N° 1 octobre 2001 Restaurer les fondations locales du pouvoir impérial
Géopolitique du Plan Colombie Nous publions ici un article de James Petras, paru en mai 2001, sur les enjeux du Plan Colombie. James Petras enseigne la sociologie à lUniversité de Binghamton (New York) et collabore à diverses revues de gauche, telle la Monthly Review. Il montre la place que ce plan occupe dans la politique de Washington à légard de lensemble de lAmérique latine, du triangle Equateur-Colombie-Venezuela en particulier. Il linscrit également dans lévolution des stratégies mises en uvre par les Etats-Unis pour assurer la domination de leurs intérêts dans ce continent: du soutien actif aux coups dEtat dans le Cône Sud dans les années 1960 et 1970 à la politique contre-insurectionnelle en Amérique centrale dans les années 1980. James Petras Pour bien comprendre le Plan Colombie, il faut le situer dans une perspective historique tant par rapport à la Colombie que par rapport aux récents conflits dAmérique centrale. Le Plan Colombie est à la fois une "nouvelle" politique et une continuation de lengagement passé des Etats-Unis. Au début des années 1960, sous le président John F. Kennedy, Washington avait lancé son programme de contre-insurrection en formant des forces militaires spéciales conçues pour attaquer des "ennemis intérieurs". En Colombie, cela visait les communautés dautodéfense, particulièrement dans la région de Marquetalia. Le Pentagone a poursuivi par la suite sa présence contre-insurrectionnelle en Colombie. Le Plan Colombie du président Clinton est donc lextension et lapprofondissement de la "guerre intérieure" du président Kennedy. Les différences sont à chercher dans les justifications idéologiques de lintervention des Etats-Unis, dans léchelle et lampleur de limplication de Washington et dans le contexte régional. Sous Kennedy, la contre-insurrection était justifiée par la menace du communisme international; aujourdhui cest la menace de la drogue qui joue ce rôle. Mais hier comme aujourdhui, la base historique et sociologique du conflit est totalement niée. La seconde différence majeure entre le Plan Colombie de Clinton et le programme de contre-insurrection de Kennedy, cest léchelle et lampleur de lintervention. Le Plan Colombie est un programme à long terme, qui se chiffre en milliards de dollars et qui implique des fournitures darmes modernes à grande échelle. Le programme de contre-insurrection de Kennedy était plus modeste. Cette différence déchelle des opérations militaires ne découle daucune différence stratégique ou politique. Sa cause réside dans le contexte politique différent en Colombie et dans le monde. Dans les années 1960, les guérillas colombiennes étaient un petit groupe isolé. Aujourdhui elles sont une formidable armée opérant à léchelle nationale. Un autre facteur historique à considérer en discutant du Plan Colombie est la croissance récente des conflits régionaux, cest-à-dire lintervention des Etats-Unis en Amérique centrale. Le Plan Colombie est lourdement influencé par le fait que Washington a réussi à réaffirmer son hégémonie grâce aux prétendus "accords de paix" signés en Amérique centrale. Ce succès a reposé sur le recours à la terreur dEtat, aux déplacements massifs de populations, à des dépenses militaires à grande échelle et à long terme, à des conseillers militaires, et enfin à loffre dun règlement politique impliquant la réintégration des commandants de la guérilla dans la politique électorale. Le Plan Colombie est basé sur ces succès de Washington en Amérique centrale et sur la conviction de ladministration américaine quelle peut reproduire en Colombie la même formule terreur contre paix qui a si bien marché en Amérique centrale. Le présent article est une analyse des intérêts géopolitiques et des préoccupations idéologiques qui guident le Plan Colombie, des conséquences de lescalade militaire US, ainsi que du diagnostic erroné que fait Washington de la "question colombienne". Je terminerai par une discussion de quelques-unes des conséquences négatives inattendues dont Washington risque de faire lexpérience en poursuivant sa politique militaire en Colombie. Le Plan Colombie et le triangle radical Ses critiques décrivent le Plan Colombie comme une politique élaborée et mise en uvre par Washington, visant à éliminer militairement les forces de guérilla en Colombie et à réprimer les communautés paysannes rurales qui les soutiennent. Les cerveaux de la politique des Etats-Unis, eux, décrivent le Plan Colombie comme un effort pour éradiquer la production de drogue et son commerce en attaquant les sources de production qui sont situées dans les régions influencées ou contrôlées par la guérilla. Selon cette argumentation, puisque les guérillas sont associées avec les régions productrices de coca, Washington a envoyé ses équipes de conseillers militaires et son aide militaire pour détruire ce quils appellent les "narco-guérillas". Plus récemment, particulièrement à la suite des succès politiques et militaires des deux principaux mouvements de guérilla, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et lArmée nationale de libération (ELN), Washington a progressivement reconnu que sa guerre est dirigée contre ce qui est désormais appelé linsurrection de la guérilla. Même si les enjeux économiques en Colombie même sont substantiels, la question plus vaste et plus importante, pour Washington comme pour loligarchie dominante à Bogota, est laccumulation rapide et massive de forces. Lengagement militaire des Etats-Unis en Colombie a une dimension géopolitique. Les stratèges de Washington sont préoccupés par plusieurs évolutions géopolitiques, qui pourraient affecter négativement le pouvoir impérial des Etats-Unis dans la région et au-delà. Premièrement, la question de linsurrection colombienne fait partie dune matrice plus vaste qui est en train de remettre en cause lhégémonie des Etats-Unis dans la partie septentrionale de lAmérique du Sud et dans la zone du canal de Panama. Deuxièmement, les conflits dans la région sont liés au pétrole, à sa production, à sa commercialisation et à la fixation de son prix (le Venezuela est membre de lOPEP, etc.). Troisièmement, si les noyaux durs des conflits avec lempire des Etats-Unis sont situés en Colombie, au Venezuela et en Equateur (le triangle radical), il y a croissance dun mécontentement de gauche et nationaliste dans des pays adjacents clés, particulièrement au Brésil et au Pérou. Quatrièmement, lexemple dune résistance qui réussit dans les pays du triangle radical résonne déjà dans des pays plus au sud, comme le Paraguay et la Bolivie, sensibles à limpact des luttes politiques menées par les mouvements indiens-paysans des hauts plateaux de lEquateur ainsi quaux "appels bolivariens" du président Hugo Chavez du Venezuela. De même, une conscience nationaliste-populiste est toujours présente en Argentine. Cinquièmement, la force du triangle radical, particulièrement la diplomatie du pétrole et la politique indépendante du président Chavez, a démoli la stratégie des Etats-Unis visant à isoler la révolution cubaine et elle a contribué à davantage intégrer Cuba dans léconomie régionale. En outre, les contrats avantageux de fourniture de pétrole accordés par le président Chavez (du commerce à des prix subventionnés) ont renforcé la détermination des régimes des Caraïbes et de lAmérique centrale à résister aux efforts de Washington visant à faire de la mer des Antilles une zone protégée des Etats-Unis. Les guérillas et les mouvements populaires constituent un défi politique et social sérieux à la suprématie des Etats-Unis dans la région. Le Venezuela, de son côté, représente un défi sur les plans de la diplomatie et de la politique économique dans le bassin caraïbe et au-delà, grâce à son leadership dans lOPEP et à sa politique étrangère non alignée. En termes plus généraux, le triangle radical peut contribuer à miner la mystique qui existe autour de la prétendue invincibilité de lhégémonie américaine et à dégonfler lidée quil serait inévitable de se soumettre à lidéologie du libre marché. En termes plus spécifiques, le conflit entre le triangle radical et le pouvoir impérial des Etats-Unis attire lattention sur le fait quune grande partie de ce qui est décrit comme "le globalisme" repose sur des fondations qui sont tout simplement les relations sociales de production et le rapport de force entre classes sociales à lintérieur des Etats-nations. Ce constat est particulièrement important pour le conflit qui oppose en Colombie les FARC aux Etats-Unis. Mon postulat est que sans fondations solides, sociales, politiques et militaires, à lintérieur de lEtat-nation concerné, le projet impérial et les réseaux globaux qui laccompagnent sont mis en péril. Cest pourquoi il vaut la peine de regarder de très près la nature de la guerre que Washington mène par procuration en Colombie. Par lintermédiaire de son client, le régime colombien, Washington tente de détruire les guérillas et de décimer et démoraliser leurs partisans, afin de restaurer les fondations locales du pouvoir impérial. La géographie du défi lancé à Washington Dans les années 1960 et 1970, le défi au pouvoir impérial des Etats-Unis se situait dans le cône sud de lAmérique latine, au Chili, en Argentine, en Uruguay et en Bolivie. Washington y a répondu en appuyant des coups dEtat militaires et la terreur dEtat pour renverser des gouvernements et terroriser lopposition populaire, jusquà la soumission. Durant les années 1980, cest lAmérique centrale qui est devenue la clé de voûte du défi révolutionnaire au pouvoir impérial des Etats-Unis. La révolution nicaraguayenne et les mouvements populaires de guérilla au Salvador et au Guatemala ont constitué un sérieux défi aux régimes clients et aux intérêts géopolitiques et économiques des Etats-Unis. Washington a militarisé la région en y déversant des milliards de dollars darmements, en finançant une armée mercenaire au Nicaragua et le terrorisme militaire dEtat au Salvador et au Guatemala. Au prix de plus de 200000 morts au Guatemala, 75000 au Salvador et au moins 50000 au Nicaragua, la guerre dusure menée par Washington a finalement réussi à imposer une série daccords de paix restaurant des régimes clients des Etats-Unis et lhégémonie de Washington. A la fin des années 1990 et au début du nouveau millénaire, la géographie de la résistance à lempire US sest déplacée vers la partie nord de lAmérique du Sud, cest-à-dire la Colombie, les hauts plateaux orientaux de lEquateur et le Venezuela. En Colombie, les forces des guérillas réunies contrôlent ou influencent de larges parts du territoire: au sud de Bogota, jusque vers la frontière équatorienne; au nord-ouest vers Panama, ainsi que plusieurs poches à lest et à louest de la capitale et des unités de milice urbaine. Parallèlement aux mouvements de guérilla, des mobilisations paysannes à grande échelle et des grèves générales convoquées par les syndicats ont secoué de manière croissante le régime du président Pastrana. Au Venezuela, léquipe du président Hugo Chavez a gagné plusieurs élections, réformé les institutions de lEtat (le Congrès, la Constitution et le pouvoir judiciaire) et elle a adopté une position indépendante en politique étrangère, conduisant lOPEP vers la fixation de prix du pétrole plus élevés, développant des liens avec lIraq et élargissant les relations diplomatiques et commerciales avec Cuba. En janvier 2000, la Confédération des nationalités indigènes dEquateur (CONAIE), qui est un puissant mouvement indien paysan lié à des officiers subalternes de larmée et à des syndicalistes, a renversé le régime du président Mahuad. Larmée est intervenue pour renverser à son tour la junte populaire, mais la CONAIE et ses alliés furent capables de remporter des succès importants lors des élections législatives qui suivirent. Conséquence: le projet stratégique du Pentagone dencercler les guérillas colombiennes en construisant une base militaire en Equateur, à Manta, a été sérieusement combattu. Dans ces trois pays, des mouvements armés ou civils, ainsi que le régime Chavez à Caracas, ont mis en question linterventionnisme de Washington et sa promotion du programme néo-libéral. Cette résistance a lieu dans une région qui est riche en pétrole: le Venezuela est un important fournisseur des Etats-Unis; la Colombie produit du pétrole et possède de substantielles réserves non exploitées; il en va de même, à plus petite échelle, pour lEquateur. Le pétrole est une arme à double tranchant: il encourage une politique interventionniste agressive de Washington (comme le Plan Colombie et lintervention contre la junte populaire équatorienne); en même temps, il peut servir de levier pour défier la domination des Etats-Unis, comme Chavez la démontré. Cependant, même si le pétrole est à la fois une ressource stratégique pour lapprovisionnement de lempire US et un atout économique pour des nationalistes leur permettant de défier tout boycott et de financer leurs alliés potentiels , le Plan Colombie ne peut pas être interprété uniquement comme le produit de la matrice géo-économique de ce triangle nord de lAmérique du Sud, particulièrement riche en pétrole. Le Plan Colombie est aussi une stratégie plus large visant à contenir et à affaiblir lattrait que lavance révolutionnaire colombienne exerce au sein dautres pays latino-américains. Lexistence, sur des territoires qui se jouxtent, des FARC, de la CONAIE et du régime Chavez les renforce mutuellement. Si le projet nationaliste-populiste du Venezuela tire ses racines de la révulsion populaire face à la corruption, au pourrissement des institutions politiques et à la misère de la majorité du peuple, lexistence dun mouvement social-révolutionnaire puissant aux portes du Venezuela renforce ce pays contre toute politique de déstabilisation inspirée par les Etats-Unis. De même, le refus du régime Chavez dautoriser les avions de reconnaissance US à pénétrer lespace aérien vénézuélien pour localiser les forces de guérilla colombiennes diminue la pression militaire sur ces dernières. Le fait quen Equateur un mouvement indien-paysan de grande dimension soppose à la militarisation yankee de la frontière Equateur-Colombie affaiblit leffort de guerre impérial. Le ralliement du gouvernement équatorien à la dollarisation de léconomie du pays et à la construction dune base militaire US lont délégitimé, dans un contexte de paupérisation croissante et de tensions socio-politiques de plus en plus aiguës. Le triangle radical et le conflit avec lempire US peuvent déborder sur des pays voisins. Le Pérou, un client dévoué des Etats-Unis, dirigé jusquil y a peu par un chef de la police secrète parrainé par la CIA, Vladimiro Montesinos, se trouve dans une période dinstabilité: mouvements populaires de masse et politiciens néo-libéraux se disputent pouvoir et influence. Au Brésil, le Parti des travailleurs (PT), le parti de la gauche réformiste, a gagné une série délections municipales importantes, entre autres la mairie de Sao Paulo, alors que le parti du président Cardoso poursuit sa spirale descendante. Plus important, le Mouvement des paysans sans terre (MST) continue dorganiser loccupation de grandes propriétés foncières en réussissant à résister à la répression de lEtat, dans des campagnes très tendues socialement. Plus au sud, dimportantes mobilisations paysannes et urbaines ont paralysé de plus en plus fréquemment les économies de la Bolivie et du Paraguay; tandis quen Argentine les provinces sont en rébellion continuelle, les piqueteros coupant les axes routiers et attaquant les institutions politiques municipales. Cest dans ce contexte de mobilisation continentale grandissante quil faut voir le Plan Colombie, comme une tentative de décapiter lopposition la plus radicalisée, la plus avancée et la mieux organisée contre lhégémonie des Etats-Unis. Jusquà présent, le surgissement dans le triangle radical de cette opposition à multiples facettes a bloqué, voire a fait reculer les efforts de Washington sur divers terrains. Sa volonté historique disoler la révolution cubaine de lAmérique latine et des Caraïbes a été mise en échec. La visite de Chavez à Cuba et laccord Cuba-Venezuela sur le pétrole consolident lapprovisionnement en énergie de Cuba. La Conférence ibéro-américaine de Panama, en novembre 2000, a totalement isolé les diplomates du Département dEtat, en appelant les Etats-Unis à abolir la Loi Helms-Burton, qui impose lembargo contre Cuba. Les démarches prudemment calibrées de Washington visant à affaiblir le régime Chavez ont été repoussées. LOPEP a élu à sa tête un Vénézuélien, Ali Rodriguez. Les pays des Caraïbes se sont empressés de demander et de signer des accords pétroliers favorables avec le Venezuela. Le conflit du Proche-Orient a renforcé Chavez face aux Etats-Unis: en témoignent son attaque publique contre le Plan Colombie et les réactions favorables du Brésil, du Mexique et dautres pays importants. La stratégie de Washington suit une "approche en dominos". Le Plan Colombie signifie: dabord vaincre les guérillas, ensuite encercler et mettre sous pression le Venezuela et lEquateur avant de passer à lescalade de la déstabilisation intérieure. Lobjectif stratégique est de reconsolider le pouvoir de Washington dans la partie nord de lAmérique du Sud, dassurer un accès sans restriction au pétrole et dimposer au reste de lAmérique latine lidéologie qui prétend quil ny a "pas dalternatives à la globalisation". Entretenir la mystique Un enjeu du Plan Colombie est de préserver la mystique de linvincibilité de lempire ainsi que le dogme du caractère irréversible des politiques néo-libérales. Lélite au pouvoir à Washington sait que les croyances des peuples opprimés et de leurs dirigeants sont tout aussi efficaces pour préserver le pouvoir des Etats-Unis que lexercice effectif de la force. Tant que les régimes latino-américains, de même que leurs oppositions, continuent de croire quil ny a pas dalternative à lhégémonie des Etats-Unis, ils se conformeront aux principales exigences formulées par Washington et ses représentants au sein des institutions financières internationales. La croyance que le pouvoir des Etats-Unis est intouchable et que ses exigences ne peuvent pas être remises en cause par un Etat-nation croyance que la rhétorique de la globalisation fortifie encore davantage a été un facteur essentiel du renforcement de la tutelle matérielle des Etats-Unis (cest-à-dire lexploitation économique, la construction de bases militaires, etc.) Si la domination des Etats-Unis est mise à lépreuve et que, dans une région, une lutte populaire y résiste avec succès, cette mystique sérodera et les peuples et même les régimes ailleurs dans le monde commenceront à remettre en question la politique des Etats-Unis. Les forces dopposition bénéficieront alors dun nouvel élan pour défier les régulations néo-libérales qui facilitent le pillage de leurs économies. Là où se produisent de telles déstabilisations, le capital fuira devant la menace dun renouveau de réformes nationalistes et socialistes et de mesures structurelles redistributives. Le repli sur des marchés plus restreints, combiné à la pression des risques et des marges bénéficiaires déclinantes au sein de lempire US, menacera alors la position du dollar. Une baisse du dollar rendrait à son tour plus difficile le financement de limmense déficit des comptes courants de léconomie américaine. Cest la crainte de cette réaction en chaîne qui est à la racine de lhostilité, où que ce soit, de Washington à toute remise en question pouvant déboucher sur la mise en mouvement dune opposition politique à grande échelle et durable. La Colombie est un tel cas. En tant que tels, les intérêts économiques et politiques des Etats-Unis en Colombie ne sont pas si importants que cela. Pourtant la possibilité dune lutte émancipatrice réussie dirigée par les FARC, lELN et leurs alliés populaires pourrait affaiblir la mystique, mettre en mouvement des mobilisations dans dautres pays et peut-être même procurer un début de colonne vertébrale à quelques leaders latino-américains. Le Plan Colombie est censé empêcher que la Colombie ne devienne un exemple démontrant que des alternatives sont possibles et que Washington peut être vaincu. Plus important, une alliance Cuba-Venezuela-Colombie pourrait constituer un bloc politique et économique puissant, réunissant le savoir-faire cubain en matière sociale et de sécurité, le poids énergétique du Venezuela et, de la part de la Colombie, son pétrole, sa main-duvre, son agriculture et son industrie. Ces économies complémentaires pourraient devenir un pôle alternatif à lempire centré sur les Etats-Unis. Le Plan Colombie est organisé pour détruire la clé de voûte potentielle de cette alliance politique: linsurrection colombienne. Phrases vides et réalités concrètes La nature du Plan Colombie est dêtre une opération clairement militaire dirigée par les Etats-Unis afin de détruire leur adversaire de classe dans le but de consolider leur empire en Amérique latine. La rhétorique antidrogue est destinée à la consommation intérieure et ne constitue pas un guide opérationnel pour laction. Les chefs de la guérilla et leurs mouvements comprennent cela parfaitement et agissent en conséquence. Ils mobilisent la base sociale qui les soutient, assurent leurs fournitures militaires et organisent une stratégie anti-impériale appropriée. Confrontés à cette brutale polarisation politico-militaire, définie clairement par chacun des deux adversaires en présence, de nombreux intellectuels, universitaires et présumés progressistes battent en retraite et se cachent derrière des abstractions apolitiques, coupées des configurations de pouvoir effectives et de la lutte de classes qui a lieu dans la réalité. Ils invoquent le "système capitaliste mondial", l"accumulation du capital à léchelle mondiale", les "défaites historiques", l"âge des extrêmes". Ce sont des phrases vides, écrites en grands caractères, répétées comme des incantations, qui nexpliquent rien et obscurcissent la base spécifique, politique et de classe, des mouvements anti-impérialistes et des luttes de classes qui vont samplifiant. Etant donné limportance stratégique aux yeux de Washington du dénouement de la crise colombienne, ainsi que le potentiel que recèle cette lutte comme bélier pour ébranler lhégémonie des Etats-Unis en Amérique latine, il est manifeste que laccumulation du capital US dépend pour une part importante des résultats des luttes politiques à lintérieur des Etats-nations. Qui plus est, une victoire politico-militaire des Etats-Unis en Colombie isolerait Chavez et faciliterait les efforts pour affaiblir son régime, ce qui est particulièrement important compte tenu de la centralité du pétrole, en tant que première source dénergie, pour les Etats-Unis. Tant que les FARC et lELN existent et constituent un "plus grand mal" extrémiste aux yeux de Washington, ceux qui décident de la politique des Etats-Unis sont bien obligés de manuvrer avec prudence face à la politique étrangère de Chavez, de crainte que ce dernier ne radicalise sa politique intérieure, en convergence avec la gauche colombienne. Jusquà maintenant, malgré toutes ses déclarations nationalistes en matière de politique étrangère, Chavez a pratiqué une politique budgétaire plutôt orthodoxe; il a respecté les investisseurs étrangers et il en a même invité de nouveau; il a également honoré scrupuleusement le paiement de la dette extérieure (et intérieure) du Venezuela. Washington a donc dû mettre en uvre des stratégies complexes envers ses adversaires dans le triangle Colombie-Equateur-Venezuela, maintenant des relations froides mais correctes avec le régime Chavez au même moment où il procédait à une nette escalade de son appui à la guerre contre les FARC/ELN. Les divers registres de la politique de Washington Face aux différentes oppositions quil affronte dans la région, Washington poursuit une politique sur plusieurs registres. En Colombie, où un client des Etats-Unis contrôle lappareil dEtat et où les guérillas constituent un défi au système lui-même, le Département dEtat a déclaré une guerre à outrance. Les priorités sont la centralisation et lexpansion de la machine de guerre et la marginalisation des organisations populaires autonomes de la société civile. Si Washington tolère la zone démilitarisée, contrôlée par les FARC et où les négociations de paix ont lieu, ladministration américaine est déterminée à resserrer lencerclement militaire de la région, en prenant militairement le contrôle le long de la frontière (particulièrement la frontière entre la Colombie et lEquateur) et en préparant un assaut militaire général et sans merci contre la direction des guérillas à lintérieur de la zone démilitarisée. Dans ce cadre, la stratégie militaire des Etats-Unis sest concentrée de plus en plus ces dernières années sur lexpansion des forces paramilitaires et le renforcement de leur efficacité opérationnelle. Depuis plus de dix ans, la CIA a aidé à former ces groupes paramilitaires, en prétendant le faire pour combattre le cartel de la drogue. Ces trois dernières années, cest par lintermédiaire de son aide militaire à larmée colombienne que Washington a démultiplié son appui clandestin aux forces paramilitaires, tout en tolérant leurs activités dans la drogue. Les terroristes paramilitaires jouent un rôle essentiel dans le Plan Colombie: ils se chargent de la "purification sociale" agressive de régions entières, en éliminant les activistes paysans soupçonnés de sympathies pour la guérilla. Les forces paramilitaires, dont les effectifs sont estimés à environ 10000 hommes, sont la "carte" de Washington pour saboter les négociations de paix et transformer le conflit colombien en guerre totale. La tactique de Washington consiste à faire pression pour que les paramilitaires soient inclus dans les négociations de paix comme tierce partie, afin de fournir ainsi loccasion à Pastrana de se poser en médiateur centriste entre les deux extrêmes pour imposer un règlement qui maintienne le statu quo socio-économique. Cela va très probablement provoquer une rupture des négociations et une guerre totale. A légard des paramilitaires, Washington joue un double jeu. Chaque année, les rapports du Département dEtat les condamnent sur le papier. Mais, dans les faits, les paramilitaires reçoivent de Washington un appui à grande échelle, par lintermédiaire de laide militaire à larmée colombienne. En Colombie, les Etats-Unis poursuivent une démarche presque exclusivement militaire, quaccompagnent seulement quelques subsides mineurs à des ONGs que les Etats-Unis veulent mettre de leur côté en les faisant travailler sur des cultures alternatives à la coca. Au Venezuela par contre, Washington souhaite éviter de déclencher prématurément une confrontation. Le Département dEtat réalise que le rapport de force au Venezuela nest pas favorable à une action politico-militaire directe. Chavez a réformé la justice, gagné les élections au Congrès, nommé des officiers généraux respectueux de la Constitution et il sest assuré dun soutien majoritaire solide au sein de la population. Pour le moment, les alliés de Washington, qui se trouvent parmi la bourgeoisie daffaires, dans les partis traditionnels et au sein de lappareil dEtat, ne sont pas en position de procurer à Washington des canaux efficaces pour financer et diriger un effort de déstabilisation. La stratégie de Washington reste donc pour linstant limitée à une guerre de propagande visant à créer, demain, des conditions favorables pour une déstabilisation à grande échelle et un coup dEtat civil et militaire. La tactique des Etats-Unis au Venezuela est donc exactement linverse de sa politique à légard du régime colombien. Pour sopposer à Chavez, Washington met en garde contre les dangers autoritaires de sa centralisation du pouvoir. Le Département dEtat plaide pour une plus grande autonomie au sein de la société civile en faveur des élites, qui sont ses clients. Le but de Washington est de fragmenter le pouvoir et détablir une plate-forme sur laquelle réorganiser les partis traditionnels vénézuéliens, actuellement discrédités. En Colombie, les Etats-Unis appuient les programmes daustérité de Pastrana et du FMI. Au Venezuela, par contre, ils montent en épingle la pauvreté de masse et le chômage, dans lespoir de susciter une désaffection populaire à légard du régime Chavez. En Equateur comme en Colombie, Washington soutient à fond loption centraliste du gouvernement, la répression des mouvements sociaux ainsi que la marginalisation de lopposition au parlement équatorien. La dollarisation de léconomie et la concession aux Etats-Unis dune base militaire sont les plus sûrs signes de la conversion de lEquateur au statut dEtat client des Etats-Unis. Il est trop tôt pour formuler un jugement définitif sur cette politique à plusieurs registres. Dans ses premiers stades, le Plan Colombie a conduit à un emploi plus agressif des forces paramilitaires et à un plus grand nombre de victimes civiles, mais il na pas permis un refoulement ("roll back") véritable des guérillas. Lapprofondissement de la crise de léconomie colombienne a accru limpopularité du régime Pastrana dans les villes. Laffaiblissement de la position politique de Pastrana a été mis en évidence par ses pertes sévères lors des élections municipales de la fin 2000. Au Venezuela, le régime Chavez consolide son pouvoir institutionnel, trouvant un appui renforcé au sein des syndicats grâce à des nouvelles élections libres, tout en gardant un soutien massif dans la population. En Equateur, les mouvements sociaux et la coalition indienne-paysanne conservent leur pouvoir de mobilisation, même si les alliés de Washington ont réussi, au moins temporairement, à imposer des accords militaires avec les Etats-Unis et, par le biais de la dollarisation, une subordination ouverte de léconomie équatorienne au Département du Trésor des Etats-Unis. Les conséquences de lescalade militaire des Etats-Unis Le Plan Colombie est typiquement une guerre de basse intensité, qui combine de la part du gouvernement des Etats-Unis un financement et un armement à grande échelle avec un faible engagement de troupes sur le terrain. Mais cette guerre de basse intensité a dores et déjà eu sur les paysans et les travailleurs de Colombie un impact de haute intensité qui est en train dinternationaliser le conflit. Malgré leurs habituels démentis, les agences militaires et de renseignements de Washington ont été très actives pour diriger les forces paramilitaires colombiennes qui déciment les civils, cest-à-dire essentiellement les paysans qui, dans les villages, soutiennent les FARC ou lELN. Paysans, militants des communautés, instituteurs et autres personnes accusées dun tel soutien sont assassinés en masse pour terroriser le reste de la population. Dans les régions occupées par larmée colombienne, conseillée par les Etats-Unis, de fréquentes rafles des paramilitaires ont provoqué lexode de plus dun million de paysans. La terreur paramilitaire fait partie du répertoire des tactiques de contre-insurrection conçues à Washington pour vider les campagnes et priver les guérillas de soutien logistique, de nourriture et de nouvelles recrues. Avec lescalade de violence du Plan Colombie, des milliers de paysans fuient au-delà des frontières pour se réfugier au Venezuela, en Equateur, à Panama et au Brésil. Inévitablement, les attaques des paramilitaires menées au-delà des frontières contre les réfugiés ont élargi le conflit militaire. Les familles des militants de la guérilla obligées de fuir maintiennent leurs liens et leurs contacts. Les zones de frontières sont devenues des zones de guerre où des réfugiés vivant dans une abjecte misère sont parties au conflit et constituent des cibles pour larmée colombienne. Plutôt que de limiter le conflit civil, le Plan Colombie étend et internationalise la guerre, exacerbant linstabilité dans les régions adjacentes des pays voisins. Le Plan Colombie représente clairement une escalade dans la nature et la visibilité de lengagement des Etats-Unis en Colombie. On estime à trois cents leurs conseillers militaires, auxquels il faut ajouter les mercenaires qui pilotent les hélicoptères, recrutés auprès dentreprises privées de sécurité "sous-traitantes". Cela signifie que lengagement des Etats-Unis est descendu de la planification, de la conception et de la direction de la guerre jusquau niveau opérationnel tactique. En outre, les décideurs des Etats-Unis ont eu recours à tous les leviers financiers dont ils disposent pour récompenser les officiers colombiens complaisants et coopératifs et pour punir ou humilier ceux qui ne se plient pas assez aux ordres ou aux conseils venus de Washington. Limpression (et la réalité) qui prévaut chez les Colombiens est que le Plan Colombie est en train de transformer une guerre civile en une guerre nationale. Il ny a absolument aucun doute que la classe dominante colombienne et des secteurs de la moyenne bourgeoisie sont favorables à une intervention militaire des Etats-Unis plus grande et plus directe encore. Pour les paysans par contre, la présence accrue des Etats-Unis signifie un emploi accru de défoliants chimiques, des raids militaires de plus en plus agressifs et destructeurs pour éradiquer la coca et les cultures vivrières, et pour éliminer les gêneurs. Le Plan Colombie est en train de transformer une guerre civile en une guerre de libération nationale. Cette dimension nationaliste pourrait susciter des soutiens urbains accrus à la guérilla chez les étudiants, les intellectuels et chez les syndicalistes, tout en poussant les paysans apolitiques dans le camp de la guérilla, par simple réflexe de survie pour eux et leur famille. En mettant au premier plan une réponse militaire à linsurrection populaire, le Plan Colombie militarise la société colombienne et accentue lexode hors du pays des gens qualifiés et de bien dautres citoyens, qui fuient par crainte des forces militaires et paramilitaires qui se déchaînent dans les villes. Mettre la Colombie sur pied de guerre intimide le Colombien moyen; mais cela aliène également de nombreux Colombiens de la petite bourgeoisie, qui se voient exposés à des perquisitions arbitraires et à des interrogatoires. La perte de cet espace urbain, limité, à lintérieur duquel une société civile colombienne a pu continuer jusquà présent de sexprimer, va pousser au développement de lactivité clandestine de certains, tandis que dautres se sentiront forcés de se retirer encore plus de la vie publique. Le gouvernement considère les revendications syndicales et civiques comme "subversives pour leffort de guerre". Les opposants civils sont considérés comme "une cinquième colonne agissant pour le compte des guérillas". Conséquence: le nombre déjà record des syndicalistes et des journalistes assassinés augmente encore plus. Tandis que certains sont intimidés, dautres vont se détourner radicalement de lEtat. Le Plan Colombie coûte 3,5 milliards de dollars à lEtat colombien, à un moment où le gouvernement impose des mesures daustérité et des coupes dans les dépenses sociales qui frappent les salariés. En accroissant les dépenses militaires colombiennes, le Plan Colombie accroît lopposition à lEtat au sein de la population. Cela, en retour, ne peut que renforcer lexigence de la part des militaires colombiens et des dirigeants de Washington que lappareil répressif soit renforcé encore plus. Les politiques néo-libérales et la militarisation du conflit requièrent un Etat centralisé plus fort et le rétrécissement et létouffement de la société civile, en tout cas pour les classes populaires. Le renforcement de lEtat et sa détermination à mener une guerre sur deux fronts la guerre militaire dans les campagnes, la politique daustérité néo-libérale dans les villes nont pas seulement pour résultat dapprofondir la polarisation entre le régime et la population civile, mais ils isolent aussi le régime de plus en plus. Celui-ci devient dès lors encore plus dépendant de Washington et des organismes militaires et paramilitaires qui se multiplient dans les villes et dans les campagnes. Le diagnostic de Washington: ses faiblesses et les réalités Pour lessentiel, le Plan Colombie opère sur la base de trois postulats erronés: 1. Washington extrapole une fausse analogie avec ses victoires en Amérique centrale; 2. Washington se base sur une série déquations erronées quant à la nature des guérillas colombiennes et quant aux sources de leur force; 3. Washington accorde une importance disproportionnée à la drogue comme base du pouvoir de la guérilla et se fixe exagérément sur cet aspect. Le défi que les FARC et lELN lancent au pouvoir ne saurait être comparé aux luttes de guérilla qua connues lAmérique centrale dans les années 1980. Pour commencer il y a le facteur temps: les guérillas colombiennes ont derrière elles une plus longue trajectoire, qui leur a permis daccumuler une abondante réserve dexpériences pratiques, particulièrement à propos des pièges que recèlent des accords de paix qui échouent à transformer lEtat et ne placent pas les réformes de structure du pays au centre du compromis conclu. Deuxièmement, la direction de la guérilla des FARC est composée, pour la plus grande partie, de dirigeants paysans ou de personnes qui ont noué des liens profonds avec les campagnes, à la différence des commandants dAmérique centrale qui étaient pour la plupart des intellectuels issus des classes moyennes, désireux de retourner à la vie urbaine et à une carrière politique électorale. Troisièmement, la géographie est différente. Non seulement la Colombie est beaucoup plus grande, mais la topographie favorise la guerre de guérilla. En outre le rapport politique de la guérilla à son terrain est bien meilleur en Colombie. Par leur origine sociale et leur expérience, les guérillas colombiennes sont mieux familiarisées avec le terrain dans lequel elles mènent la guerre. Quatrièmement, la direction des FARC a placé des réformes socio-économiques au centre des négociations quelle mène avec le gouvernement, à la différence des mouvements centro-américains qui ont mis la priorité sur la réinsertion des ex-commandants dans le processus électoral. Cinquièmement, les guérillas colombiennes sont entièrement autofinancées et ne sont donc pas exposées aux pressions et aux marchandages de soutiens extérieurs, comme cela a été le cas en Amérique centrale. Sixièmement, les FARC ont déjà fait lexpérience dun accord de paix, entre 1984 et 1990, qui a vu lassassinat de milliers de leurs partisans et sympathisants et aucun progrès dans la réforme du système socio-économique du pays. Finalement les guérillas ont observé les accords dAmérique centrale et elles ne sont guère impressionnées par les résultats: lhégémonie du néo-libéralisme, limpunité des militaires qui ont violé les droits de lhomme, lenrichissement de nombreux ex-commandants de la guérilla dont quelques-uns se sont dailleurs même joints aux appels en faveur de lintervention des Etats-Unis en Colombie. Etant donné ces différences, la politique à double registre de Washington qui parle de paix, finance des cultures alternatives, tout en intensifiant la guerre et en poussant à léradication des cultures de coca est condamnée à léchec. La carotte dun accord de paix pour les commandants et le bâton de la guerre dusure contre la base populaire ne réussiront pas à amener les FARC à conclure une paix qui saccompagnerait de leur insertion électorale, avec maintien de la continuité institutionnelle et militaire du pays, tandis que le néo-libéralisme poursuivrait ses ravages. Le deuxième postulat erroné des responsables de Washington, cest lanalyse simpliste quils font des sources du pouvoir des FARC. Les penseurs stratégiques de Washington tirent un trait dégalité entre les FARC et le commerce de la drogue. Vu de Washington, cest la drogue qui leur permettrait de recruter des combattants à coups de millions de dollars, tandis que leurs "tactiques de terreur" leur permettraient dintimider la populace et de contrôler des territoires entiers. Pour Washington, les équations sont très simples: FARC = drogue, drogue = dollars, dollars = recrues, recrues = terreur, terreur = croissance du territoire contrôlé. Une approche aussi superficielle néglige toutes les dimensions historiques, sociales et régionales du conflit et elle reste aveugle à la dynamique sociale qui explique linfluence croissante des FARC. Pour commencer, elle néglige le processus historique de la formation des FARC, de leur croissance dans certaines régions et de leur succès auprès de certaines classes sociales. Les FARC sont devenues une formation de guérilla redoutable au travers de laccumulation de forces sur la durée, non pas dune manière linéaire, mais avec des reculs et des avancées. Sur 35 ans, ce sont les liens de famille, lexpérience de vivre et de travailler dans des régions abandonnées ou harcelées par lEtat qui ont joué un grand rôle dans le recrutement et la construction du mouvement. Par tâtonnements, en tirant les leçons des erreurs commises, par la réflexion et létude, les FARC ont été capables daccumuler un vaste bagage de compréhension pratique des bases matérielles et de la psychologie du recrutement de masse, et de la conduite de la guerre de guérilla. Les FARC, en se faisant tout au long de leur histoire les champions de la réforme agraire et des droits des paysans, ont été capables avec un succès considérable de former des cadres paysans qui font le lien entre les villageois et les chefs guérilleros et peuvent communiquer dans les deux sens. Ce sont ces liens et ces expériences historiques, bien plus que la taxe sur le commerce de la drogue, qui sont décisifs pour expliquer le développement des FARC. En fait, cest lévolution historique et politique des FARC qui ont façonné le rôle de la taxe que les FARC prélèvent sur les ventes de drogue et non linverse, la drogue qui déterminerait leur politique. La décision de taxer les trafiquants de drogue et de réinvestir les fonds ainsi recueillis dans le mouvement révèle en fait le caractère politique du mouvement, que ninfirment pas quelques cas isolés denrichissement individuel. Dans les zones contrôlées par les FARC, la drogue nest ni vendue ni consommée. Les FARC protègent les producteurs paysans, mais ce sont les alliés politiques et militaires des Etats-Unis ainsi que les banques qui commercialisent la drogue et qui blanchissent les profits de cette activité. Socialement, les FARC sont insérées dans la structure de classes du pays par leur implantation dans les villages et la défense des intérêts des paysans. Les FARC recrutent parmi les paysans et parmi les pauvres des villes avec qui ils travaillent et auxquels les relient souvent des liens de famille. En déracinant les villageois, les déprédations des militaires et des paramilitaires font des jeunes paysans des recrues disponibles et volontaires pour les armées de la guérilla. La même chose se passe avec le programme déradication des cultures de coca: en détruisant les moyens dexistence des paysans, ils créent des conditions propices à lappel aux armes de la guérilla. La force de la guérilla dans les provinces ne découle pas seulement de lexploitation et des abus des élites économiques dominantes, mais également de la concentration des dépenses publiques et de la consommation à Bogota (et dans une moindre mesure dans les autres grandes villes). La polarisation ville-campagne, historique en Colombie, a contribué à la constitution darmées rurales, tant par certains politiciens régionaux que par les guérillas. En intervenant de façon arbitraire et violente dans les campagnes, larmée, qui sert lélite politique de Bogota et les grands propriétaires terriens régionaux, a approfondi le fossé entre la classe politique et les paysans. Beaucoup de paysans en viennent à se sentir plus proches des guérillas. Finalement, les cerveaux de la politique des Etats-Unis exagèrent la place centrale quoccuperaient dans la guerre de guérilla les revenus tirés de la drogue. Personne ne va nier que la taxe sur la drogue soit un facteur important, une source de revenu nécessaire pour financer armes et achats de nourriture. Mais cela nest guère suffisant. En fait, ce que les idéologues du Plan Colombie ignorent ou sous-estiment, cest limportance des luttes des FARC en défense des intérêts de base des paysans (la terre, laccès au crédit, les routes, etc.), léducation politique des FARC et leur attrait idéologique, les services sociaux, lordre et la sécurité quelles fournissent. Dans la plupart de leurs rapports avec la population rurale, les FARC représentent lordre, lhonnêteté et la justice sociale. Si les taxes sur la drogue permettent dacheter des armes, cest bien cet ensemble dactivités sociales, politiques et idéologiques qui leur valent les sympathies dans les campagnes et qui rendent les paysans réceptifs à leur appel aux armes. Ce ne sont pas les taxes sur la drogue et les armes qui achètent la loyauté de classe et le dévouement des villages. Sinon les forces militaires et paramilitaires seraient véritablement invincibles! La force des FARC se base sur la combinaison de leur attrait idéologique et de la résonance de leurs analyses et de leurs pratiques politiques avec la réalité quotidienne de la vie paysanne. Pour couper lherbe sous les pieds des FARC, Washington devrait changer la réalité socio-économique que le Plan Colombie est justement censé défendre. Résultats et perspectives dun diagnostic erroné Le Plan Colombie est un exemple typique de laction dun pouvoir impérial qui investit massivement armes et argent pour soutenir un protégé loyal, en loccurrence le régime Pastrana qui sappuie de plus en plus sur la coercition (les forces militaires et paramilitaires), et des alliés politiques et économiques qui sapproprient les terres et dépossèdent les familles paysannes. Larmée dépend de conscrits sans motivation et elle entraîne des militaires professionnels, coupés du peuple, loyaux seulement envers leur hiérarchie et qui ne sont pas du tout familiers du terrain où le combat se déroule. Les officiers sont formés à lemploi darmes de haute technologie et ils sont préoccupés surtout par leur carrière. En général, le programme de militarisation dirigé par les Etats-Unis na pas remonté le moral très bas qui règne chez les conscrits et même parmi les officiers subalternes. La tactique employée cible des couches de la population civile dont de nombreux soldats sont issus. La destruction à grande échelle de cultures et de villages séduit peu les conscrits normaux: cest bien pourquoi larmée sappuie sur les assassins payés par les groupes paramilitaires pour mener la "sale guerre". Le Plan Colombie provoque la peur et la fuite parmi les paysans et les formations paramilitaires réussissent peut-être à recruter quelques-uns des jeunes déracinés. Néanmoins il est douteux, pour des raisons qui ont trait tant à lhistoire, à la biographie individuelle quau contexte socio-économique, que les forces paramilitaires puissent réussir à égaler les FARC/ELN dans la mobilisation de nouvelles recrues. La poursuite et lapprofondissement de la guerre ainsi que lisolement croissant du régime conduisent à un engagement militaire renforcé des Etats-Unis. Dores et déjà leurs conseillers militaires sont présents pour enseigner et diriger la guerre high-tech et pour assumer la direction opérationnelle à proximité du champ de bataille. Washington pousse à étendre les bases opérationnelles de la contre-insurrection à des régions nouvelles. Ces nouvelles garnisons deviendront la cible des forces de guérilla. Si larmée colombienne nest pas à la hauteur pour défendre les bases avancées où opèrent les conseillers nord-américains, cela sera-t-il le prétexte pour envoyer davantage de troupes des Etats-Unis? Cela serait alors le début dun enchaînement conduisant à un engagement direct de troupes terrestres des Etats-Unis sur le terrain. Sil est vrai quon peut se poser de sérieuses questions quant au degré et à la profondeur de limplication militaire future des Etats-Unis, il ny a aucun doute que le Plan Colombie signifie un approfondissement de la guerre qui minera certainement encore plus profondément léconomie colombienne. Les revenus de lEtat seront asséchés pour payer la guerre; les offensives aériennes et terrestres produiront toujours plus de réfugiés et les économies locales puis nationales de toute cette région de lAmérique du Sud seront déstabilisées. Les camps de réfugiés deviennent souvent des bouillons de culture dextrémisme, lextrémisme des déracinés. La drogue, la contrebande et dautres activités criminelles vont fleurir et déborderont tous les efforts des pays voisins pour contrôler leurs frontières. Lexpérience montre que les Etats-Unis ne seront pas capables déviter lextension géographique des effets de la guerre. Ce qui sétend au loin tend toujours à revenir comme un boomerang. Effets en retour (blowback) imprévus Le mot blowback ("souffle en retour") se réfère aux effets négatifs imprévus de lengagement des Etats-Unis dans des guerres outre-mer. Par exemple, lentraînement par les Etats-Unis dexilés cubains et de fanatiques islamiques afghans pour combattre le communisme a abouti à constituer des gangs de trafiquants de drogue hautement organisés, qui ont commencé par approvisionner les marchés des Etats-Unis et de lEurope, pour passer ensuite à des activités terroristes, certains en venant même à attaquer des cibles aux Etats-Unis. [Cet article date de mai 2001!] Lorsque le chef de la DEA (la Drug Enforcement Administration de Washington) ou certains idéologues du Plan Colombie parlent de narco-guérillas, ce ne sont pas les gros trafiquants de drogue colombiens quils évoquent. Ce quils appellent les narco-guérillas, ainsi que les paysans qui cultivent la coca, touchent moins du 10% des revenus générés par la drogue car ils ne taxent et ne produisent que la matière première. Les grands profits du trafic de drogue sont réalisés avec la transformation en cocaïne, la commercialisation sur les marchés dexportation et le recyclage des fonds ainsi accumulés. Or ceux qui se chargent de ces différentes étapes, les vrais puissants et bénéficiaires dans le trafic de stupéfiants, se trouvent être tous des alliés stratégiques des Etats-Unis dans la guerre contre-révolutionnaire. Si lon prend la peine de regarder les chemins empruntés par la drogue au travers des Caraïbes et de lAmérique centrale, ils passent tous par des régimes qui sont des protégés des Etats-Unis, jouissant manifestement dappuis officiels. La même chose vaut en Asie du Sud et au Moyen-Orient: la production, la transformation et le transport de la drogue suivent un parcours qui passe par des protégés ou danciens protégés des Etats-Unis. La Turquie est la plaque tournante de tout le commerce européen de la drogue, avec la protection active des militaires turcs et de leurs services secrets. Ceux-ci sont profondément liés non seulement au commerce de la drogue en Afghanistan, en Birmanie et dans quelques républiques ex-soviétiques, mais également aux gangsters bosniaques et plus particulièrement albanais, dont les activités sont facilitées par le fort appui militaire et politique quaccordent les Etats-Unis à lAlbanie, au Kosovo et à la Bosnie. Forts dappuis officiels, ces gangsters ont combiné drogues, traite des blanches et trafic darmes. Parfois, les alliés stratégiques des Etats-Unis et leurs protégés anticommunistes se sont retournés contre eux, dans plusieurs cas après avoir été équipés et entraînés par la CIA. Par exemple, ce sont danciens associés de la CIA qui ont organisé des cellules terroristes ayant fait sauter des bombes contre des cibles telles que le World Trade Center de New York en 1993. [Cet article date de mai 2001!] La Colombie offre le même potentiel de conséquences imprévues. Les trafiquants qui achètent les feuilles de coca, transforment la pâte et produisent le produit fini (la poudre de cocaïne), collaborent avec les groupes paramilitaires ou en sont directement membres. De hauts gradés de larmée, des grands propriétaires terriens et un nombre non négligeable de banquiers et autres respectables capitalistes recyclent largent de la drogue dans limmobilier et la construction, etc. Comme toutes les enquêtes passées et présentes le montrent, les profits des affaires outre-mer sont blanchis dans de grandes banques aux Etats-Unis et en Europe. Ce sont des alliés politiques clés des Etats-Unis en Colombie et dinfluentes élites de la banque aux Etats-Unis qui sont les principaux acteurs dans le business de la drogue. Cela mine la crédibilité du prétexte idéologique fondamental du Plan Colombie et révèle sa vraie motivation impériale. Le grand écart entre lidéologie antidrogue officielle des Etats-Unis et les liens effectifs de Washington avec la narco-armée et les narco-paramilitaires de Colombie devient toujours plus évident. Cela ne peut manquer de susciter des désaccords au sein même des Etats-Unis. (Traduction Robert Lochhead) Haut de page
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