N°5 2002

La Suisse, un des laboratoires de l'OCDE

Investir dans le «capital humain»

Philippe Martin

Les systèmes de formation sont l'objet d'une vaste entreprise de restructuration et de redéfinition, menée de façon plus ou moins concertée dans l'ensemble des pays développés. L'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) - organisme international qui réunit les 30 pays considérés comme les plus développés de la planète - est l'un des principaux vecteurs de cette offensive. Les objectifs de cette organisation sont de«renforcer l'économie de ses pays membres, d'en améliorer l'efficacité, de promouvoir l'économie de marché, de développer le libre-échange et de contribuer à la croissance des pays aussi bien industrialisés qu'en développement».

Depuis sa création en 1961, année où elle succède à l'Organisation européenne de coopération économique (OECE), l'OCDE a consacré une part importante de ses travaux aux questions de l'enseignement.

Cet organisme publie régulièrement des informations statistiques et des comparaisons internationales sur les systèmes de formation. C'est également sous son égide qu'a été effectuée l'enquête PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves), qui vise à comparer le niveau de compétence des élèves dans 31 pays et dont la presse suisse s'est largement fait l'écho au cours des derniers mois.

Parallèlement, l'OCDE élabore des recommandations sur l'évolution de l'éducation. Son influence dans ce domaine n'a cessé de croître et elle n'est pas loin de tenir pour les pays développés le rôle qu'ont la Banque mondiale et le FMI pour les pays pauvres. Son intervention dans le domaine du New Public Management ou son projet (échoué) d'AMI (Accord multilatéral sur l'investissement) traduisent le renforcement de sa capacité de «programmer» des orientations pour des structures étatiques nationales.

Basées sur des données statistiques (dont les biais ne sont pas toujours évidents) et sur des analyses qui se veulent fouillées, mais qui sont surtout fonctionnelles à des projets socio-politiques, les thèses et réflexions de l'OCDE méritent d'être lues avec attention. Elles dessinent une stratégie relativement cohérente, qui impulse et inspire les décisions politiques relatives aux systèmes éducatifs nationaux.

En Suisse plus qu'ailleurs, les réflexions et propositions de l'OCDE sont reprises, presque immédiatement, par les autorités scolaires et politiques. A bien des égards, la Suisse fait figure de laboratoire où sont expérimentées ces thèses avant d'être étendues aux autres pays. Comprendre ce qui s'élabore dans les cénacles de l'OCDE est dès lors impératif si l'on entend saisir et modifier l'évolution des systèmes de formation.

Un placement dans la formation

En avril 2001, les ministres de l'Education des pays de l'OCDE ont réaffirmé la nécessité d'une «meilleure coordination des politiques de l'éducation». Dans un communiqué intitulé «Investir dans les compétences pour tous», ils chargent l'OCDE d'un «ambitieux programme de travail» à mettre en œuvre en collaboration avec les autorités gouvernementales1.

L'axe principal de cette prise de position est le suivant: «L'investissement dans l'éducation et la formation et dans d'autres possibilités d'apprentissage est un investissement dans l'avenir de nos pays et de nos populations.» Cette approche est révélatrice d'un certain changement dans l'argumentation de l'OCDE.

Au cours de la dernière décennie, le message principal était axé sur la nécessité «de mieux faire en utilisant moins de ressources, et surtout en agissant différemment»2. Depuis quelques années, l'antienne du «faire mieux avec moins» a cédé la place à une affirmation récurrente de la nécessité d'investir dans la formation. Parallèlement, l'objectif du système éducatif n'est plus seulement de contribuer au «développement économique» (objectif qui constitue le mandat initial de l'OCDE), mais de concourir «au développement durable et [à] la cohésion sociale», voire même au «bien-être»3 des populations.

Faut-il y voir là un changement de l'orientation de l'influente OCDE? En examinant quelques postulats présentés dans ses dernières publications, on s'aperçoit qu'on est loin d'une telle évolution, pour autant que les qualificatifs «durable» et «cohésion sociale» aient une autre fonction que celle d'un marketing politique. Ils sont à l'OCDE ce que le thème de la fracture sociale était à Jacques Chirac.

De nouvelles contraintes

Selon l'OCDE, de nouvelles contraintes sont apparues au cours des deux dernières décennies, et doivent amener les gouvernements à modifier radicalement leurs stratégies dans le domaine social et éducatif. Quatre facteurs nécessitent de revoir en profondeur les politiques de formation:

1° Avec la mondialisation (du capital), l'ouverture des marchés accroît la concurrence entre les entreprises et entre les pays développés. Le niveau de qualification des salariés joue un rôle de plus en plus important dans le cadre de cette concurrence (intercapitaliste).

2° Le «progrès technique», notamment les technologies de l'information et des communications (TIC), nécessite une main-d'œuvre plus qualifiée.

3° L'organisation du travail a été modifiée: les salariés doivent faire preuve de plus «d'autonomie», dans un cadre de travail plus «flexible». La production (de marchandises ou de services) doit être centrée sur le client; la demande est censée dicter le processus de production. Ces changements nécessitent de développer non seulement des «compétences cognitives» mais aussi des «compétences sociales».

4° La durée de vie s'allonge, ce qui amène à repenser la segmentation entre temps de formation, temps de travail et temps de loisirs.

Ces changements sont présentés comme un processus naturel et mécanique, indépendant de tout choix politique et des exigences de l'accumulation mondialisée du capital.

Selon les experts de l'OCDE, ce sont ces changements techniques naturalisés qui ont conduit à la montée du chômage et à l'augmentation des inégalités, faute d'avoir été suffisamment pris en compte et anticipés par les gouvernements. Ces phénomènes témoigneraient en effet que les modalités d'intervention des pouvoirs publics ne sont pas, ou plus, appropriées. Il s'agit donc de les revoir radicalement. Les «innovations» à mettre en place dans les systèmes d'enseignement s'inscrivent dans le cadre des «réformes» de l'ensemble des services publics et du système de sécurité sociale: «Sous la pression des contraintes budgétaires, les systèmes de retraite ont été réformés dans de nombreux pays, mais des innovations ont aussi été introduites dans les systèmes d'indemnisation du chômage et de prise en charge des personnes âgées dépendantes. La réforme des systèmes de santé se poursuit. Cependant, aucun pays n'a encore opéré toutes les réformes nécessaires.»4

La «société du savoir»

«La transition vers des sociétés de la connaissance s'accélère»5: tel est le constat des ministres de l'Education de l'OCDE. L'entrée dans cette nouvelle «société du savoir» sert de justification aux redéfinitions du système éducatif. Ce message a déjà été largement repris, en particulier en Suisse. Ainsi, lorsqu'en juin 2001 le Credit Suisse Group expose ses conceptions sur l'avenir de la formation, c'est pour affirmer que «le système d'éducation suisse doit s'adapter aux défis de la société du savoir»6.

Cette nouvelle «société de la connaissance» est présentée comme une évidence, mais ses contours ne sont jamais précisés. Elle est totalement déconnectée des enjeux sociaux et politiques, hormis celui de la rentabilité privative du capital. C'est en effet la recherche du profit qui fonde la nécessité d'investir dans le savoir. L'OCDE le rappelle avec force: «Le savoir, en sa qualité d'intrant comme de produit, est au centre du processus de croissance et de création d'emploi. [...] Ce rôle stratégique du savoir explique l'accroissement de l'investissement dans la recherche et le développement, dans la formation et dans l'enseignement [...]»7.

En Suisse, le secrétaire d'Etat au groupement de la science et de la recherche, Charles Kleiber, coopté par la conseillère fédérale social-démocrate Ruth Dreifuss, développe un discours similaire, teinté de lyrisme mercantilo-démocratique: «Avec le couple désormais inséparable de la démocratie et du marché, les connaissances nouvelles et la formation deviennent peu à peu le premier facteur de production. [...] L'économie de l'immatériel est née. La capacité concurrentielle d'entreprises de plus en plus nombreuses, l'emploi et les nouveaux métiers en dépendent. Ainsi, ce qui était un don du ciel [le savoir] est désormais aussi une source de profits pour les entreprises et une condition de prospérité pour les Etats.»8 Du paradis immatériel au profit matérialisé, le pas est vite franchi, par les dévots du dieu marché.

Valorisation du «capital humain et social»

Pourtant, si l'on en croit les dernières publications de l'OCDE, la croissance économique ne serait pas un but en soi. Selon un rapport paru en 20019, il s'agit d'assurer le «bien-être des nations», qui ne se mesure pas seulement avec des critères économiques, mais qui doit prendre en compte des questions telles que la qualité de vie, les aspirations de la société à «l'équité» (un concept à la mode qui permet d'effacer celui d'égalité) et la conservation des ressources naturelles. Le système éducatif est appelé à contribuer fortement «au développement humain [et] au développement durable». Cet objectif implique de prendre en compte le «capital humain» et le «capital social», deux concepts majeurs dans les dernières publications de l'OCDE.

La notion de «capital humain» recouvre, dans la présentation de l'OCDE, un ensemble de caractéristiques individuelles: connaissances, aptitudes, comportement, motivation, etc. Ce capital se constitue tout au long de la vie, aussi bien dans les lieux de formation que dans la famille, les entreprises, les réseaux sociaux, etc. Le système éducatif n'est donc pas la seule instance concernée, mais il doit jouer un rôle important dans ce processus. Il s'agit d'éviter une pénurie de «capital humain», ainsi qu'une mauvaise répartition de ce dit capital au sein de la société. Il faut aussi prioritairement prendre en compte la demande en «capital humain». Traduisons: les nouvelles exigences des employeurs en termes de qualifications, d'aptitudes, de flexibilité, etc.

Développer le «capital humain» est rentable à deux niveaux, note l'OCDE. Au niveau individuel, un «capital humain» élevé est synonyme d'une meilleure situation financière: les personnes les mieux formées disposent d'un «revenu du travail» supérieur. Au niveau de la société, l'investissement dans le «capital humain» a des effets positifs sur la productivité, «le capital humain étant l'un des moteurs de la croissance économique»10. Le Credit Suisse fait quant à lui débuter sa prise de position sur la politique de formation par ces mots: «Pour la société, investir dans le capital humain revient à investir dans l'économie tout entière.»11

Le «capital social», tel que décrit par les experts de l'OCDE, est constitué par les relations entre individus et par les normes et valeurs communes. Il se développe tout d'abord dans la famille, puis au cours de la formation et à l'intérieur des entreprises et des différents lieux de sociabilité. Le «capital social» permet aux individus et aux groupes de résoudre plus facilement les problèmes auxquels ils sont confrontés. Le «capital social» a une influence sur la croissance. Ainsi, l'intégration des individus dans des réseaux sociaux, la participation civique ou des valeurs comme la «confiance» jouent un rôle positif sur la productivité dans les entreprises. On voit ici combien l'usage, à la mode, du concept de «lien social» s'intègre parfaitement à cette approche de l'OCDE qui constitue une stratégie de cohésion stratifiée de la société, devant élimer l'expression du conflit capital-travail. Ce qui, évidemment, participe d'une politique de rentabilisation accentuée des investissements en capitaux.

Pour contribuer à développer le «capital social», le système scolaire doit promouvoir des valeurs de collaboration et privilégier les compétences relationnelles autant que les facultés cognitives. Son rôle doit par conséquent être revu: «Le problème des comportements antisociaux, dans le milieu scolaire et dans la société, et, de façon plus générale, les inquiétudes quant à une perte de cohésion sociale amènent à demander que l'école joue un rôle social plus large.»12 Il est également nécessaire de cibler les dispositifs de formation sur les élèves qui auront le plus de difficultés à accéder au marché du travail, et aux salariés qui sont menacés d'en être exclus.

Ces deux notions de «capital humain et social», dont la définition reste sciemment confuse dans les textes de l'OCDE, sont néanmoins au centre de ses développements théoriques. Les ministres de l'Education relèvent que «le rôle que le capital social peut jouer dans le développement durable et la croissance, et ses interactions avec le capital humain, suscitent un grand intérêt». Ils invitent l'OCDE à «approfondir l'examen des relations entre le capital humain et le capital social».

La mesure du «capital humain» et du «capital social» prend ainsi une importance grandissante, même si l'OCDE reconnaît que les indicateurs sont difficiles à définir. C'est d'ailleurs dans cette optique que s'inscrit l'enquête PISA, qui cherche à donner des résultats «non pas en termes d'assimilation du programme d'enseignement, mais en termes de connaissances et de compétences indispensables pour la pleine participation à la société». Cette enquête est une première étape dans le programme visant à «apprécier dans quelle mesure les jeunes sont prêts pour la vie d'adulte [et à] examiner les possibilités d'évaluer, ultérieurement, les compétences des adultes»13.

Un cadre conceptuel inchangé

Le cadre théorique des analyses de l'OCDE ressort avec clarté. Dans le rapport sur le «bien-être des nations», comme dans les autres publications de l'OCDE, l'activité de formation n'est prise en compte que dans une dimension individuelle, sous l'angle du rapport entre coût et bénéfice. Les effets collectifs dérivent essentiellement de l'investissement individuel. La société est un espace dépourvu d'acteurs collectifs, de classes, de conflits, de choix sociaux et politiques qui y sont rattachés.

De même, les services publics et la protection sociale ne sont pas pris en compte dans l'analyse sur le «capital social». Le bien-être social ne serait qu'affaire d'investissement, et ne dépendrait pas de règles formalisant des droits individuels et collectifs, et surtout des formes d'appropriation privative de la richesse sociale produite par le «travailleur collectif», c'est-à-dire aussi bien l'ingénieur, le technicien que le manœuvre.

L'OCDE insiste sur la nécessité de développer conjointement la croissance économique, le «capital humain» et le «capital social», mais ne démontre pas les liens qui existeraient entre ces trois aspects. Par ailleurs, la thèse selon laquelle la cohésion sociale est un facteur de croissance est elle-même fort discutable. A titre d'exemple, les indicateurs de l'OCDE sur le «capital social» aux Etats-Unis sont plutôt mauvais alors que les résultats économiques - au sens de la production de biens et services, du profit dégagé par les entreprises - de ce pays sont supérieurs à ceux de nombreux pays disposant d'un meilleur «capital social».

En définitive, le rapport de l'OCDE n'aboutit qu'à la réaffirmation que le «bien-être» dépend de la croissance économique, sans réinsérer cette dernière dans une formation sociale spécifique: le capitalisme, dont la logique intrinsèque aboutit à la polarité des revenus, à une surexploitation conjointe des ressources matérielles et de la force de travail à l'échelle mondiale.

Ainsi, malgré un accent nouveau mis sur les problèmes sociaux - certainement à cause du déclin de crédibilité du modèle néoconservateur -, le message de l'OCDE ne se distingue pas de ses thèses énoncées auparavant.

L'investissement dans le savoir, tel que préconisé par l'OCDE, est guidé par les objectifs de rentabilité et de «compétitivité», présentés comme des «exigences» naturelles. Les besoins de la majorité de la population sont soumis à ces impératifs. Ce cadre général doit être rappelé, pour ne pas se laisser abuser par les déclarations sur le «développement humain». Nous aborderons, dans un prochain article, les recommandations de l'OCDE en matière d'acquisition des «compétences» et de «formation tout au long de la vie», des thématiques qui font le bonheur ou le gagne-pain de journalistes contraints à noircir des pages, en recyclant des messages qui ne viennent pas du ciel, mais du château de la Muette, siège de l'OCDE dans le XVIe arrondissement de Paris. n

1. «Investir dans les compétences pour tous», communiqué de l'OCDE au terme de la réunion des ministres de l'Education des pays de l'OCDE tenue à Paris les 3 et 4 avril 2001.

2. OCDE, La gestion publique en mutation. Les réformes dans les pays de l'OCDE, 1995. Voir à ce propos, en guise d'illustration de cette politique en Suisse, l'article d'Alessandro Pelizzari, «Ce qui ne coûte rien ne vaut rien», à l'encontren° 2, novembre 2001, disponible sur notre site www.alencontre.org.

3. OCDE, Du bien-être des nations: le rôle du capital humain et social,2001.

4. OCDE, Pour un monde solidaire, le Nouvel agenda social,1999.

5. «Investir dans les compétences pour tous».

6. Credit Suisse, «La politique de la formation, facteur-clé de la société du savoir», Economic Briefing n° 24, juin 2001.

7. La stratégie de l'OCDE pour l'emploi - Technologie, productivité et création d'emplois, 1996.

8. Le Temps,11 octobre 1999.

9. OCDE, Du bien-être des nations: le rôle du capital humain et social.

10. Pour un monde solidaire, le nouvel agenda social, 1999.

11. Credit Suisse, «La politique de la formation, facteur-clé de la société du savoir», op. cit.

12. «Investir dans les compétences pour tous».

13. Ibid.

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