N° 1 octobre 2001

Turquie: de l’économie de guerre au management de la crise

Concentrer richesse et terreur

Murad Akincilar, économiste et syndicaliste turc

La République de Turquie est un Etat dominé par une classe dirigeante qui n’a rien d’autre à vendre que sa "position géostratégique". Celle-ci lui a permis d’obtenir divers types de soutiens économico-militaires; ce qui a eu une importance particulière lors des périodes de crise. Cette méthode de réanimation, appliquée par les puissances impérialistes, s’est effectuée indépendamment des atrocités commises à l’encontre d’une grande partie de la population. On pourrait même dire que, plus d’une fois, l’aide n’était autre qu’une forme de récompense pour les mesures répressives prises à l’encontre des forces sociales et politiques contestant le régime en place.

En outre, les agressions militaires envers les pays voisins (Grèce-Chypres, Irak, Syrie) n’ont jamais constitué un obstacle à une aide économique et militaire en provenance des puissances occidentales. En effet, l’Etat turc, après la Seconde Guerre mondiale, a été un fidèle allié de l’impérialisme. Il en a fait la démonstration, entre autres, à l’occasion de la guerre de Corée. L’alliance avec l’Etat sioniste — qui vient de s’exprimer une fois de plus publiquement lors de la visite, en août 2001, d’Ariel Sharon — s’inscrit dans cette continuité.

Jusqu’au milieu des années 80, le socle social du régime turc, dictant son destin, résidait dans l’alliance-coexistence entre un capital financier — qui a été artificiellement et prématurément institutionnalisé dès la décadence de l’Empire ottoman (1908) et ce malgré la faiblesse de l’infrastructure industrielle du pays — et le capital marchand ayant son centre de gravité en Anatolie.

L’Etat républicain turc a été fondé (1921) en réprimant toute identité autre que celle de l’appartenance à une "entité turque" et en donnant une position primordiale à l’armée. Cette dernière doit être la garante d’une prétendue homogénéité sociale et nationale du pays. En outre, le régime, avec un certain pragmatisme, a su établir une jonction avec un secteur petit-bourgeois en offrant un espace politique au courant sunnite de l’islam (dans le premier parlement, les dirigeants religieux turcs et kurdes disposaient de positions non négligeables).

Face à un tel Etat, toute opposition quelque peu sérieuse se transforme en "collaboration avec l’ennemi". Elle est dès lors accusée immédiatement d’être un facteur de "division de la totalité indivisible de l’Etat et de la nation".

Un effondrement économique

Suite à une récession marquée dès 1999, la Turquie a chaviré (novembre-décembre 2000) dans une crise financière et économique, caractérisée par les médias turcs comme la plus profonde dans l’histoire du pays. Le PIB s’élevait en 2000 à 202 milliards de dollars. Or, les estimations pour 2001 annoncent un PIB de 165 milliards de dollars. Un écroulement. L’indicateur du revenu par tête d’habitant — indicateur qui ne tient pas compte de la très forte inégalité d’accès à la richesse sociale — donne le résultat suivant: 3000 dollars per capita pour 2000, 2300 pour 2001. C’est la première fois depuis 1986 que le revenu par tête d’habitant tombe au-dessous de 3000 dollars.

Dans un tel contexte, le Conseil de sécurité nationale (MGK), formé essentiellement par les militaires et des hauts fonctionnaires, est en train d’imposer une nouvelle version de "l’Etat de sécurité nationale". Un peu plus de vingt ans après le coup d’Etat de septembre 1980 — qui répondait à une période spécifique de crise socio-politique —, le noyau dur de l’Etat turc remet, une fois de plus, au premier plan les instruments politiques et idéologiques de la "sécurité nationale" afin d’appliquer son plan d’austérité. Il vise à éliminer (par la force) toute tentative d’opposition. Dès lors, chaque mouvement de grève est qualifié, immédiatement, d’atteinte à la "sécurité nationale". Il en va de même pour une mobilisation de petits commerçants ou d’étudiants.

La crise économique présente est le résultat logique d’une économie de guerre. En effet, depuis la fin des années 70, s’est développée une guerre de basse intensité. Elle n’a pas été menée uniquement contre le peuple kurde — même si des forces considérables ont été (et sont) mobilisées à cet effet —, mais aussi contre tout mouvement populaire menaçant la stabilité du régime et l’unité ("totalité indivisible") de l’Etat.

Une brutale paupérisation

L’autre facette de la crise d’endettement extérieur et intérieur, qui s’est soldée en février-mars 2001 par le décrochage de la livre face au dollar et une brutale dévaluation, est un marasme social extrêmement profond. La situation au plan social est aggravée par la migration forcée des Kurdes pauvres. Cette dernière s’est accélérée depuis août 1984, c’est-à-dire depuis l’essor de la lutte armée de libération. En rétorsion, afin d’éliminer la base sociale du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), les militaires ont dépeuplé des régions entières. Ces migrations forcées ont abouti au "gonflement" des zones suburbaines des grandes villes.

A cela s’ajoutent les brutales et massives suppressions d’emplois (quelque 1,5 million depuis le mois de mai 2001) dans les zones industrialisées. L’acuité de cette crise sociale peut être illustrée de la sorte: quelque 70% des jeunes de moins de 24 ans vivant dans la périphérie d’Istanbul n’ont jamais eu la possibilité de se rendre dans le centre de cette mégalopole. Cela constitue un indice de leur exclusion sociale.

Pour la première fois depuis 1978 se développe un processus de paupérisation de couches de petits entrepreneurs et de petits commerçants. Ce secteur social avait déjà été politiquement réprimé. En effet, il constituait la base du Parti du bien-être (islamiste) dont le dirigeant le plus connu était Necmeddin Erbakan (au gouvernement entre juin 1996 et juin 1997). Ce parti a été interdit, sous la pression des militaires. Il est réapparu sous le nom de Parti de la vertu (FP). A nouveau, la Cour constitutionnelle a pris des mesures visant à interdire ses activités. Pour justifier ces mesures, le régime a invoqué sa tradition "laïque" et sa volonté de lutter contre le "danger noir", ce qui a facilité l’appui de l’Union européenne et des Etats-Unis. Cela a permis de faire silence sur un élément révélateur de la nature du régime turc: ce n’était que (!) le 37e parti politique interdit depuis la création de la République. Il va sans dire que l’essentiel des partis bannis se situait à gauche sur l’échiquier politique.

Continuité répressive et révision des alliances sociales

Les mesures prises à l’encontre du Parti de la vertu indiquent un changement dans la gestion politique de la crise. En effet, au cours de celle de 1977 — qui mena la Turquie au coup d’Etat de 1980 — et au lors de celles de 1991 et 1994, les représentants du capital financier (qui ont leur place au sein des cercles militaires) cherchaient toujours à établir une certaine alliance avec les classes moyennes urbaines et des secteurs de la paysannerie. Cet accord était fonctionnel à leur volonté de museler la classe ouvrière des villes et les couches populaires.

Aujourd’hui, le capital financier a modifié sa tactique socio-politique. Une restructuration s’est opérée en son sein. En effet, neuf banques d’origine nationale, sous les coups de boutoir de la crise financière, ont été liquidées. Elles ont perdu l’appui qu’elles recevaient jusqu’alors de l’appareil d’Etat. Cela a abouti à une configuration plus concentrée et plus internationalisée du capital financier. Ce dernier, pour dicter sa politique d’austérité — telle qu’élaborée conjointement avec les institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale) —, doit simultanément affirmer un ordre répressif et prendre des mesures qui mettent en question la survie de secteurs entiers des classes moyennes, que ce soit dans l’agriculture, la distribution ou le petit crédit.

La gestion des crises précédentes n’impliquait pas le non-recours à la répression. En effet, pendant la crise de 1977, l’alliance entre Demirel (Parti de la justice), Turkes (Parti de l’action nationaliste) et Erbakan (Parti du salut national) n’a pas hésité, lors des célébrations du 1er Mai, à organiser le massacre de travailleurs (41 morts). Dès le commencement de la crise de 1991 une nouvelle vague d’exécutions extrajudiciaires a pris forme. Face aux mouvements revendicatifs des ouvriers qui font suite aux difficultés socio-économiques de 1994, le régime a de nouveau fait appel à la répression frontale ouverte: il fait ouvrir le feu sur les manifestants dans les quartiers pauvres d’Istanbul. Ainsi, à l’occasion du 1er Mai 1996, on dénombrera 44 morts, dont 36 avec une seule balle dans la tête…

Aux mesures policières s’ajoutent d’autres sanctions. Par exemple, en 1994, le gouvernement social-démocrate libéral annula unilatéralement les contrats collectifs nationaux des 620’000 ouvriers du secteur public. Pourtant, le premier ministre, Madame Tansu Ciller, les avait déjà contresignés.

Cette période marque aussi le début de l’endettement intérieur massif par le placement (auprès des secteurs bourgeois dominants) de bons du Trésor (obligations d’Etat) portant des taux d’intérêt très élevés. Le total du versement des intérêts et le remboursement des bons du Trésor aux 16’300 principaux détenteurs équivalait à la somme de 6 trillions de livres, ce qui correspondait au montant qui aurait dû être versé aux travailleurs du secteur public si leur contrat collectif signé avait été maintenu!

L’étranglement de la petite-bourgeoisie

Aujourd’hui, la redistribution des revenus en faveur de la mince couche dominante est encore plus brutale. On constate, par exemple, que les entrées fiscales de l’Etat reposent pour l’essentiel sur les prélèvements touchant les salariés. Ainsi, l’impôt à la source sur les salaires fournit 63%, en 2000, des recettes fiscales. Par contre, les entreprises, qui échappent à un impôt sur les bénéfices depuis 1983, contribuent seulement pour 8% du total des rentrées fiscales de l’Etat.

Outre la contribution des salariés, ce sont essentiellement les revenus de secteurs de petits et moyens commerçants qui alimentent les caisses étatiques. L’impôt sur le chiffre d’affaires du petit et moyen commerce fournit 29% des recettes fiscales. Cette répartition des sources de revenus fiscalisés de l’Etat traduit bien le renforcement d’une redistribution très inégalitaire de la richesse par la politique de l’Etat.

Il est nécessaire de préciser encore le sort réservé au secteur de la petite-bourgeoisie traditionnelle dans la mesure où la politique néo-libérale a modifié les relations entretenues, par le passé, entre, d’un côté, les couches dominantes du capital financier et de l’appareil d’Etat et, de l’autre, les diverses fractions de la petite-bourgeoisie. Sous les effets de la crise financière, de la brutale récession et des mesures d’austérité, le nombre de faillites explose. Selon la Chambre du commerce d’Ankara, plus de 60% des petites entreprises ont fermé leurs portes depuis le mois de mars 2001. Selon la Chambre du commerce de la deuxième ville industrielle de Turquie, Adana, au début août 2001, 24% des petites et moyennes entreprises ont fait faillite et les capacités de production sont utilisées à hauteur de 30%. Ces seules indications exemplifient la brutalité et l’ampleur de la crise présente.

Comme toute crise, elle suscite un processus de destruction prioritaire des secteurs petits et moyens du capital. Ce mécanisme est amplifié et rendu plus sélectif par les instruments dont dispose l’Etat. Un exemple: le fonds de compensation pour les entreprises exportatrices — le système économique turc dépend fortement des exportations, bien qu’en 2000 elles n’aient couvert que 50% des importations — finance prioritairement les quelques gros exportateurs au désavantage des petits et moyens. Cela est confirmé par une déclaration récente du président de la Chambre des exportateurs. Autre exemple: sous le prétexte de mesures à l’encontre de l’ex-Parti de la vertu, des entreprises liées à cette formation politique ont été fermées, notamment le plus grand producteur de biscuits.

Concentration de la richesse et polarité sociale

Dans la période antérieure à l’explosion de la crise, une fraction de la classe dominante a réussi à capter une part importante de la richesse au travers du mécanisme de l’endettement de l’Etat. Elle se portait acquéreur de bons du Trésor — pour financer le déficit — qui lui rapportaient un taux d’intérêt réel (taux d’intérêt nominal moins taux d’inflation) de 32%. Pour nourrir ces rentiers, l’Etat devait imposer un transfert brutal de ressources en provenance des salariés et de la petite-bourgeoisie.

La concentration de la richesse ressort bien d’une étude de Mehmet Sönmez, ancien permanent de la centrale syndicale officielle, le Disk. Il a montré qu’au cours de la première moitié de l’année 2000, 19’000 familles d’Istanbul, soit 1% du total des familles enregistrées, ont capté autant de revenus que le total des revenus des 1,03 million de familles des villes d’Izmir, d’Adana et de Bursa. Le 2% des personnes les plus riches d’Istanbul (environ 38’000 familles) disposait au cours de cette période de l’équivalent du total des revenus de la population d’Ankara.

Un double processus de concentration de la richesse apparaît. D’une part, les super-riches se concentrent à Istanbul et traduisent l’acuité du développement inégal régional. D’autre part, la polarité sociale, déjà extrême avant la crise, s’accentue sous ses effets, particulièrement dans la mesure où les couches moyennes, comme indiqué plus haut, sont touchées de plein fouet.

Pendant les seuls quarante premiers jours suivant la crise ouverte en mars, les licenciements dans l’industrie du textile se sont élevés à 121000; or, ce secteur est la locomotive des exportations à bas prix, car à bas "coûts salariaux". Pour les mois de mars et d’avril 2001, la perte du pouvoir d’achat est évaluée à 41%. Et cela concerne l’économie formelle; les pertes d’emplois et la contraction des revenus dans le secteur informel sont encore plus rudes, mais impossibles à quantifier. Toutefois, le fait que l’on estime de 40 à 55% la part de la population active ne disposant d’aucune couverture sociale indique non seulement l’ampleur de la précarisation du travail, la place de ce genre de force de travail dans le fonctionnement global de l’économie (divers processus de sous-traitance à tous les échelons), mais aussi le rôle de cette armée de réserve industrielle pour "discipliner" les travailleurs du secteur dit formel. La violence de la paupérisation, en période de crise, frappe spécialement cette fraction du prolétariat. Le travail des enfants (moins de 14 ans), très répandu, doit être envisagé comme partie intégrante de ce vaste secteur de main-d’œuvre flottante.

La priorité: une Turquie stable

Dans un tel contexte, les classes propriétaires de la Turquie sont unanimement d’accord sur la nécessité de mesures répressives pour assurer "l’ordre" et sur le programme économique aboutissant à une paupérisation accrue des secteurs déjà les plus défavorisés. Des nuances politiques peuvent s’exprimer sur les choix sectoriels de dépenses budgétaires à opérer dans le cadre d’une économie marquée par les impératifs "de la guerre et de la sécurité nationale".

D’un côté, la haute hiérarchie militaire, le Parti d’action nationaliste (MHP)1 — qui détient le Ministère de la défense nationale, la "gauche" kémaliste2 et anti-kurde (de Bulent Ecevit, chef du gouvernement depuis janvier 1999 et membre du DSP, Parti de la gauche démocratique) défendent la conception d’une "Turquie dynamique" dans la région proche- et moyen-orientale et "l’annihilation du terrorisme". Il ne peut qu’en découler un refus de toute réduction des dépenses militaires conventionnelles aussi bien que contre-insurrectionnelles. L’ancien ministre de l’Intérieur, l’ultra-nationaliste Mehmet Agar, n’a-t-il pas répondu à un journaliste qui lui demandait d’où venaient et où allaient des stocks d’armes non déclarés: "Messieurs, nous avons fait mille opérations pour sauvegarder le pays."

D’un autre côté se dessine une option — certes envisagée à partir de points de vue différents — que l’on pourrait qualifier "d’ouverture démocratique encouragée par l’Union européenne". Parmi ses supporters, on peut citer: le président de la République, Ahmet Necdet Sezer (qui a remplacé en mai 2000 Süleyman Demirel) ; le Parti de la mère patrie (ANAP), dirigé par Mesut Ylmaz; la photocopie de quatrième qualité du blairisme: le Parti du peuple de la République (CHP), dirigé par Baykal, qui a le soutien des politiciens social-démocrates du Parti de la liberté et de la solidarité (ÖDP)3, dirigé par Uras. Cette perspective a reçu l’assentiment du conseil présidentiel du PKK.

Or, un fait à lui seul permet d’éclairer le jeu des démocraties européennes avec leurs politiciens de toutes tailles et de toutes couleurs qui donnent des leçons sur l’universalité des valeurs démocratiques. Ainsi, un parti, le MHP, membre de l’actuelle coalition gouvernementale, collaborait avec les néo-fascistes allemands, ce qui est bien documenté. D’ailleurs, une procédure avait été ouverte à son encontre, car il était accusé d’avoir organisé et encouragé des massacres de masse. En 1990, la procédure a été suspendue. Ses membres sont toujours actifs dans les groupes paramilitaires anti-kurdes. Ils organisent, y compris, des opérations de punition visant des membres du parlement. Or, la place et le rôle de ce parti dans le gouvernement turc actuel ne suscitent aucune campagne de la part des gouvernants des démocraties européennes. Pourtant, cette formation politique, le MHP, pourrait être la cible d’une campagne de dénonciation au nom des valeurs démocratiques défendues officiellement par les divers gouvernements européens. Ce n’est pas le cas. D’une part, comme pour les Etats-Unis, la stabilité de la Turquie constitue une priorité pour l’UE et en premier lieu pour l’Allemagne. D’autre part, une sorte de préjugé raciste reste diffuse: "La Turquie ne peut accéder à la démocratie que très lentement."

La terreur carcérale comme message politique

Pour saisir la gestion politique de la crise économique par le régime, il est nécessaire d’avoir à l’esprit deux facteurs. Le premier a trait au recul, depuis mars 1999, du mouvement national kurde. Le second concerne l’isolement politique relatif dans lequel a été laissée la lutte des prisonniers politiques pour des droits démocratiques fondamentaux par les forces syndicales, le mouvement social et la gauche. Ainsi, malgré les différences internes au sein des cercles dirigeants, le régime peut imposer sa politique d’austérité et "d’ordre", sans opposition large structurée.

L’isolement de la gauche révolutionnaire est un élément à prendre en compte pour comprendre le type de gestion de la crise par la classe des possédants. Cet isolement politique a abouti à un affaiblissement de la résistance sociale, malgré la dureté des coups reçus. Le régime pense pouvoir terroriser des secteurs entiers des couches populaires en manifestant sa volonté d’écraser des milliers de prisonniers politiques, et cela immédiatement après une amnistie touchant une partie significative de la "population carcérale", mais excluant explicitement les prisonniers politiques de l’extrême gauche.

Au plan tactique, le gouvernement a opéré de la sorte. Il a suscité une démobilisation de l’opinion publique avec les déclarations du ministre de la Justice, H. Sami Türk, selon lesquelles le projet de système pénitencier à cellules de type F (cellule d’isolement) serait annulé. A peine la déclaration faite, l’opération militaire dans les prisons commença, le 19 décembre 2000: 31 prisonniers furent assassinés. La grève de la faim engagée par les prisonniers politiques s’est malgré tout prolongée. Actuellement, 62 prisonniers et prisonnières sont décédés.

La dimension politique d’ensemble des massacres dans les prisons n’a pas été saisie, pour diverses raisons, par la gauche électorale et le mouvement kurde. Ce dernier cherche à obtenir un signe de reconnaissance et de confiance de la part des autorités, en multipliant les déclarations de bonne volonté. Les militaires et les gouvernants n’ont pas bougé d’un millimètre. En perpétuant leurs pratiques tortionnaires à l’encontre des prisonniers politiques, ils savaient qu’ils adressaient directement un message de terreur à la population.

Un régime qui se nourrit de la guerre

La crise en Turquie est considérée par les Etats-Unis comme un problème de sécurité régionale. La Turquie concentre ses forces armées vers le nord de l’Irak. De plus, une atmosphère permanente de guerre est entretenue dans la région. Les déclarations des plus hautes personnalités du régime la nourrissent sans cesse.

Ainsi, le ministre d’Etat Enis Eksuz vient de déclarer que "le salut de la Turquie passe par un engagement militaire". Il a été conforté dans ses déclarations par le ministre des Armées de l’Etat israélien, Ben Elliezer, qui a insisté, lors de sa conférence de presse de mi-août à Ankara, sur le rôle de militaire que la Turquie devait jouer contre les pays de la région qui développent des armes nucléaires. Il visait évidemment l’Irak, mais aussi l’Iran.

Ce climat de guerre, qui s’inscrit dans la stratégie traditionnelle de la direction politico-militaire de l’Etat turc, est un instrument devant justifier l’ensemble des mesures répressives et devant créer un sentiment "d’unité nationale", cultivé depuis des décennies.

Ce n’est pas un hasard si deux opérations se déroulant dans le même temps étaient planifiées. La première devait consister en une attaque de l’armée turque contre l’Irak dans les régions pétrolières (Mossoul, Kirkük). La seconde concernait l’intensification des opérations militaires de l’Etat israélien contre le peuple palestinien. Selon divers analystes, les Etats-Unis auraient requis un ajournement des opérations de la Turquie, car ils craignaient une détérioration de la stabilité sociale de cet allié stratégique. C’est pour cette raison qu’un vice-président de la Banque mondiale, Kemal Dervis, a été envoyé de Washington pour élaborer et mettre en œuvre le programme de "stabilité" adopté et accepté par tous les partis parlementaires à Ankara. L’intrication entre la politique impérialiste et la nature du régime turc est un fait d’évidence. La nouvelle situation internationale, depuis début septembre, ne laisse aucun doute à ce sujet.

1. Responsable des massacres et des lynchages contre les Kurdes, première force derrière les troupes paramilitaires et dont plusieurs dirigeants ont été convoqués à cause des scandales de fraude et d’utilisation d’armes Uzi (d’origine israélienne) pendant les opérations "contre les terroristes".

2. Kémalisme par référence au "fondateur de la Turquie", Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938).

3. Surtout après avoir expulsé ceux qui apportaient un soutien minimum aux Kurdes et aux prisonniers et prisonnières politiques.


Chronologie politique

1876-1908: réformes constitutionnelles dans le cadre de l’Empire ottoman, réformes qui ont un soutien parmi de larges couches populaires.

1916-19: démantèlement de l’Empire ottoman entre autres sous les coups de boutoir des puissances impérialistes.

1920: congrès de Bakou et fondation du Parti communiste de la Turquie (PCT).

1921: exécution du comité central du PCT, par des forces nationalistes, à l’occasion de son retour du congrès de Bakou. Ces militants communistes voulaient participer à la lutte nationale contre l’invasion de l’Anatolie par les forces des puissances coloniales (Angleterre, France, Italie, Grèce).

1923: fondation de la République turque, avec à sa tête la figure de Kemal Atatürk, ancien colonel de l’armée ottomane, nationaliste.

1925: soulèvement kurde sous la direction féodale de cheik Said; 1927-31: soulèvement nationaliste kurde de Ararat; 1936-38: soulèvement nationaliste kurde de Dersim. Tous ces soulèvements ont été écrasés.

1930-39: période de consolidation du régime kémaliste et lancement du mouvement des cadres " Kadro " sous la houlette d’ex-dirigeants du PCT. Le PCT était interdit et détruit. Ses cadres vont participer à la création d’un mouvement "indépendantiste, ni socialiste, ni capitaliste", qui appuiera le mouvement kémaliste et participera à façonner une partie de son idéologie nationale.

1939-43: soutien du régime kémaliste au régime hitlérien.Emprisonnement des communistes (Nazim Hikmet et Dr Hikmet Kivilcimli) qui s’opposent à la guerre déclenchée par le régime nazi. De plus, ces derniers marquent la résistance contre la liquidation du mouvement communiste indépendant, alors que le régime stalinien avait fait le silence — et de fait accepté — la destruction du PC.

1947-50: dans le cadre de la guerre froide, l’impérialisme américain accroît son emprise sur la Turquie. Cette dernière participe de l’extension du Plan Marshall et connaît un processus accéléré d’industrialisation capitaliste. Après 1947, le système de parti unique est remplacé par un système pluripartiste contrôlé par les militaires et les sommets de l’Etat.

1951: opération spectaculaire contre des forces communistes extrêmement faibles (quelques intellectuels, quelques militants ouvriers), mais qui servait à consolider l’emprise du régime et à stimuler une idéologie antisocialiste et anticommuniste.

1960: essor de la bourgeoisie industrielle et accélération des migrations internes vers les grandes villes turques (Istanbul, Izmir, Adana, Ankara, etc.).

1961: coup d’Etat qui traduit la modification des rapports de force entre la bourgeoisie urbaine (industrielle, commerçante, financière) et les anciennes classes de grands propriétaires ruraux. Les premiers prennent les rênes du pouvoir politique.

1961-68: renaissance du mouvement anti-impérialiste et émergence de syndicats indépendants.

Juin 1970: soulèvement ouvrier dans les usines à Istanbul.

Mars 1971: coup d’Etat militaire qui conduit à l’exécution des dirigeants des mouvements révolutionnaires récemment formés et à l’emprisonnement de secteurs syndicaux indépendants.

1977-80: gouvernement du Front national. Se développent un climat de guerre civile, de grèves de masse; grossissement et multiplication d’organisations se définissant comme révolutionnaires. Au cours de cette période, 5300 ouvriers, étudiants et intellectuels sont tués.

1977-78: crise économique. Massacres à Istanbul à l’occasion du 1er Mai et à Maras contre les Alawites, courant religieux progressiste.

Septembre 1980: coup d’Etat militaire et mise en place de politiques néo-libérales. Une politique de destruction physique de la gauche est instaurée. S’ouvre la période symbolisée par le pouvoir politique de Turgut Ozal, ancien président de l’Association des métallurgistes. C’est une version turque du thatcherisme et du reaganisme.

1981: fondation du Front de la Résistance unie contre le fascisme auquel participent le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, créé en 1979) et 7 autres mouvements révolutionnaires ayant opté pour la lutte armée.

1984: début de la lutte de guérilla au Kurdistan.

1989-91: essor du mouvement revendicatif ouvrier suite aux mobilisations du printemps 1989. Soulèvement civil dans les villes kurdes (soulèvement appelé en langue kurde "Serhildan", soit soulèvement). Fin du gouvernement ANAP de Ozal. Apparition de nouveaux syndicats dans le secteur des services publics.

1991: mise en marche d’une politique d’exécutions sélectives des opposants. Les bases militaires turques et américaines jouent un rôle important dans la guerre de Golfe.

1991: remise en liberté conditionnelle des ex-dirigeants de l’extrême gauche et fondation des partis légaux de la gauche renonçant à la lutte armée.

1991-93: exclusion du parlement par la force des parlementaires de HADEP (Parti de la démocratie du peuple), qui a recueilli l’essentiel des suffrages kurdes, malgré la répression.

1994:crise économique et plan d’austérité initié le 5 avril.

1992-94: fondation du Commandement de la formation et de l’endoctrinement (EDOK), structure jouant un rôle clé au sein du système de commandement de l’armée. Développement des relations politico-militaires avec Israël.

1996: accélération du programme des privatisations, qui débouchera aussi sur une réorganisation de la structure de la propriété rurale, avec une forte concentration en faveur de grands capitalistes ruraux.

1999: capture de Ocalan et lancement de la politique "pour une république démocratique" par le PKK.

2000: remise en liberté de tous les accusés des bandes armées d’extrême droite et des chefs des troupes paramilitaires issues des structures étatiques. Attaques contre HADEP et aggravation de la répression au Kurdistan et dans les prisons.

2001:l’armée reçoit une allocation budgétaire de 7,6 milliards dollars, alors que les dépenses pour l’éducation et la santé s’élèvent respectivement à 6 milliards et 1,8 milliard.


Le meilleur allié

Le gouvernement turc, par la voix de Bulent Ecevit, n’a pas laissé passer plus d’une semaine avant de faire savoir qu’il était au service des Etats-Unis dans sa "guerre contre le terrorisme". Ecevit a offert d’entraîner les forces afghanes de l’Alliance du Nord — actuellement sponsorisée entre autres par les Etats-Unis — et de mettre à leur service des militaires ayant l’expérience de la lutte contre le terrorisme. Lisez: ayant combattu le PKK, exterminé quelque 30000 civils et détruit des milliers de villages.

La Turquie, le seul membre de l’OTAN dont une grande partie de la population est musulmane, a voté l’article 5 de la Charte de l’OTAN. Cet article considère qu’une agression contre l’un des 19 membres exige l’appui de tous les autres.

Les grands médias ont donné un large écho aux déclarations faites par l’ancien chef de la coalition militaire lors de la guerre du Golfe, le général Norman Schwarzkopf. Ce dernier a salué la Turquie "comme le véritable ami de l’Occident dans la région". L’ancien chef de l’état-major turc, le général Cevik Bir, assurait que "depuis maintenant la Turquie sera au premier rang", aux côtés des Etats-Unis. Il n’est pourtant pas nécessaire de rassurer les militaires et le gouvernement américains. Ils connaissent les raisons de leur importante aide à la Turquie. La base d’Incirlik, au sud-est du pays, sert déjà pour les opérations aériennes, comme lors de la guerre du Golfe.

La situation de guerre est utilisée par divers secteurs des élites dominantes. Ainsi, les militaires tiennent à faire la démonstration, y compris aux yeux de l’Union européenne, que leur tradition de "guerre de basse intensité" peut être mise à profit, aujourd’hui en Afghanistan et, demain, ailleurs. Quant au ministre de l’Economie, éduqué dans le sérail de la Banque mondiale, Kemal Dervis, il a souligné: "Dans le cadre des développements actuels, les pays amis allaient mieux réaliser l’importance de la Turquie. Si cette importance est comprise, le processus d’intégration à l’Union européenne pourra s’accélérer." La communion entre militaires et néo-libéraux est complète. D’ailleurs, les derniers ne rechignent pas à recevoir, une fois par mois, les "recommandations" du Conseil de sécurité nationale.

Parmi ces avis devait figurer la suspension sine die, depuis le 26 septembre, de la prestigieuse revue Idea Politika, à la rédaction de laquelle participe le président de la Cour de cassation. Cette revue avait publié, il y a six mois, un article intitulé "Le coup d’Etat permanent". Ce qui lui a valu des poursuites. Dans sa dernière livraison, elle posait la question: "A qui sert l’armée?". La réponse lui a été donnée.

Depuis le 11 septembre, les mesures répressives s’intensifient, d’autant plus que le climat social est lourd. Les quelques révisions de la Constitution, adoptées le 4 octobre 2001, ne changent rien sur le fond. C’est avant tout un message diplomatique en direction de l’Europe. Comme le dit le directeur de Idea Politika, Erol Ozkoray: "La Turquie reste de fait dirigée par cette élite [militaire] échappant au contrôle démocratique."

Une question reste ouverte: quels seront les effets conjoints de la crise et de cette guerre sur le moyen terme?

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