N° 1 octobre 2001

Entretien avec Eric Toussaint, président du CADTM

"Il faudra poser la question de la propriété"

Le G8 a décidé de constituer un fonds de lutte contre le sida et les maladies infectieuses. Quel avis portes-tu sur cette décision?

Eric Toussaint — Les résultats de cette initiative précise sont scandaleux et doivent être dénoncés de manière systématique. Le G8 a annoncé la création d’un fonds de 1,3 milliard de dollars représentant une somme absolument ridicule. Pour comparaison, les dépenses militaires des pays membres du G7 atteignent annuellement environ 600 milliards de dollars. De plus, le milliard de dollars prévu ne constitue nullement les dépenses annuelles de ce fonds mais représente seulement la somme à atteindre sur plusieurs années. Ensuite, il a été clairement indiqué que le fonds aurait pour but d’acheter des médicaments patentés, ce qui signifie que les dépenses vont servir à acheter aux firmes pharmaceutiques des médicaments que les plus pauvres des pauvres de cette planète ne sont pas à même de payer. A travers cette opération, c’est en fait les pouvoirs publics qui vont apporter un soutien aux entreprises pharmaceutiques privées qui de toute manière ne rencontrent pas une demande solvable dans les pays d’Afrique subsaharienne ou dans les autres pays pauvres, où ces maladies prennent la forme d’épidémies. C’est donc bel et bien une aide des pouvoirs publics aux industries pharmaceutiques. Voilà pourquoi j’affirme que cette annonce est une supercherie. Remarquez aussi que l’OMS (Organisation mondiale de la santé) avait calculé qu’elle aurait besoin d’au moins 9 milliards de dollars par an pour pouvoir lutter de manière significative, dans les pays les plus touchés, contre le sida, les maladies endémiques liées aux voies respiratoires, le paludisme et la malaria.

Les partisans de l’annulation de la dette étaient nombreux à Gênes et représentent une composante du mouvement anti-mondialisation. En tant que militant du CADTM, quel bilan fais-tu de l’avancée de cette campagne et quelles sont à ton avis les perspectives qui se profilent?

Je pense qu’on assiste à une radicalisation importante de la campagne qui était jusqu’à présent largement dominée par les mouvements liés aux Eglises (catholiques-romaines ou réformées). Leur orientation était modérée. Ce que la direction du mouvement demandait, c’était l’annulation de la partie impayable de la dette des pays les plus pauvres, soit une revendication très éloignée de la demande d’annulation complète de la dette extérieure publique de l’ensemble du tiers-monde. Cela a toutefois évolué lorsque les directions des Eglises — notamment le Vatican — qui voulaient mettre fin à la campagne se sont confrontées au refus des militants de base mécontents que les pays du G7 n’aient même pas répondu positivement à leurs exigences minimales.

Dans le même temps, des campagnes radicales ont gagné fortement en influence. Elles sont menées par le CADTM, le réseau citoyen pour l’annulation de la dette en Espagne, une coordination des campagnes du Sud appelée Jubilé Sud, ou 50 Years Is Enough aux Etats-Unis. Il en résulte que le combat autour de la question de la dette est maintenant dominé par sa fraction radicale. Le problème est de réussir à ce que le mouvement ne s’essouffle pas, ce qui implique, d’une part, de lui donner une structure internationale suffisamment forte et, d’autre part, de combiner la question de la dette au problème d’alternatives en matière de financement du développement. On ne peut pas s’arrêter à une stricte annulation de la dette. Il faut réfléchir aux autres politiques à appliquer et donc aux alternatives à proposer. C’est dans ce sens qu’une réunion importante a eu lieu les 13 et 14 août à Mexico, à l’initiative de Via Campesina (coalition réunissant des centaines d’organisations paysannes), de la CUT (centrale syndicale) du Brésil, d’attac et de Focus on the Global South. Cette assemblée a réuni les mouvements sociaux qui avaient souscrit à la déclaration de Porto Alegre de fin janvier 2001.

Les pays d’Amérique latine sont touchés par une grave crise sociale et économique, dont un des facteurs est le paiement de la dette et de ses intérêts. Penses-tu que, sur ce continent, la revendication de l’annulation de la dette ou le refus de paiement de cette dette peut prendre un caractère de masse et ainsi avoir un effet déstabilisateur pour les gouvernements et la bourgeoisie locale?

La question de la dette a pris un caractère de masse dans plusieurs pays d’Amérique latine. C’est manifestement le cas du Brésil, de l’Argentine et de l’Equateur. En Equateur, la CONAI (Coordination nationale des indigènes d’Equateur) et la coordination des mouvements sociaux mettent la question du non-paiement de la dette dans leurs revendications principales depuis trois ans. Or cela n’est quasiment jamais expliqué lorsqu’on présente ce mouvement comme une lutte contre la hausse des prix des combustibles suite aux ajustements structurels du FMI. Cette lutte comporte pourtant une plate-forme qui intègre plus largement: les droits des indigènes, le non-paiement de la dette, la fermeture de la base américaine de Manta. Au Brésil, en septembre 2000, un plébiscite a été organisé par le MST (mouvement des travailleurs sans terre), la CUT, attac, le Jubilé Sud, et la Conférence nationale des évêques (secteur issu de la théologie de la libération) rassemblant quelque 6 millions de participants. Plus de 80% des participants se sont prononcés pour le non-paiement de la dette. En Argentine enfin, on assiste à une suite de grèves générales, de mouvements d’occupation des routes (Piqueteros), à des grèves sectorielles. Le thème unificateur est le rejet de l’accord entre le FMI et le gouvernement portant sur le paiement de la dette et le brutal plan d’austérité.

La dette constitue donc un thème de masse qui est cependant dépourvu d’une revendication tout à fait concrète, bien qu’en Argentine la dynamique tend à se concrétiser au plus haut point. Reste à savoir si les forces politiques et syndicales seront aptes à faire face à une exigence d’annulation, qui place l’affrontement social et politique à un très haut niveau.

Si, au Brésil, des appareils politiques, comme la direction du PT (Parti des travailleurs), sont opposés à faire de la question du non-paiement de la dette un thème central, c’est qu’ils veulent éviter l’affrontement avec les institutions de Bretton Woods et leur classe capitaliste dans son ensemble. Ainsi ils louvoient, ce qui a un effet retardateur sur la capacité d’accumulation du mouvement. C’est pourquoi je me situe beaucoup plus du côté du MST, du secteur radical de la CUT, du secteur radical du PT ou des secteurs radicaux en Argentine qui pensent faire du non-paiement de la dette un cheval de bataille pour créer une situation qui change qualitativement. En effet, si un pays comme l’Argentine, contraint à rembourser 20 milliards de dollars, et cela pour 85% à des institutions privées, arrête le remboursement de la dette, cela créera un choc financier international, c’est évident. Il existe d’ailleurs déjà une inquiétude profonde sur ce qui va se passer si un tel cas de figure se présente.

Porto Alegre II sera une des prochaines échéances centrales du mouvement anti-mondialisation. Le premier sommet de Porto Alegre de janvier 2001 avait comme objectif de rassembler les diverses composantes du mouvement et d’élaborer des pistes d’alternatives. Quel bilan fais-tu de cette première rencontre? A-t-elle répondu à tes attentes? Et quels sont, à ton avis, les enjeux du prochain Forum Social Mondial?

Tout d’abord, je pense que le prochain Porto Alegre sera clairement plus massif. On parle déjà de 50000 à 100000 participants alors qu’il y en avait 10000 à 12000 au précédent. Deuxièmement, je pense qu’on va être amenés à clarifier des éléments de débats sur les alternatives à proposer. Elles ne pourront faire l’économie de partir de la centralité qu’occupe la contradiction Capital-Travail, avec ses diverses concrétisations, dans le processus de mondialisation néo-libérale. Or, une telle perspective ne va pas de soi pour certaines composantes qui appellent à la réunion de Porto Alegre. Dans tous les cas, les débats vont venir sur les points nodaux qui sont l’enjeu de la mondialisation du capital. Notamment les débats sur la propriété, à l’heure où l’on privatise massivement. Affirmer s’opposer aux privatisations, et ajouter que certains biens sont des biens patrimoines de l’humanité — la biodiversité, les semences, l’eau, l’air —, implique un transfert du secteur privé au domaine public de pans entiers de l’économie, ce qui pose directement le problème de la propriété. Le débat sur la propriété va donc certainement occuper une place pour la première fois lors de la prochaine édition de Porto Alegre. Dans un cadre d’alliances sociales larges, il s’agira d’introduire cette thématique et d’autres afin de permettre que des gens puissent, à leurs rythmes, progresser, définir leurs positions et préciser accords et divergences, tout en gardant un cadre unitaire sur des objectifs définis. C’est là un point sur lequel j’insiste, car je pense que, malgré les limites du mouvement, quelque chose de nouveau et d’enthousiasmant s’affirme: c’est l’existence d’une vraie élaboration par des composantes du mouvement et en leur sein même. Par exemple, la coalition de Via Campesina pose le problème du commerce international, de la production alimentaire, de manière plus avancée et plus intéressante que ne le faisaient jusqu’à présent des organisations révolutionnaires. Cela signifie que le mouvement social est en train de produire des éléments d’une alternative.

Entretien réalisé par Marc Gigase et George Waardenburg, juillet 2001

1. Eric Toussaint est président du CADTM (Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde). Il est auteur de La Bourse ou la Vie. La finance contre les peuples, Syllepse, 2e éd., 1999; Le bateau ivre de la mondialisation. Escales au sein du village planétaire, Syllepse, 2000.

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