N°5 2002

Socialisme en débat (I)

«Qu'est-ce que le socialisme-à-partir-d'en-bas?»

Hal Draper

Comme beaucoup de membres de sa génération, au cours de la dépression économique des années 1930, il s'est tourné vers le socialisme révolutionnaire. Il a rejoint les rangs de la Young Peoples Socialist League (YPSL), l'organisation de jeunesse du Parti socialiste (PS) aux Etats-Unis. Il s'opposa assez vite à l'orientation de droite de la direction du PS. Au cours de cette lutte d'idées visant à réorienter la pratique politique du PS, il se rapprocha du marxisme-révolutionnaire. C'est-à-dire d'une orientation socialiste radicale et, simultanément, d'une opposition tout aussi foncière au stalinisme. En 1937, Hal Draper est «secrétaire général» de la YPSL. Cette dernière décide de soutenir Trotsky dans le combat mené contre le régime criminel stalinien en URSS et les partis liges («partis communistes») qui lui servent de courroie de transmission l'échelle internationale.

Ce choix conduit Hal Draper à défendre l'adhésion de la YPSL au Socialist Worker Party (SWP) américain, dont il sera membre de la direction en 1938-1939. Cette organisation avait été fondée par des anciens membres du Parti communiste des Etats-Unis (entre autres James P. Cannon, Joseph Hansen, Farrell Dobbs) qui avaient, très tôt, compris l'évolution tragique de l'URSS. Ces quelques membres de la direction du PC américain n'avaient succombé ni aux sirènes politiques, ni aux avantages matériels comme à la quiétude psychologique que prétendait leur offrir la «patrie du socialisme». Ce refus s'accompagnait d'un engagement dans les durs combats syndicaux, d'une défense d'un socialisme démocratique et d'une résistance résolue face aux attaques conjointes de la classe dominante et des staliniens (PC américain).

La question de l'URSS

La question «qu'est-ce que l'URSS?» était examinée dans un contexte marqué par les grands procès de Moscou, par l'explosion de plus en plus visible du goulag (système pénitentiaire et de travail forcé dont les origines remontent au tout début des années 1920), par la diplomatie et la politique de l'URSS à l'occasion de la révolution espagnole, mais aussi par le pacte Molotov-Ribbentrop1 (dit pacte germano-soviétique conclu le 23 août 1939), par les deux offensives militaires contre la Finlande (novembre 1939 et février 1940), par l'invasion allemande et soviétique de la Pologne (septembre 1940) et par l'occupation soviétique des pays Baltes (juin 1940). Des événements qui feront dire à Trotsky, dans un des derniers écrits avant son assassinat par Ramon Mercader le 20 août 1940: «Ils [les «communistes».prétendants à la domination totalitaire] contemplent avec admiration et envie l'invasion par l'Armée rouge de la Pologne, de la Finlande, des Pays baltes, de la Bessarabie, parce que cette invasion a rapidement conduit au transfert du pouvoir aux mains des staliniens locaux candidats à la domination totalitaire.»2 On est loin de l'hypothèse initiale de Trotsky que des soulèvements populaires pourraient être stimulés à l'occasion du conflit militaire qui opposerait les oligarchies locales à l'Armée rouge!

Au cours de ce débat, certains défendent (et défendront) l'idée que l'URSS garde des caractéristiques d'un «Etat ouvrier» issu d'une Révolution prolétarienne, mais ayant subi des processus très profonds de dégénérescence bureaucratique et répressive. D'autres, comme Hal Draper (et, avant tout, Max Shachtman, 1904-1972, figure leader du SWP), pensaient qu'il s'agissait d'un système où la bureaucratie était devenue une classe dominante, exerçant exploitation et oppression, que la rupture avec la Révolution de 1917 était complète. Pour Shachtman et Draper, il s'agissait d'un régime de collectivisme bureaucratique que les travailleuses et travailleurs devaient «abattre». Toutefois, cette formation sociale ne possédait pas, selon eux, les traits et la dynamique d'un capitalisme d'Etat, position défendue par des théoriciens marxistes tels que Karl Kautsky (1854-1938, directeur jusqu'en 1917 de l'organe théorique de la social-démocratie allemande, «Die Neue Zeit») ou, avec une finesse d'analyse sans commune mesure, Tony Cliff (Igael Gluckstein, de son vrai nom, 1917-2000, voir son ouvrage «Le capitalisme d'Etat en URSS, de Staline à Gorbatchev», EDI, Paris 1990).

De fait, nous pensons que les deux options (Etat ouvrier bureaucratiquement dégénéré et collectivisme bureaucratique) commencèrent, de façon ambivalente, à coexister dans les derniers écrits de Trotsky. Une telle «coexistence» n'est pas rare dans la production d'un intellectuel exigeant qui initie, à partir d'un examen des évolutions en cours, une vérification de ses hypothèses théoriques et grilles de lecture.

Ce débat écrit qui s'initia au sein du SWP, dès 1937 - mais qui avait commencé dès 1920 dans les milieux socialistes-révolutionnaires - donna lieu à une riche production théorique. Il ne cessa d'être repris, sous diverses formes, jusque dans les années 1980, tant le «poids» de l'URSS (puis de la «Chine de Mao» et de ses délires) et l'anticommunisme des classes dominantes des pays impérialistes marquèrent le XXe siècle.

Une telle discussion pouvait difficilement ne pas se conclure par une rupture politique si la divergence se cristallisait. Hal Draper, avec Shachtman et des intellectuels d'envergure, quittèrent le SWP américain et créèrent le Workers Party, une organisation qui défendit un point de vue socialiste révolutionnaire, anticapitaliste et antistalinien radical jusqu'en 1948. Hal Draper perpétua cette tradition jusqu'à la fin de sa vie.

Nous publions ci-dessous une première partie d'un long article de Hal Draper dont la version finale parut en 1966 dans la revue «New Politics». Cet article a été publié avec deux titres différents. L'un, «Les deux âmes du socialisme», l'autre, «Qu'est-ce que le socialisme à partir d'en bas», titre utilisé pour la publication d'un recueil d'articles de Draper en 1992. Les sous-titres sont de la rédaction. - C.-A. Udry

1. Joachim von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du IIIe Reich de 1938 à 1945. Il fut condamné à mort par le Tribunal de Nuremberg. Molotov, de son vrai nom Viatcheslav Mikhaïlovitch Skriabine, membre du Politburo dès 1926, commissaire du Peuple aux Affaires étrangères de 1939 à 1949, puis de 1953 à 1957. Il fut écarté du pouvoir en 1947 pour avoir participé à une tentative d'élimination de Khrouchtchev.
2. Léon Trotsky, Oeuvres, Tome 24, ILT, 1987, p. 313, article du 17 août 1940

L’ actuelle crise du socialisme est une crise du sens du socialisme.
Pour la première fois dans l'histoire du monde [ce texte est écrit en 1966 - ndt], il est possible qu'une majorité de ses habitants se déclare «socialiste» dans un sens ou dans un autre. Mais, simultanément, il n'a jamais existé un moment historique au cours duquel cette étiquette a eu aussi peu de caractère informatif. L'élément le plus proche d'un contenu commun aux divers «socialismes» est une négation: l'anticapitalisme. En ce qui concerne la dimension positive, la variété des idées incompatibles et en conflit qui s'autodéfinissent elles-mêmes comme socialistes est plus ample que l'éventail des idées au sein du monde bourgeois.

Y compris l'anticapitalisme est de moins en moins un élément commun. A l'extrême de l'arc-en-ciel «socialiste», quelques partis socio-démocrates ont quasi éliminé de leur programme toute revendication spécifique socialiste, s'engageant à maintenir l'entreprise privée partout où cela est possible. En ce domaine, l'exemple le plus marquant est représenté par la social-démocratie allemande. «En tant qu'idée, philosophie et mouvement social, le socialisme en Allemagne n'est pas, depuis déjà fort longtemps, représenté par un parti politique», voilà ce que résume fort bien Douglas Alan Chalmers dans son récent livre, The Social Democratic Party of Germany (Yale Univ. Press, 1964). Ces partis socio-démocrates ont redonné une définition du socialisme à partir de sa non-existence [en effet, depuis le congrès de Bad Gödesberg, en novembre 1959, la social-démocratie allemande a qualifié de socialiste l'aboutissement de l'évolution «naturelle» du capitalisme, sous la forme de l'«économie mixte», c'est-à-dire d'un système d'économie de marché, de propriété privée intégrant un certain degré d'intervention étatique aux plans de quelques secteurs productifs ainsi que des services publics et d'une sécurité sociale étendue - ndt]; ce faisant, ils formalisaient seulement une tendance à l'úuvre pratiquement dans toute la social-démocratie réformiste. Dès lors, comment peut-on définir ces partis comme «socialistes»?

A l'autre extrême de l'éventail, à l'échelle internationale, existaient les Etats communistes dont l'affirmation d'être socialistes reposait aussi sur une négation: l'abolition du système capitaliste du profit privatisé et le fait que la classe dominante ne soit pas constituée de propriétaires privés. Toutefois, envisager sous l'angle positif ce système socio-économique, qui avait remplacé le capitalisme, n'aurait pas été reconnu comme socialiste par Marx. L'Etat était propriétaire des moyens de production, mais la question restait: qui «possède» l'Etat? Certainement pas la masse des travailleurs qui sont exploités, assujettis et coupés de tout levier de contrôle au plan social et politique. Une nouvelle classe domine, les patrons bureaucratiques. Elle règne sur un système collectiviste: le collectivisme bureaucratique. A moins que l'étatisation soit mécaniquement assimilée au «socialisme», dans quel sens ces sociétés peuvent-elles être «socialistes»?

Le lien entre social-démocratie et stalinisme

Il faut donc revenir à la source. Les pages qui suivent se proposent d'éclaircir, au plan historique, le sens du socialisme; et cela sous un angle nouveau. Il y a toujours eu différentes «sortes de socialisme» et, de façon traditionnelle, elles ont été classifiées de façon discriminatoire entre réformistes ou révolutionnaires, pacifiques ou violentes, démocratiques ou autoritaires, etc. De telles divisions existent. Néanmoins, la division sous-jacente s'ancre dans quelque chose de différent. Au travers de l'histoire des mouvements et des idées socialistes, la ligne de clivage fondamentale passe entre le socialisme à partir d'en haut et le socialisme à partir d'en bas [d'aucuns, signe d'inculture pour ne pas parler d'inconscient métaphorique, ont traduit cette dernière formule par: «socialisme par en bas» - ndt].

Ce qui unifie des formes fort différentes du socialisme à partir d'en haut réside dans la conception que le socialisme - ou un fac-similé plus ou moins raisonnable de cela - doit être octroyé aux masses reconnaissantes, sous une forme ou une autre, par une élite dirigeante qui, dans les faits, n'est en aucune mesure sujette à leur contrôle.

Le cúur du socialisme à partir d'en bas réside dans l'entendement que le socialisme ne peut être réalisé qu'au travers de l'auto-émancipation des masses [terme à interpréter au sens des différents secteurs du salariat et de ses alliés - ndt] s'affairant dans le cours d'un mouvement, dans la perspective de conquérir la liberté de leurs propres mains, mobilisées «à partir d'en bas» dans un combat visant à prendre en charge leur propre destinée; et cela comme acteur (et non simplement comme sujet passif) agissant sur la scène de l'histoire. «L'émancipation des classes laborieuses doit être conquise par les classes laborieuses elles-mêmes»1: voilà la première phrase des statuts écrits pour la Première Internationale par Marx. Et cela constitue le principe fondateur de l'ensemble de son œuvre.

C'est la conception du socialisme à partir d'en haut qui explique l'acceptation de la dictature communiste comme une forme de socialisme. C'est la vision du socialisme à partir d'en haut qui concentre toute l'attention de la social-démocratie sur les superstructures parlementaires de la société capitaliste et sur la manipulation des sommets dirigeants de l'économie. Et, dès lors, qui rend cette social-démocratie hostile aux actions des masses venant d'en bas. C'est le socialisme à partir d'en haut qui constitue la tradition dominante dans le développement du socialisme. Je vous prie de remarquer que cela n'est pas particulier au socialisme. Au contraire, l'aspiration à une émancipation venant d'en haut est un principe qui sans cesse s'est diffusé au cours des siècles d'existence d'une société de classes et d'une oppression politique. C'est en effet la promesse permanente articulée par chaque pouvoir dominant afin que le peuple dirige son regard vers le haut en espérant une protection en lieu et place de se libérer lui-même d'un besoin externe de protection. Le peuple déposait sa confiance dans les mains des rois pour corriger les injustices commises par les seigneurs; et il faisait confiance au Messie pour abattre la tyrannie des rois. Au lieu de s'engager dans la voie audacieuse de l'action de masse à partir d'en bas, l'idée règne qu'il est toujours plus sûr et plus prudent de trouver un «bon responsable», un «bon guide», qui fera le Bien du Peuple.

Le modèle de l'émancipation à partir d'en haut a ses origines dans l'histoire de la civilisation et devait aussi émerger dans le socialisme. Ce n'est que dans le contexte d'un mouvement socialiste moderne que la libération à partir d'en bas pourrait devenir une aspiration réaliste. Au sein du socialisme, cette aspiration commence à émerger, mais seulement par intermittence et comme des tentatives qui éclosent. L'histoire du socialisme peut être lue comme un effort continu, mais pour l'heure largement sans succès, de se libérer de la vieille tradition, cette tradition d'une émancipation par en haut. C'est avec la conviction que la crise présente du socialisme n'est compréhensible qu'en partant de cette «Grande Division» dans la tradition socialiste que nous examinerons quelques exemples des deux âmes du socialisme. (A suivre)

1. La traduction française traditionnelle est la suivante: «Considérant que l'émancipation de la classe ouvrière doit être l'úuvre des travailleurs eux-mêmes; que la lutte pour l'émancipation de la classe ouvrière n'est pas une lutte pour des privilèges et des monopoles de classe, mais pour l'établissement des droits et devoirs égaux et pour l'abolition de toute domination de classe...», «Statuts provisoires de l'Association Internationale des Travailleurs» (AIT), in Le Conseil Général de la Première Internationale 1864-1866, Editions du Progrès, 1972. Ces statuts, rédigés par Marx, seront adoptés par le Conseil central de l'AIT le 1er novembre 1864.

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