N°5 2002

Suisse:

La lutte contre le travail au noir au service de la précarisation

Lionel Roche et Guy Zurkinden

«Contre ceux qui exploitent des gens, qui agissent par esprit de lucre et par absence totale de civisme, il faut être sans pitié, voire brutal.»1Dans la bouche du conseiller fédéral Pascal Couchepin, représentant zélé du patronat suisse, et qui sait de quoi il parle, ces mots ont de quoi étonner. C'est pourtant ainsi qu'il présentait, à la mi-janvier 2002, le projet de loi - proposé au parlement - contre le «fléau social» du travail au noir (LTN).Ces mesures misent, selon le message du Conseil fédéral, sur une «politique de répression», avec une généralisation des organes cantonaux (unité administrative et commission tripartite) de contrôle et de répression du travail au noir. Cela s'accompagne également d'un renforcement des sanctions.Les beaux jours du travail au noirCependant, selon le message même du Conseil fédéral, «il est irréaliste de tabler sur une éradication complète du travail au noir»2. Perspective funeste pour les classes dominantes car, comme le souligne l'étude de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) consacrée à l'emploi illégal de salariés étrangers3, «l'émergence d'une économie clandestine fait partie d'un processus complexe de hiérarchisation du marché du travail et de contournement de la réglementation en vue de répondre à la concurrence et d'atteindre une plus grande flexibilité productive et salariale [...]. Il y a interaction entre le travail déclaré et le travail au noir.»C'est à ce processus de «mise en forme» du marché du travail que devrait s'attaquer une véritable lutte contre le travail au noir.Mais c'est précisément ce qu'évite le projet du Conseil fédéral. Il laisse d'ailleurs une large marge de manúuvre pour l'application du renforcement prévu des sanctions, évitant même de fixer toute sanction minimale à l'égard des employeurs.Certes, quelques «brebis galeu­ses» (selon les termes du rapport du groupe de travail fédéral ayant élaboré les grandes lignes du projet) pourront être épinglées. Mais l'impunité actuelle dont profite le patronat se perpétuera. Le travail au noir est en effet utilisé avant tout par les entreprises sous-traitantes (dans la construction, la distribution, la mécanique, etc.) ; les entreprises donneuses d'ordre - qui organisent, via la sous-traitance, l'exploitation des travailleurs au noir - continueront à être épargnées par la nouvelle loi.Précarité renforcéeDe fait, la «brutalité» des mesures annoncées se concentrera sur les salariés, surtout les travail­leurs sans papiers. L'aggravation la plus significative des sanctions s'appliquera aux infractions à la loi sur le séjour. La loi sur le travail au noir renvoie en effet au projet de nouvelle loi sur les étrangers (LEtr, art.101, al.1), prévoyant que les étrangers en situation illégale sont passibles d'une amende allant jusqu'à 20000 francs ainsi que d'une peine d'emprisonnement jusqu'à un an.Ce renforcement des sanctions, couplé à des contrôles plus systématiques sur les lieux de travail, aura ainsi pour conséquence d'accentuer la précarité et la fragilité des sans-papiers, en renforçant leur crainte d'une arrestation et d'une expulsion.C'est dans cette même logique de renforcement de la précarité d'une couche entière du salariat qu'il faut comprendre la «lutte contre l'esprit de lucre»annoncée par Pascal Couchepin. L'une des conséquences directes de la nouvelle loi sur les étrangers, ainsi que de l'énième révision de la loi sur l'asile, sera de produire massivement de nouveaux travailleurs sans papiers. Des sans-papiers dont la situation sur leur lieu de travail sera encore davantage fragilisée par la LTN. La boucle est ainsi bouclée: sous couvert de lutte contre les abus, la loi contre le travail au noir s'inscrit dans un dispositif législatif dont une des fonctions essentielles est de produire un «stock» de main-d'úuvre sans droits, à disposition des entreprises pour qu'elles y puisent en fonction de leurs besoins.«Satisfaction» à l'USS!Cette politique est cautionnée par l'Union syndicale suisse (USS), qui «apprend avec satisfaction que la lutte contre le travail au noir va s'intensifier»4. Cette prise de position, soit dit en passant, est en complète contradiction avec le soutien formel accordé par les organisations syndicales au mouvement des sans-papiers.Les contrôles effectués sur les lieux de travail, sur ordre de commissions «tripartites» où siègent des représentants syndicaux, accentueront, à juste titre, la méfiance des salariés sans papiers vis-à-vis des structures syndicales. Cela aura pour conséquence de rendre encore beaucoup plus difficile l'organisation collective des travailleurs les plus précarisés.Or, c'est pourtant bien cette organisation collective qui est la seule arme effective contre le travail au noir, dont la diffusion, au cours de la dernière période, est une des conséquences du processus de précarisation de l'ensemble des salariés. Articuler le combat pour la régularisation collective des travailleurs sans papiers à une lutte, menée en lien avec les autres couches de salarié·e·s, en faveur d'une revalorisation des conditions de travail et de salaire de toutes et tous, est donc plus nécessaire que jamais.
Lionel Roche et Guy Zurkinden

1. Le Courrier, 17 janvier 2002.

2. Message concernant la loi sur le travail au noir, p. 59.

3. OCDE, Combattre l'emploi illégal d'étrangers, 2000.

4. Communiqué de presse de l'USS, 16.1.2002.

Haut de page


Case postale 120, 1000 Lausanne 20
fax +4121 621 89 88
Abonnement annuel: 50.-
étudiants, AVS, chômeurs: 40.- (ou moins sur demande)
abonnement de soutien dès 75.-
ccp 10-25669-5