Suisse: la population immigrée, entre précarité «légale» et travail «illégal»
Gaétan Zurkinden
Le 16 novembre 2001 - sous la pression des collectifs de sans-papiers - le Forum suisse pour l'étude des migrations (FSM) rendait publique une estimation de l'«effectif des personnes sans autorisation de séjour en Suisse».Cette première tentative de chiffrer le nombre des sans-papiers en Suisse a été immédiatement dénoncée par l'ODR (Office fédéral des réfugiés, pourtant à l'origine de cette recherche), par l'OFE (Office fédéral des étrangers) et le Seco (Secrétariat d'Etat à l'économie). Ce dernier fustige «les méthodes pas vraiment scientifiques et les conclusions quelque peu hâtives» de cette étude.
Ces trois offices fédéraux et la conseillère fédérale démocrate-chrétienne Ruth Metzler ont tout fait pour empêcher la parution de cette enquête. Sa publication a été retardée de trois semaines. Autrement dit, quand les résultats des études commandées ne correspondent pas aux vúux des gouvernants, ces derniers les désavouent.
Pourquoi? Les auteurs d'une recherche initialement consacrée à l'asile et au marché du travail estiment que le nombre de travailleurs sans permis occupés dans l'économie suisse se situe dans une fourchette allant de 70000 à 180000. Même en prenant l'estimation la plus basse (70000 salarié·e·s sans papiers) - auxquels il faudrait rajouter l'ensemble des sans-papiers non occupés - on est fort loin des «quelques dizaines de milliers de sans-papiers» dont parlait le patron du Seco, le conseiller fédéral Pascal Couchepin.
La pointe de l'iceberg
Pourtant, la méthode d'enquête utilisée pour cette recherche aurait dû plaire à ces représentants de la bourgeoisie. L'estimation du nombre de personnes sans autorisation de séjour en Suisse n'a-t-elle pas été faite sur la base d'un questionnaire distribué aux... patrons eux-mêmes. 821 entreprises ont été choisies parmi les 8234 qui exploitent des requérants d'asile. Elles ont été chargées d'évaluer le poids de la main-d'úuvre étrangère non déclarée dans leur branche d'activité.
Selon C. Müller, porte-parole de l'OFE, il faut considérer ces chiffres «avec circonspection». Plusieurs raisons poussent effectivement à affirmer que l'estimation de 70000 à 180000 «personnes sans autorisation de séjour en Suisse» (comme le dit le titre du communiqué) doit être corrigée. On peut les énumérer ainsi.1° Le questionnaire adressé aux entreprises demande une estimation du nombre de salariés non déclarés dans leur branche d'activité. Il faut donc corriger: il ne s'agit pas d'une estimation de 70000 à 180000 «personnes sans autorisation de séjour» (faite sur la base de l'arbitraire patronal!), mais de 70000 à 180000 salariés - auxquels il faut donc ajouter toutes les personnes sans travail: «chômeurs» (sans droits à l'assurance chômage), enfants en bas âge, personnes âgées, etc. En tenant compte que de nombreux sans-papiers viennent avec - ou font venir - leur famille en Suisse, on peut donc facilement proposer une multiplication par deux, soit 140000 à 360000, ou par trois, soit 210000 à 540000.2° Les patrons ayant tout à gagner de l'existence des sans-papiers (et tout à perdre d'une éventuelle régularisation), il y a fort à parier que la plupart ont soigneusement sous-estimé - voire complètement occulté - le nombre de sans-papiers qu'ils emploient, officiellement en tout cas, de manière illégale. Comme le relèvent les auteurs de cette étude «certains employeurs donnent des estimations élevées du phénomène, tandis que d'autres donnent des estimations faibles ou le jugent inexistant».3° L'échantillon des entreprises retenues n'est pas représentatif de «l'économie suisse», mais uniquement des entreprises qui déclarent utiliser des requérants d'asile. Une série d'activités bien précises (services domestiques, nettoyage, banque, assurances...) ne sont pas représentées dans cet échantillon, dont certaines (nettoyages services domestiques) sont connues pour utiliser massivement des salariés sans papiers.
Requérants d'asileet marché du travail
L'estimation du nombre de salarié·e·s sans papiers en Suisse fait partie d'une étude beaucoup plus large, menée par le FSM sur les liens (dés)unissant requérants d'asile et marché du travail. Cette étude mandatée par l'ODR est un exemple de la stratégie à double face des milieux dominants en matière d'immigration: d'un côté, s'exerce un certain contrôle sur les organes de recherche utilisés comme laboratoires pour «l'élaboration théorique» (via les Programmes nationaux de recherche, dont cette étude est une émanation); de l'autre, s'applique une mainmise sur les diverses structures d'accueil (via les mandats de prestation sur «l'intégration»), censées devenir les courroies de transmission assurant l'application des choix politiques de haut en bas. Le financement et son contrôle jouant, dans les deux cas, le rôle de verrou.
Le rapport de recherche «Les demandeurs d'asile sur le marché du travail suisse, 1996-2000» répond à un objectif clair: comment adapter la main-d'úuvre que constituent les «demandeurs d'asile» (permis N: requérants d'asile; permis F: admis provisoirement) aux besoins du patronat? Cet objectif ressort du rapport lui-même: «La mesure de la demande de main-d'úuvre peu qualifiée chez les employeurs de demandeurs d'asile donnera des informations complémentaires sur l'effectif de demandeurs d'asile qui pourraient être employés par l'économie.» (p. 7)
Un réservoir de main-d'úuvre précaire
Sur le fond, cette étude confirme ce que l'on savait. Les requérant·e·s d'asile forment une main-d'úuvre idéale pour la valorisation du capital dans divers secteurs. Les caractéristiques de cette force de travail sont patentes. Elle est flexible et est soumise à une forte rotation: la durée moyenne du séjour est de 4 ans; les entrées et sorties du marché du travail représentent chaque trimestre entre 7 et 15% des demandeurs d'asile occupés; cette rotation s'accentue depuis 1997. Les requérants d'asile assument essentiellement (89%) des tâches subalternes. Ils sont cantonnés dans des secteurs non qualifiés. Ils forment donc un substitut idéal à la main-d'úuvre saisonnière. Ils représentent une fraction significative des salariés dans des branches telles que l'hôtellerie-restauration et le nettoyage (7881 salariés dans l'hôtellerie-restauration, soit 6,7% du total des personnes occupées). Enfin, le large éventail de restrictions en matière de prise d'emploi en fait un réservoir de main-d'úuvre aisément modulable en fonction des besoins. Il peut facilement être canalisé vers des segments du marché du travail dits «illégaux». Cela ressort des données suivantes: le taux d'occupation moyen des demandeurs d'asile est de 31%, mais varie d'un minimum de 13% (Tessin) à un maximum de 44% (Bâle-Campagne).Si elle est précise sur les caractéristiques (âge, origine et autres données) des requérants d'asile, cette étude reste cependant parfaitement silencieuse: sur les caractéristiques des «grands employeurs» (jamais cités, bien évidemment); sur le montant des salaires; sur les conditions concrètes de travail; sur les conditions de logement, de santé...Elle a au moins le mérite (non voulu) d'éclairer le fonctionnement en vases communicants des différents statuts: requérants d'asile; admis provisoires, sans-papiers, permis de courte durée, permis saisonniers, etc. De plus, elle éclaire le passage de la précarité «légale» à la clandestinité... et inversement.
Gaétan Zurkinden, 11.02.2002
Références:
• Effectif des personnes sans autorisation de séjour en Suisse. Etienne Piguet et Sandro Cattacin, Forum suisse pour l'étude des migrations, communiqué de presse du 16 novembre 2001.
• Les demandeurs d'asile sur le marché du travail suisse. Etienne Piguet et Jean-Hugues Ravel, Rapport de recherche 19/2002 du Forum suisse pour l'étude des migrations et de la population. Neuchâtel.
Ces deux documents sont disponibles sur le sitesite www.unine.ch/fsm/publicat/recherch.html