 1,7 million de barils / jour. Le Venezuela de Chavez a sans cesse appliqué les décisions et poussé à la discipline.

Le point le plus bas de la récession internationale passé, la relance relative de l'économie américaine et l'autodiscipline de l'OPEP sont présentées, par cash, comme des facteurs de hausse du prix du pétrole (en fait un rattrapage en termes réels). Ce dernier qui naviguait à hauteur de 10 dollars le baril se fixa autour de la barre des 26$ à 28$, voir plus. A la tête de l'OPEP, le Vénézuélien Ali Rodriguez prit du relief.

Il est possible de discuter l'ampleur de l'effet-prix de la politique de l'OPEP. Par contre, il est certain que diviser le cartel OPEP - dont le fonctionnement est complexe en période de récession internationale mais dont l'impact peut se faire sentir en phase de relance - est un objectif de l'administration américaine depuis le début des années 1970. Dans Le Figaro économie, Eric de La Chesnais ne tergiverse pas: «Partisan d'une cohésion forte du cartel, pour assurer des prix élevés, Hugo Chavez, en trois ans de pouvoir, s'est toujours appliqué à respecter les niveaux de production de son pays. Un changement radical par rapport à l'attitude de ses prédécesseurs [tous démocrates, selon Washington ! - cau]. C'est ce qui lui a valu sa chute.» (13-14 avril 2002)

3. Lopez Margarita, El banco de los trabajadores en Venezuela ? Algo mas que un banco ? UCV, 1989.

4. «Venezuela: le syndicalisme face à la mondialisation», in La Documentation française, Problèmes d'Amérique latine, trimestriel, Nvelle série, N° 42, juillet-septembre 2001.

5. F. H. Cardoso s'est refusé à soutenir Chavez en prenant appui sur la Charte démocratique de l'Organisation des Etats d'Amérique.

6. Voir Carlos Aznar, Resumen Latinoamericano, 12 avril ; La Jornada (Mexique) 12, 13 et 14 avril.

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