N° 1 octobre 2001

interview de Gigi Malabarba:

Perspectives du mouvement "anti-mondialiste":

Divers mouvements associatifs, forces politiques, militants et militantes italiens ont joué un rôle important pour constituer le Genoa Social Forum et préparer la grande mobilisation de juillet 2001 à Gênes. Parmi les animateurs du Genoa Social Forum, un syndicaliste et un militant qui de longue date a organisé la solidarité avec les mouvements de lutte et de résistance en Amérique latine nous a donné son point de vue sur la signification de cette mobilisation.

Gigi Malabarba a travaillé durant vingt-cinq ans à l’usine Alfa Romeo de Arese, près de Milan. Il y était délégué syndical et un des responsables dans l’usine de la FIOM, fédération de la métallurgie affiliée à la CGIL (la centrale syndicale italienne qui avait des liens historiques avec le Parti communiste italien). Par la suite, Gigi Malabarba a été coordinateur et porte-parole national d’une des coordinations des Cobas (Comités de base) dans l’industrie. Certains Cobas se sont regroupés, entre autres ceux issus de l’industrie et du secteur de l’enseignement, pour former une confédération syndicale nationale Cobas.

Lors des élections italiennes du 13 mai 2001, Gigi Malabarba a été élu au Sénat (l’une des deux chambres du système parlementaire italien) sur les listes du Parti de la refondation communiste (PRC), dans la circonscription où habite la majorité des ouvriers ayant travaillé et travaillant dans l’usine Alfa Romeo de Arese.

La manif de Gênes du 21 juillet — qui a rassemblé entre 200000 et 250000 personnes malgré le refus des trois grandes confédérations syndicales italiennes d’y adhérer (CISL, UIL, CGIL) — a rencontré un succès énorme. Quelle est ton évaluation de la phase actuelle de développement du mouvement anti-globalisation?

Gigi Malabarba — Il faut effectivement relever tout d’abord le fait "historique" que tu as déjà évoqué dans ta question: la manif de Gênes a été la première manif de masse depuis des décennies en Italie, qui s’est déroulée sans la participation des grandes centrales syndicales ou d’un parti politique ayant une influence de masse, comme pouvait l’avoir à son époque le PCI. Il est très significatif que, dans ces conditions, l’on arrive à obtenir une participation d’une telle ampleur. C’est un succès extraordinaire, au-delà des difficultés, des contradictions et des drames qui se sont produits lors des journées de Gênes. Cette énorme disponibilité à la mobilisation ne pourra pas être effacée.

L’autre élément fondamental qu’il faut mettre en évidence est le processus de maturation politique, même s’il est encore faible et limité. Nous avions déjà eu des indices en ce sens avec des mobilisations dans le secteur public, notamment dans les écoles, la santé, tout comme dans certains secteurs de l’industrie. Lors des manifestations de Naples du mois de mars 2001, nous avions déjà pu constater une très forte "empreinte sociale" du mouvement anti-globalisation, grâce à la présence massive de travailleur·euse·s précaires et de chômeur·euse·s. Gênes a certainement représenté le couronnement de cette disponibilité allant s’accroissant à la mobilisation qui s’est manifestée dans le courant de la dernière année. L’un des "précédents" les plus significatifs a été la grève et la manifestation des travailleurs métallurgistes quinze jours auparavant. A cet égard, il faut remarquer la participation réciproque aux deux initiatives: celle du Genoa Social Forum (GSF) à la journée de mobilisation de la FIOM du 6 juillet, et celle de la FIOM au GSF et à la manifestation du 21 juillet à Gênes.

Comment vois-tu la question de l’intégration du monde du travail dans le cadre des mobilisations anti-globalisation?

Il y a une compréhension de plus en plus grande que la bataille est la même. En effet, la globalisation capitaliste frappe avant tout les conditions de vie et de travail des salarié·e·s, et cela à l’échelle planétaire. Le mouvement syndical doit donc être en mesure de fournir une réponse à la hauteur du défi, et par conséquent le plus possible en syntonie avec le mouvement anti-globalisation. En Europe, nous n’avions pas encore connu ce qui s’était produit aux Etats-Unis lors des manifestations de Seattle et Washington des deux dernières années, avec la participation active aux mobilisations anti-globalisation de secteurs importants du syndicat AFL-CIO. A Québec, la jonction avec le mouvement syndical (la fédération des travailleurs du Québec) a été très importante. En ce sens, les journées de Gênes ont représenté pour l’Europe la première expérience de jonction de mouvements à caractère différent. En ce qui concerne l’Italie, si la gauche syndicale — tant celle interne à la CGIL que celle représentée par les Cobas — était déjà partie prenante du mouvement, aucun secteur significatif des grandes confédérations syndicales n’y avait encore adhéré. La participation de la FIOM aux mobilisations anti-G8 de Gênes représente un fait très important, qui favorisera certainement un approfondissement des contacts et des synergies. De ce point de vue, le forum sur les questions du travail, qui a eu lieu lors des discussions organisées par le GSF à Gênes, a été particulièrement significatif et a fait apparaître une réelle possibilité de convergence entre les deux mouvements, syndical et anti-globalisation. Certes, il s’agit d’une dynamique qui reste pour l’instant circonscrite à des noyaux plutôt restreints des deux composantes. Mais elle représente néanmoins des prémices très positives, susceptibles de développements ultérieurs. Il s’agit en effet d’une précondition indispensable pour construire un rapport de force à la hauteur du défi, qui soit capable de garantir les bases matérielles pour que la bataille anti-globalisation ait de réelles possibilités de succès. L’importance que revêt la jonction entre les deux mouvements commence à être perçue dans toute son ampleur. Il faut remarquer que la question du travail a été longtemps négligée par la grande majorité des forces associatives qui se sont engagées dans le mouvement anti-globalisation. Cela fut aussi le cas lors de la préparation du GSF. Cependant, la grève des métallurgistes et l’adhésion de la FIOM au GSF ont en quelque sorte permis de changer la donne, d’opérer un tournant. Aujourd’hui, de plus en plus de militants associatifs saisissent le rôle central que joue le conflit capital-travail et sont conscients que cette question doit être prise en considération.

Par rapport à la poursuite et au renforcement du travail unitaire, que penses-tu de la présence, lors des manifestations anti-globalisation, desdits "Black-blocks", dont les actions ont, comme nous l’avons vu à Gênes, des conséquences directes pour le mouvement?

Il est clair qu’il faut de la part de la coalition — le Forum social italien — qui se constitue en vue de Porto Alegre II un effort de préparation très minutieux des prochaines échéances. L’on doit notamment se fixer comme objectif d’éviter que les scénarios de mobilisation définis de manière largement unitaire par un ensemble de composantes déjà très hétérogènes entre elles ne soient bouleversés par les actions de groupes très minoritaires. Une discussion a déjà commencé sur la question de l’autodéfense des cortèges au travers de structures de service d’ordre. Cette discussion doit se poursuivre. Il faudra en particulier évaluer si cela est suffisant, ou bien s’il faut envisager d’autres mesures et formes d’organisation pour éviter l’infiltration et l’instrumentalisation des cortèges de la part de ces groupes.

Tout cela renvoie toutefois à une discussion plus générale sur la nature desdits "Black-blocks". J’ai l’impression que le mouvement a dans son ensemble une appréciation fondamentalement correcte de ce phénomène. Nous ne pouvons pas nous limiter à l’adoption de mesures de type services d’ordre, car le problème est également politique. Incontestablement, au-delà des infiltrations de la part de groupes d’extrême droite et de la police, ces milieux dits de "casseurs" — qui n’ont aucun véritable profil politique et qui sont, de manière erronée, assimilés à des groupes anarcho-insurrectionnels — exercent une attraction réelle sur certains secteurs de jeunes. Ces derniers perçoivent ce type d’actions comme une occasion d’agir et comme une forme d’expression auxquelles ils peuvent donner leur adhésion. Il y a donc un certain nombre de points communs avec d’autres phénomènes de marginalisation sociale qui se manifestent de manière violente dans les sociétés et les métropoles du monde occidental, comme le phénomène de l’hooliganisme dans les stades de foot ou d’autres formes de rébellion sociale violente.

Du point de vue politique, je suis convaincu que toutes les conditions sont réunies pour que l’écrasante majorité du mouvement anti-globalisation soit à l’avenir en mesure de réduire au maximum l’influence de ces groupuscules tout comme l’impact des actes violents lors des manifestations. Cependant, il est clair qu’il faudra réfléchir à l’opportunité de certaines formes de manifestation. Je pense notamment à certaines actions placées sous la définition de "désobéissance civile". A Gênes, la "désobéissance civile" a été choisie en tant que méthode certes radicale mais en même temps de refus de la confrontation physique directe avec les "forces de l’ordre". En effet, même les porte-parole des associations qui l’avaient proposée et appuyée se rendent aujourd’hui compte que ce type d’actions se prête facilement à l’infiltration et à l’instrumentalisation, risquant ainsi de perdre très rapidement sa signification symbolique originale et de dégénérer.

La participation directe du mouvement syndical et de franges de plus en plus consistantes de travailleurs, appartenant à des générations différentes, implique de prendre en considération la présence, au sein du mouvement, de formes de culture et d’expression politiques partiellement différentes. Ainsi, tout ne peut pas être résolu en adoptant le modèle "Seattle". Quelqu’un a parlé à juste titre de mouvement de mouvements. Ces derniers doivent donc trouver ensemble, démocratiquement, les formes les plus efficaces pour réaliser leurs objectifs communs.

Le succès de la manifestation, la stratégie de répression adoptée par le gouvernement italien et les critiques parues dans la presse, tant italienne qu’internationale, par rapport aux brutalités commises par les forces de police peuvent-ils à ton avis représenter des indices d’une délégitimation croissante de la mondialisation capitaliste?

Je crois effectivement qu’on peut parler d’une crise de légitimité du système capitaliste, car l’écho et la sympathie que suscite le mouvement dans des secteurs relativement consistants de la société, et en particulier des couches populaires, sont absolument évidents. Au point qu’il y a aujourd’hui la possibilité pour le mouvement de "faire irruption" — pour ainsi dire — dans les institutions parlementaires et d’exercer une influence sur des secteurs de ladite intelligentsia qui, après des décennies d’hibernation, réintroduisent dans leur univers culturel des éléments propres aux antagonismes sociaux fondamentaux qui travaillent la société. Le développement du mouvement anti-globalisation a réussi à modifier le climat. Le fait que la presse reflète dans une certaine mesure les revendications du mouvement en est en quelque sorte la preuve la plus tangible.

Ce tournant s’est opéré en dépit de la stabilité du cadre politique et du cadre syndical, qui n’ont fondamentalement pas évolué. Car le gouvernement de centre gauche, qui a subi une défaite écrasante aux élections du 13 mai dernier, a été le pivot des politiques néo-libérales en Italie et les trois grandes centrales syndicales ont joué le rôle de courroie de transmission de ces politiques dans le monde du travail. Le nouveau gouvernement de centre droite n’aura certainement pas une autre orientation, bien au contraire. Ces deux coalitions, en compétition entre elles mais de fait très proches politiquement, représentent la quasi-totalité de l’échiquier politique et institutionnel.

Aujourd’hui il est possible de mener une bataille contre l’hégémonie du modèle capitaliste en partant des échecs et du malaise social profond engendrés par les politiques néo-libérales. Et cela d’autant plus qu’a disparu l’alibi de l’existence d’une alternative — qui ne l’a en vérité jamais été — représentée par le "socialisme réellement existant" des pays de l’ex-bloc de l’Europe de l’Est. Je suis convaincu qu’il est aujourd’hui possible de relancer l’espoir d’une alternative et d’une construction d’un projet anticapitaliste et socialiste différent, fondé sur la démocratie et la participation, ainsi que sur un mouvement ouvrier adapté au défi, c’est-à-dire réellement internationaliste, mais également marqué par l’approche critique du féminisme et de l’écologisme.

Tu as bien souligné l’importance du travail politique unitaire au sein du mouvement anti-globalisation, qui reste très varié et hétérogène. Cependant, se pose aussi en même temps la question de la reconstruction d’un courant socialiste révolutionnaire…

Il s’agit d’une "bataille" historique et traditionnelle pour l’hégémonie dans le mouvement ouvrier, mais qui se pose aujourd’hui dans un contexte fondamentalement nouveau. Si, durant un siècle, le cadre dans lequel la gauche anticapitaliste agissait afin de gagner la majorité de salarié·e·s à une perspective de rupture révolutionnaire était celui d’un mouvement ouvrier composé de partis de gauche et de syndicats de masse, aujourd’hui ce cadre n’existe plus. Il faut donc reconstruire un cadre dans lequel puissent agir les forces qui se reconnaissent politiquement dans une perspective de rupture radicale avec la société capitaliste. Je pense que ce cadre est aujourd’hui représenté par cette constellation hétérogène d’organisations et d’associations qui ont adhéré à l’expérience du Forum de Porto Alegre et qui se reconnaissent dans une critique commune des méfaits du néolibéralisme. De plus, une réflexion commence sur les alternatives au système capitaliste.

La tâche des révolutionnaires — en plus de la participation active à la construction d’un front commun contre le néolibéralisme — est celle de favoriser la maturation, au sein de ce cadre, de positions politiques anticapitalistes plus cohérentes et structurées. Pour cela, l’existence d’une subjectivité politique — dont les formes organisationnelles restent à définir — ayant une vision d’ensemble et un projet politique global est absolument indispensable. Mais il faut la concevoir comme l’une des multiples composantes et ressources du mouvement. Le Parti de la refondation communiste a été accepté dans le GSF comme l’une des nombreuses organisations qui y ont apporté leur contribution. Le fait qu’on ait enfin dépassé cette attitude néfaste, très en vogue dans les partis communistes de formation stalinienne, qui consistait en une prétention d’hégémonie a priori dans le mouvement doit être salué comme un fait très positif. L’hégémonie politique doit être gagnée sur la base d’une capacité de convaincre les autres.

Certes, il peut y avoir une dynamique conduisant des composantes du mouvement à dire que cela n’a plus aucun sens de construire des formations politiques. Cela serait à mon avis une erreur. En effet, si l’on confie au mouvement la responsabilité d’élaborer un projet politique d’ensemble, on risque soit de réduire la représentativité et la dimension de masse du mouvement, soit d’avoir une direction politique trop diffuse. Il est important d’éviter qu’une force politique ne revendique, pour elle, un droit de préemption sur la direction du mouvement. La capacité d’une force politique d’influer sur l’orientation d’ensemble doit se fonder sur une participation effective.

Une autre composante importante qui a participé au GSF et, plus en général, au mouvement anti-globalisation est représentée par l’association attac. Quel doit être à ton avis le rôle des militants de Refondation communiste dans la construction de cette association en Italie?

En simplifiant, nous pouvons identifier différents niveaux. Il y a l’organisation large, le lieu de recherche et d’élaboration d’initiatives politiques communes suscitant un large consensus. C’est le Forum Social Mondial, dont la première rencontre internationale a eu lieu en janvier 2001 à Porto Alegre et dont le dénominateur commun est l’anti-libéralisme. A l’intérieur de ce mouvement il y a la nécessité, comme nous l’avons déjà indiqué, de faire émerger une subjectivité politique clairement socialiste et révolutionnaire. Mais il y a également un niveau intermédiaire, qui reflète l’exigence de construire une composante progressivement plus consciente dans son orientation anticapitaliste. Attac peut jouer ce rôle, comme peuvent aussi le jouer d’autres mouvements sociaux qui ont fait récemment irruption sur la scène politique internationale. Le mouvement paysan Via Campesina, avec d’autres mouvements sociaux, joue aujourd’hui ce rôle de consolidation d’une composante à orientation anticapitaliste au sein du FSM. La rencontre du mois d’août au Mexique avec Via Campesina (dont font partie les Sans Terre brésiliens, la Confédération paysanne de Bové et les mouvements indiens) et attac est un indice que cette composante mieux définie politiquement est en train de se coaguler et de prendre des initiatives.

En ce qui concerne attac-Italie, les forces qui en font aujourd’hui partie sont au plan social beaucoup plus liées qu’auparavant à des secteurs du salariat. En effet, avec le temps ont adhéré à attac des organisations de chômeur·euse·s et de travailleur·euse·s précaires, des structures syndicales de base et des courants syndicalistes critiques, ainsi que des regroupements de jeunes et d’étudiants. Ces milieux sont intéressés à collaborer avec un groupe d’intellectuels pour animer cette association. La première assemblée nationale d’attac-Italie, qui s’est déroulée au mois de juin passé, a rencontré un succès remarquable, justement parce qu’elle a vu la présence simultanée de ces différents milieux sociaux. Il y a donc la possibilité concrète qu’attac-Italie puisse également contribuer à la définition et à la radicalisation à gauche du mouvement international.

Par rapport à la deuxième rencontre internationale du FSM à Porto Alegre en 2002, quels sont tes attentes et tes objectifs?

Beaucoup dépend de ce qui se passera dans les différentes réalités nationales et régionales auparavant. Le scénario n’a pas encore été écrit! Tout le monde parle, par rapport à Porto Alegre 2001, d’une meilleure définition programmatique. Cela dépend aussi de la capacité d’interagir et d’entrer en écho avec les différentes réalités régionales et locales, et de réinjecter le patrimoine d’expériences de luttes et de mobilisations accumulé dans le nouveau Forum.

En effet, le mouvement est certes global, mais il ne peut toutefois pas renoncer à un enracinement social sur le plan local et régional. L’Italie peut là aussi peut-être jouer un rôle. Avec la relance de la lutte des métallurgistes cet automne peut s’opérer une rencontre avec les mobilisations anti-globalisation, autour de novembre.

Entretien réalisé par Carola, Michele, Acacio, juillet 2001

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