N° 1 octobre 2001

Le mouvement 'anti-mondialisation': mise en perspective d’un programme

Perspectives socialistes face à la mondialisation du capital

Claudio Katz* * Economiste et professeur à l’Université de Buenos Aires. Texte publié en août 2001

Le développement d’un mouvement de résistance à la mondialisation du capital pose le problème de la tension entre des propositions radicales et modérées, entre des projets anti-impérialistes et ceux visant à "humaniser" le capital.

Sont ainsi mises à l’ordre du jour les questions de réforme du capital ou d’émancipation face au capital. C’est autour du programme à préciser que se constitue un axe de débat dans ce mouvement.

Le problème de la taxe Tobin

La mise en place de la taxe Tobin est une des principales revendications. Cette proposition a été lancée, depuis 1998, par attac. Cette dernière a placé la revendication dans le contexte de campagnes de dénonciation du rôle parasitaire propre au capital spéculatif. Les créateurs d’attac se proposent de développer "un mouvement d’éducation populaire orienté vers l’action".

Attac propose d’imposer les opérations d’achat et de vente de devises, en insistant sur le fait que seules 3 à 8% des opérations sur devises concernent des transactions commerciales. Cette imposition, estime attac, devrait freiner la spéculation car elle rendrait plus chères les opérations de vente et d’achat — les aller et retour. De plus, elle permettrait une redistribution des fonds captés en faveur de réformes sociales dans les pays de la périphérie.

Cette proposition est présentée avec diverses nuances. Toutefois, sur le fond, elle représente une imposition progressive sur le capital financier en faveur des secteurs les plus pauvres de la société. Car elle vise à canaliser les sommes qui seraient obtenues vers des mesures répondant aux besoins sociaux des populations des pays sous-développés. L’application d’une telle imposition, à partir de mobilisations à la base, permettrait une redistribution des revenus qui renforcerait la confiance politique et la capacité de lutte des exploité·e·s; leur cohésion augmenterait.

La taxe Tobin ne peut s’appliquer qu’à l’échelle internationale. Et elle n’est pas envisageable sans intégrer les quatre ou cinq marchés financiers décisifs — Europe, Etats-Unis, Japon — qui concentrent la quasi-totalité des opérations sur les devises. L’application d’un tel impôt détruirait toutes les élucubrations élaborées sur "l’immatérialité de la monnaie" et mettrait en lumière le sens effectif que prendrait un tel prélèvement sur les "flux financiers" dans la société dite d’information. La taxe Tobin pourrait pratiquement exister si elle était appliquée à New York, Londres, Paris, Francfort et Tokyo et si une coordination s’effectuait pour son prélèvement. Il serait tout à fait envisageable que des batailles soient menées sur le plan pénal contre ceux cherchant à commettre un délit d’évasion fiscale.

La dimension mondiale de ce type d’imposition fiscale pourrait devenir un élément d’une lutte internationaliste contre les activités prédatrices du capital financier. En ce sens, elle s’assimile à des revendications démocratiques ayant valeur universelle, telles que le jugement et le châtiment des criminels qui ont perpétré des génocides et qui jouissent de l’impunité dans leur "refuge national" (par exemple, Pinochet).

Juger internationalement des criminels et pénaliser avec une taxation le capital financier représentent des revendications populaires légitimes dont la mise en application peut se faire selon des modalités différentes. Au cours de certains débats, il a été affirmé que la taxe Tobin est une "utopie réformiste", parce qu’elle susciterait un alourdissement des coûts sur les transactions financières sans empêcher les mouvements spéculatifs. Il est certain qu’une taxation n’éliminerait pas les multiples manipulations financières qui s’amplifient ou se contractent suivant l’impact du cycle économique sur le volume de la monnaie et du crédit. Mais cela n’annule pas la légitimité de revendiquer l’application d’un impôt progressif sur ces transactions spéculatives. Comme toutes les taxations de ce type, sa mise en œuvre ne corrigerait aucun des déséquilibres du capitalisme mais permettrait une certaine amélioration des conditions de vie des opprimé·e·s.

L’expérience indique que faire aboutir de telles revendications contribue à une mobilisation pour des objectifs socialistes, dans la mesure où à travers des victoires limitées peut se dessiner un combat plus stratégique afin d’ériger une société libre de l’exploitation. Pour cette raison, la discussion sur la taxe Tobin doit se concentrer sur son rôle en tant qu’instrument de mobilisation des opprimés bien plus que sur son impact en tant que taxation. Ce qui est décisif, c’est son efficacité pour faciliter des conquêtes qui consolident la force politique et les conditions de lutte des salarié·e·s.

La dimension redistributive internationale traduit l’aspect le plus progressiste de cette revendication. Toutefois, il ne fait pas de doute qu’elle reste insuffisante pour atteindre les objectifs qu’elle se propose. C’est dans ce sens que divers programmes d’attac envisagent d’étendre la taxe Tobin à des marchés autres que le marché des changes, c’est-à-dire celui des actions et obligations. S’y ajoute une imposition sur les investissements directs à l’étranger (IDE). Ce genre de propositions est aussi important que les différentes mesures mises en avant pour combattre la fraude fiscale (suppression des paradis fiscaux, élimination du secret bancaire, revendications qui sont incorporées à ces plates-formes).

Toutefois, l’impact de ces revendications dépendra très largement des modalités de leur concrétisation, autrement dit de savoir si elles se seront imposées par "un mouvement d’en bas".

Comment se battre pour cette taxation

La taxe Tobin est ouvertement rejetée par les néo-libéraux. Ils affirment que l’interférence dans les activités de change aboutirait à gripper la "stabilisation spontanée" de ce marché et, de plus, à provoquer des migrations de capitaux en direction des paradis fiscaux. Mais s’il est difficile d’admettre "l’équilibre naturel" du marché des changes, il est encore plus difficile d’ignorer que le recouvrement de cette taxation s’effectuerait, pour l’essentiel, auprès de dix opérateurs résidant à New York et à Londres. "L’émigration de capitaux" crainte ne serait pas un processus spontané, anonyme et incontrôlable. Ce serait un acte d’évasion fiscale qui exigerait d’adopter des mesures punitives et des sanctions à l’encontre de ceux qui tenteraient d’éviter cette imposition.

Ce qui est en jeu n’est pas l’optimisation de l’activité bancaire, mais une redistribution des revenus accumulés par les groupes dominants. Les néo-libéraux rejettent la taxe Tobin parce qu’ils défendent de façon jusqu’au-boutiste le capitalisme et identifient le bien-être avec l’appropriation privée et la croissance des profits. Evidemment, ils ne peuvent pas considérer que le progrès d’une société nécessite: d’organiser un affrontement contre le capital et son pouvoir et non pas de prendre des mesures visant à le séduire; d’affaiblir le règne du marché et non pas de l’étayer; d’éliminer l’expropriation de la plus-value et non pas de la rendre éternelle. Dans cette perspective, la taxe Tobin, appliquée dans le cadre d’une mobilisation sociale, ferait obstacle aux objectifs du capital en canalisant une part plus grande des revenus vers la majorité de la population, ce qui serait une avancée pour le développement social et non le contraire comme le prétendent les néo-libéraux.

Mais si les néo-libéraux affirment qu’un simple impôt ferait obstacle au fonctionnement du capitalisme, beaucoup des défenseurs de la taxe Tobin magnifient son impact et attribuent à celle-ci la vertu d’éliminer les excès spéculatifs pour favoriser l’investissement productif. Cette approche fait porter la responsabilité exclusive des déséquilibres présents aux financiers. Elle suppose l’existence d’une division rigide entre spéculateurs et industriels. Elle tend à ignorer le rapport entre ces deux groupes qui s’articulent autour de la gestion des grandes firmes. Ces dernières utilisent parfois leurs fonds en direction d’opérations financières, parfois d’opérations productives. Les banquiers comme les entrepreneurs, par leurs pratiques, nourrissent la crise actuelle et les deux secteurs vivent de l’exploitation des salariés. Tous deux bénéficient de la même oppression sociale et sont au commandement du même système économique qui provoque de graves surcapacités de production (avec fermeture d’entreprises, licenciements, chômage) et cela au même moment où quelque trois quarts de la population mondiale paupérisée ne peut avoir accès à des biens élémentaires. Aussi bien George Soros que Bill Gates, pour faire image, sont responsables du mal-être et malheur de très larges secteurs de la population mondiale.

La taxe Tobin est une initiative politiquement progressiste parce qu’elle impose le capital et non pas parce qu’elle vise spécifiquement la finance. Toute imposition des profits industriels devrait être soutenue avec le même enthousiasme. Autrement, une approche visant à châtier les "banquiers parasitaires" pour transférer des ressources en direction des industriels "investisseurs" équivaudrait simplement à accentuer l’extraction de la plus-value.

Un impôt frappant les activités des entreprises transnationales, par exemple, serait tout aussi adéquat qu’une imposition des transactions financières. D’ailleurs, même dans sa version la plus radicale, la taxe Tobin ne pourrait éliminer les manipulations spéculatives financières parce que le capitalisme austère et étranger à la spéculation n’a jamais existé et n’existera jamais. Ce système économique se développe autour de l’usage de la monnaie comme moyen de circulation, instrument de paiement, fonds de réserve et monnaie internationale; et l’une ou l’autre de ces fonctions induit une spéculation.

Certes, la dimension rentière financière est un trait propre de l’économie contemporaine. Mais cette particularité dérive des déséquilibres existant dans la sphère productive d’où surgissent les processus de surproduction, la chute tendancielle du taux de profit et l’étroitesse du pouvoir d’achat. Seule une économie impliquant une gestion planifiée sur la base d’une propriété socialisée pourrait commencer à corriger ces déformations et c’est pour cela qu’il faut envisager la bataille pour la taxe Tobin dans une perspective anticapitaliste.

La présentation de cet impôt comme une action visant exclusivement les spéculateurs tend à faire croire que son application ne provoquerait pas des inconvénients aux entrepreneurs liés à la production. Mais cette façon de voir les choses entre en contradiction avec le développement de la revendication à partir de l’action populaire. En effet, aucun capitaliste, qu’il soit un investisseur financier, industriel ou dans les services, ne serait favorable à un affaiblissement de sa domination de classe. Il n’existe pas deux voies: ou l’impôt vise à favoriser les exploiteurs (les industriels contre les "parasites financiers"), ou il vise à renforcer les luttes populaires. Et c’est seulement dans cette dernière perspective qu’il est raisonnable de se battre pour l’obtenir, et cela à travers une mobilisation "d’en bas".

Cela ne signifie pas qu’il soit simple que les fonds obtenus par la taxe Tobin soient affectés aux besoins populaires. De même, ce genre d’application ne sera pas facilement assimilable par le système capitaliste. Personne ne peut prédire le type de rapport de force qu’exige l’obention d’une telle revendication. La seule chose qu’il est possible d’affirmer, c’est qu’il est préférable de se battre pour tenter de l’obtenir que d’y renoncer. Des victoires qui seraient acquises grâce à de telles luttes ne peuvent pas déboucher sur "une stabilisation du capitalisme". Au contraire, elles susciteraient une érosion du système et renforceraient le combat pour une émancipation socialiste. Une taxe Tobin "facilement applicable" et inoffensive pour l’ensemble du capital serait une mesure de régulation financière totalement sans rapport avec les besoins populaires. Ce serait un type d’imposition qui ressemblerait à ce que le Chili a décrété entre 1991 et 1997 quand il était obligatoire que 30% des capitaux qui entraient dans le pays y soient maintenus en tant que réserves pendant un an. Cette mesure a contribué simplement à la consolidation du modèle néo-libéral et n’a eu aucun impact favorable pour les travailleurs.

La taxe Tobin est une arme à double tranchant. Comme élément d’un programme de revendications minimales, servant à stimuler une mobilisation populaire et intégrant une dynamique anticapitaliste, elle favorise l’action des opprimés. En tant que mesure de régulation financière instrumentalisée par les classes dirigeantes, elle n’est autre qu’un instrument de cette domination.

La politique face à la dette extérieure

Une autre exigence des mouvements de résistance à la mondialisation du capital est celle de l’annulation totale de la dette extérieure du tiers-monde. Attac affirme que cette revendication est aussi importante que la taxe Tobin pour mettre fin à la dictature des créanciers.

Toutefois, les deux revendications n’ont pas la même signification dans les pays du centre (les pays impérialistes) et les pays de la périphérie (les pays dominés). Et cela parce que la taxe Tobin ne peut être concrétisée que dans les pays développés alors que l’annulation de la dette est une nécessité impérieuse pour les pays dépendants. Certes, ce sont des mesures complémentaires qui touchent le capital financier et qui pourraient favoriser les populations paupérisées, d’autant plus si les fonds réunis avec la taxe Tobin servaient à aider les pays qui ne reconnaissent plus leur dette extérieure. Mais les peuples latino-américains, africains ou asiatiques ne peuvent instaurer effectivement une "taxe Tobin régionale", parce que cet impôt n’a d’effets pratiques que s’il est récolté sur les marchés du centre, qui concentrent la quasi-totalité des opérations sur devises.

Dans les pays périphériques, la bataille pour le non-paiement de la dette est beaucoup plus importante que celle pour une taxation des flux financiers. Dans les pays dévastés par la misère, par le pillage commercial et les opérations de spéculation financière, il est impossible d’espérer un "effet Tobin" afin de résoudre les problèmes issus du drainage des ressources qu’impose le paiement du service de la dette.

En Amérique latine, en particulier, la nécessité d’annuler cet endettement a été posée à diverses reprises depuis la crise mexicaine de 1982. La perspective de freiner la régression sociale du continent en renégociant des compromis réapparaît en période de relance; mais elle se dissipe aussitôt qu’éclate une crise. Le paiement des intérêts de la dette génère une hémorragie structurelle de devises qui empêche de combattre l’asphyxie de la production. Néanmoins, dans cette région, il existe des expériences de moratoire sur la dette qui ont échoué et dont la répétition a abouti à une aggravation de l’étouffement économique.

Divers épisodes de cessation involontaire du paiement du service de la dette ont débouché sur des ajustements économiques inflationnistes (hausse vertigineuse des prix) ou déflationnistes (chute des prix, chute de la consommation et de la production). Cela s’est vérifié au Mexique après 1982, en Bolivie en 1985, au Pérou dans la moitié des années 80, en Argentine en 1989-90 et en Equateur en 2000. Ce furent des expériences traumatiques que les néo-libéraux présentent comme des effets dus au "non-paiement de la dette". En réalité, ces crises étaient la conséquence de l’aggravation d’une dette dont le service ne pouvait plus être honoré. Ces situations de moratoire de fait ont provoqué le chaos économique et ont discrédité la revendication de moratoire; ce que les gouvernements de droite ont utilisé pour mettre en pratique des politiques de privatisation et d’austérité anti-populaire.

Dès lors, lorsqu’on propose le non-paiement de la dette, il faut expliquer pourquoi cette mesure ne provoquerait pas les mêmes effets catastrophiques que ceux des moratoires de fait. La différence réside en ce qu’un moratoire prémédité, planifié et volontaire n’est pas une mesure provisoire visant à restaurer la capacité de paiement. C’est une façon de rompre radicalement et définitivement avec le système d’oppression qui règne sur la périphérie. Cela implique de ne pas reconnaître la dette — prouvée illégitime et frauduleuse — et d’abandonner le cadre des négociations avec le FMI, mettant par là fin aux inspections des créanciers.

Dans cette perspective, le moratoire s’intègre dans un programme anti-impérialiste intégral qui, nécessairement, inclut le contrôle des changes, la nationalisation des banques et le monopole étatique du commerce extérieur. Ces mesures neutraliseraient les instruments qui sont habituellement utilisés par les créanciers pour coincer les débiteurs: organisation de la fuite des capitaux, opposition à toute mesure fiscale, etc.

Il ne fait pas de doute qu’une telle bataille est difficile à mener de façon isolée. C’est pour cette raison qu’il faut promouvoir la configuration d’un "bloc des pays endettés". Jusqu’à maintenant, les bourgeoisies de la périphérie ont préféré faire payer la dette à leur peuple et ne pas envenimer leurs relations avec leurs partenaires impérialistes. Dans de nombreux cas, cette attitude renvoie à un fait élémentaire: les classes dominantes des pays de la périphérie détiennent une partie des obligations liées à la dette et tirent profit du versement des intérêts. C’est pour cette raison qu’on ne peut pas conditionner le début du non-paiement à la formation antérieure d’une alliance des pays endettés.

Un moratoire, décrété dans le cadre d’un processus de transformation anticapitaliste, serait tout à fait favorable à la population. Les revenus issus de ce moratoire pourraient être consacrés à la construction d’une économie fondée sur la propriété socialisée et la gestion planifiée.

Deux perspectives pour le moratoire

Dans la propagande faite par quelques membres d’attac, on présente l’annulation de la dette du tiers-monde comme une mesure qui serait aisément digérée par le système financier international. Pour ce faire, il est indiqué que la dette du tiers-monde ne représente que 5% du total des dettes mondiales et que, dès lors, les banques, les fonds de placement et les fonds de pension pourraient absorber sans grands inconvénients cette annulation. De même, on indique que cette mesure ne ferait pas obstacle à la présence des ex-pays endettés sur le marché mondial et que l’annulation aurait des effets similaires aux déclarations de non-paiement effectuées par les Etats-Unis au XIXe siècle, par la Russie en 1918 et par différents pays latino-américains après 1930. Il est estimé que cette annulation "ne produirait aucun cataclysme" et qu’elle permettrait des réductions de la dette similaires à celles obtenues par la Pologne en 1991 et la Russie en 1998.

Cette façon de voir tente de prouver ce qui ne peut être démontré: c’est-à-dire qu’un moratoire sur grande échelle n’entraînerait pas de risques pour le capitalisme. Cette supposition ne repose sur aucun fondement, car personne ne connaît l’impact financier d’une telle mesure. Peut-être que les créanciers pourraient absorber la perte. Mais il est tout aussi possible que le contraire se produise. Pour certaines banques, cette perte serait secondaire. Pour d’autres, elle provoquerait un écroulement. Ces alternatives ne dépendent pas simplement du montant de la dette, mais tout autant des conditions économiques existant au moment où s’effectue le non-paiement. Bien que la dette du tiers-monde constitue à peine 5% du total des dettes à l’échelle mondiale, ce montant n’est pas sans importance pour les créanciers. Parfois, une cessation de paiement limitée passe inaperçue. En d’autres occasions, elle provoque une crise majeure. L’histoire des grands krachs est pleine d’épisodes apparemment insignifiants qui ont précipité une catastrophe.

Etant donné l’absence de coordination qui caractérise le fonctionnement du capitalisme, il est impossible de prévoir si un scénario post-moratoire serait marqué par des changements restreints ou par une grande récession. Pour la même raison qui fait qu’aucun économiste du courant dominant n’a pu pronostiquer comment, où et quand les dernières crises financières se sont produites (la crise asiatique a éclaté comme une surprise), les économistes critiques ne peuvent sérieusement prévoir si un moratoire sur grande échelle serait un événement sans grande importance. Si l’on veut tranquilliser les banques en leur disant que le système financier pourrait résister à une telle épreuve, ce type de message est strictement inutile parce que les financiers connaissent parfaitement les risques d’un moratoire en chaîne dans le tiers-monde.

Il faut dire la vérité. Si le non-paiement est appliqué de manière sérieuse, les créanciers y répondront en ayant à l’esprit aussi bien l’ampleur de leurs pertes que l’effet politique d’un tel acte d’affirmation de souveraineté. Un moratoire général n’est pas une mesure inoffensive, sans risque. Toutefois, il convient de la mettre en pratique parce qu’il est préférable de le faire que de continuer à supporter les effets de la spoliation actuelle. Un moratoire initie une lutte émancipatrice qui ne sera pas simple ni facile, mais qui sera moins dure que les effets de la soumission actuelle.

En outre, il est erroné de présenter l’histoire des moratoires comme une suite de processus qui se sont terminés de façon heureuse pour les débiteurs. Toutes les expériences récentes de cessation de paiement partielle, forcée et transitoire ont abouti à un enchaînement accru des peuples latino-américains, asiatiques et de l’Europe de l’est. De plus, cela ne fait pas sens de comparer les situations de cessation de paiement déclarée par une puissance au XIXe — les Etats-Unis — ou par des pays développés dans une situation de sortie de guerre — l’Allemagne d’après la Première Guerre mondiale — avec des processus qui mettraient face à face des créanciers impérialistes avec leurs débiteurs de la périphérie. Dans le premier cas, il s’agit de mesures de non-paiement qui traduisent une modification de rapports de force entre puissances. Dans le second, il est fait référence à des situations structurelles de subordination et de dépendance.

Payer ou ne pas payer prend une signification complètement différente dans chaque contexte. Il faut établir la distinction entre ces divers contextes, car il est vital de comprendre que l’élément central d’un processus économique n’est pas la dette mais le régime social qui constitue le soubassement du service ou du non-service de la dette. Le non-paiement de la dette pourrait inaugurer un mouvement d’émancipation s’il fait partie d’une transformation de la société. Par contre, il pourrait conduire à de nouvelles difficultés s’il ne mettait pas en question la domination du capitalisme.

Programme et orientation pour l’action

La taxe Tobin et l’annulation de la dette constituent les deux thèmes les plus diffusés d’un programme alternatif d’ensemble au néo-libéralisme, tel qu’il est discuté lors des réunions du mouvement anti-mondialiste. Dans la plate-forme de ce mouvement on retrouve: des impôts généralisés et coordonnés visant la richesse (le patrimoine) dans tous les pays, des mécanismes pour garantir des prix stables pour les produits de base, des mesures de protection pour les pays de la périphérie, l’abolition des droits de propriété intellectuelle, des sanctions à l’encontre de la destruction de l’environnement et des mesures de régulation à l’échelle mondiale articulées sur le respect de la journée de 8 heures et l’interdiction du travail des enfants.

Une telle plate-forme combine des revendications élémentaires des travailleurs (salaires, droits sociaux, etc.) avec des mesures de défense de la production des pays de la périphérie et des propositions de protection d’ensemble de l’environnement. Un tel programme traduit les avancées mêmes de la mondialisation du capital et l’impossibilité qui en découle de garantir seulement à l’échelle nationale ou régionale la défense des droits sociaux, le développement des activités agricoles et industrielles de base et la protection de l’environnement.

Mais ce qui fait obstacle à l’application de ces divers projets n’est autre que le maintien de deux piliers centraux du capitalisme — le profit et la concurrence — qui sont des éléments empêchant la coopération et la coordination requises pour mettre en place des mesures générales au plan du travail, de l’écologie et de la redistribution de la richesse. Certes, quelques revendications ont été conquises dans plusieurs pays (les 8 heures de travail) et d’autres pourraient l’être. Mais l’expérience montre que, dans le cadre du capitalisme, toutes les avancées populaires suscitent des rétorsions qui, comme la généralisation de la flexibilité du travail face à la réduction du temps de travail, menacent ou neutralisent des revendications obtenues. Plus s’affirme la dimension internationale des problèmes (par exemple, dans le domaine de l’environnement), moins grande est la capacité du capitalisme d’y répondre de façon partielle.

Le capital fait obstacle de manière intrinsèque au bien-être des peuples et tend à contrecarrer les concessions que la classe dominante peut faire en période de prospérité, face à des luttes sociales. L’actuelle agression néo-libérale à l’encontre des conquêtes de la période faisant suite à la Seconde Guerre mondiale est un exemple évident de cette règle. Pour cette raison, une perspective socialiste est l’unique garantie de réalisation du programme des mouvements de résistance. Ce n’est pas une condition pour obtenir chacune des revendications avancées, mais c’en est une pour assurer leur concrétisation pleine et entière. Compléter le programme du mouvement avec des mesures visant la propriété privée des moyens de production et avancer en direction d’une gestion démocratique et planifiée de l’économie constituent le chemin d’un possible succès.

Une telle orientation est différente de la stratégie qui veut remettre à l’ordre du jour les régulations keynésiennes de l’après-guerre sans dire pourquoi ce modèle s’est épuisé il y a déjà plusieurs décennies. On oublie d’indiquer que le capitalisme "keynésien" est entré en déclin à la suite d’une inflation croissante, d’une chute du taux de profit, d’une surproduction et d’une pression revendicative des travailleurs. Sa restauration est des plus improbables, étant donné les changements enregistrés dans le fonctionnement internationalisé du capital, mais aussi parce que sa restauration se heurterait aux mêmes contradictions qui ont provoqué son déclin. Savoir jusqu’à quel point ce modèle peut être remis en œuvre est un exercice de spéculation. Par contre, réfléchir sur les causes de sa crise et de sa chute sert à mettre en lumière les nécessités d’une perspective socialiste.

Les partisans d’un retour au keynésianisme visent à opposer la dimension industrielle de cette régulation du capitalisme au néo-libéralisme financier dominant aujourd’hui. Ils associent le premier modèle avec l’investissement productif et le second avec le parasitisme boursier. Toutefois, même s’il est indéniable que le capital financier a récupéré des positions perdues dans les années 50 et 60, le centre de gravité de l’accumulation dans la période la plus récente se situe dans les entreprises transnationales et non pas dans le secteur bancaire. Ces grandes sociétés absorbent des ressources financières pour maximiser leurs profits industriels au travers d’une réorganisation de la division internationale du travail. L’offensive du capital vise, dès les années 80, à accroître l’extraction de plus-value et à rétablir le taux de profit grâce à la canalisation des fonds mobilisés par la libéralisation financière. Ce processus a été mené de façon conjointe par des banquiers et des industriels.

Quelques orientations plus radicales présentent la reconstruction d’un "capitalisme productif", dans les pays de la périphérie, comme une étape intermédiaire en direction d’un développement socialiste ultérieur. Les tenants de cette politique supposent que l’éradication du néo-libéralisme permettrait de reconstruire une activité industrielle, ce qui à son tour améliorerait la distribution des revenus, créant ainsi un cadre optimal pour la mise en place d’un système socialiste. Mais un tel schéma d’étapes successives n’a aucune consistance logique et ne peut s’appuyer sur aucun précédent historique et sur aucune construction empirique un peu sérieuse.

Le socialisme est une nécessité et une possibilité de la lutte actuelle, et les seules étapes et phases qu’exige sa concrétisation dérivent de la maturation d’un tel projet dans la conscience populaire. Sur ce terrain-là, on ne peut sauter des étapes parce que la temporalité de l’évolution politique est établie par les protagonistes eux-mêmes du changement social. Toutefois, au plan des objectifs visés n’existe pas une temporalité plus lente ou plus rapide pour le socialisme, mais la décision de mettre en œuvre ou de renoncer à cette perspective.

Institutions et marchés

La lutte mondialisée contre le FMI, la BM et l’OMC ouvre le débat classique sur la suppression ou la réforme de ces organismes. Ces institutions forment un directoire collectif des grandes sociétés transnationales qui élaborent les règles de concurrence internationales à partir des nécessités du capitalisme. Ces organismes ne peuvent pas se transformer en institutions représentant les aspirations de l’ensemble de la population, parce qu’ils existent afin d’assurer la domination économique des banques et des entreprises multinationales. Bien qu’elles tentent de faire face à leur "perte de prestige" et de corriger les "déformations de leur politique", jamais ces institutions ne pourront se convertir en structures représentatives de "l’ensemble de la société".

Une des grandes réussites du mouvement "anti-mondialiste" est d’avoir canalisé l’énorme hostilité populaire qui existe à l’encontre de ces institutions. Mais ces campagnes de dénonciation doivent être approfondies et non pas tempérées à partir de visées illusoires consistant à "améliorer la transparence de l’OMC" ou à "augmenter l’aide du FMI aux pays endettés". Ce type d’attente ne repose sur aucun fondement car, dans ces institutions, on débat surtout de l’ouverture aux importations des pays de la périphérie (pour ce qui est de l’OMC) ou des modalités de socialisation des pertes financières des créanciers (pour ce qui est du FMI). "Appuyer les pays endettés" signifie dans le langage du Fonds monétaire appliquer encore plus de privatisations et d’ajustements structurels.

Un exemple d’orientation erronée se proposant d’impulser une réforme du FMI nous est donné par la proposition suivante: créer une nouvelle monnaie universelle, en supposant qu’à partir des droits de tirage spéciaux (DTS) 1 on pourrait démocratiser les relations entre les pays. On oublie ici que la monnaie n’est pas un instrument malléable qui peut s’adapter aux aspirations égalitaires des peuples. La monnaie traduit, de façon concentrée, le pouvoir des grands propriétaires des moyens de production, de distribution, etc. Tant que cette domination est maintenue, la tyrannie du capital ne va pas s’atténuer, même si les DTS remplacent le dollar et si les promoteurs de ce changement obtenaient plus de voix dans le cadre des réunions du FMI.

Pour satisfaire les revendications du mouvement "anti-mondialiste", la dissolution du FMI, de l’OMC et de la BM est nécessaire. Ces institutions doivent être remplacées par des organes qui favorisent la coopération des peuples de toute la planète.

Quelques auteurs — par exemple Walden Bello, économiste originaire des Philippines — proposent de créer de nouveaux organismes internationaux qui priorisent les critères de pluralisme et de décentralisation. Ils prennent comme modèle des institutions telles que le BIT, la Cnuced et même le GATT (l’ancêtre de l’OMC). Ils proposent également la mise en place d’institutions issues des processus d’intégration régionale (Mercosur, ASEAN, Union européenne) qui stimuleraient une "déglobalisation" afin de dépasser "le manque de légitimité" des institutions centralistes existantes.

Mais où réside la différence entre ces institutions "alternatives" et le FMI ou l’OMC? Ne consiste-t-elle pas simplement à compléter ces derniers sur des questions spécifiques? Aucune des entités régionales qui se sont forgées au cours des dernières décennies ne défend des intérêts entrant en opposition avec les institutions (FMI, OMC) qu’elle serait censée remplacer ou compléter. L’UE est l’instrument des grandes sociétés du Vieux Continent et le Mercosur représente les bourgeoisies périphériques qui ont mis en œuvre dans la dernière décennie une politique aboutissant à une paupérisation sans précédent.

Dans la périphérie, la proposition de consolider les blocs régionaux revient à recréer le modèle de substitution des importations (freiner les importations pour développer des industries aptes à produire les biens non importés) et "d’industrialisation endogène" qui a été enterré par le néo-libéralisme. Mais ressusciter un tel projet sans expliquer les raisons passées de son échec conduit à une impasse. Il ne fait pas de doute que l’adoption de barrières douanières et de mesures fiscales visant à défendre les économies nationales face à la concurrence impérialiste est absolument nécessaire pour éviter que soit détruite toute activité productrice nationale. Mais la validité de telles mesures transitoires ne justifie pas la reprise d’un vieux projet de développement autocentré des pays dépendants.

Les modèles de capitalisme national — ou régional — autonome sont encore moins viables aujourd’hui qu’il y a quarante ans. Ils ne peuvent se développer à moyen terme parce que l’internationalisation des forces productives empêche la transformation d’économies dépendantes fragiles en pays prospères développés. Pour faire face à ce défi, il faut adopter des politiques socialistes de gestion planifiée de l’économie, avec une dimension d’extension internationale.

Cette conclusion est ignorée dès lors qu’on interprète le désastre social créé par le néo-libéralisme comme obéissant de façon exclusive à "la dictature financière des marchés" et non au fondement de cette dernière dans le régime capitaliste, c’est-à-dire la propriété privée des moyens de production, le travail salarié, l’accumulation privée du capital et l’extraction de la plus-value. Le marché n’est pas la cause des crises actuelles. Il a préexisté au capitalisme et il continuera durant un certain temps après le développement du capitalisme, sans provoquer les déséquilibres catastrophiques de la période actuelle. Les effets déstabilisateurs du marché peuvent être tempérés et son action est susceptible d’être partiellement régulée par une gestion planifiée. Le grand défi présent consiste à lutter contre la tyrannie du capitalisme et non pas, de façon restrictive, contre ses formes mercantiles.

Ces mêmes questions se posent dans le cadre du commerce international. Pour dépasser "l’irrationalité du libre-échange", réduire les inégalités entre pays développés et ceux de la périphérie, humaniser les échanges et réorganiser l’intercommunication culturelle, il faut mettre fin aux relations de domination impérialistes.

Citoyenneté et socialisme

Dans les déclarations du mouvement "anti-mondialiste", le "citoyen" est une figure dominante. On parle de "construire un espace public cosmopolite", "d’élargir l’espace public international" et "d’introduire le contrôle citoyen sur le FMI et l’OMC" afin de redonner une influence à la société civile. Ces propositions ne tiennent pas compte que dans une même action citoyenne s’entremêlent des droits populaires avec des formes d’oppression. L’action citoyenne exprime des conquêtes démocratiques (comme le suffrage universel) mais étaye aussi la gestion gouvernementale des institutions des classes dominantes. "L’espace public" canalise des protestations et des aspirations populaires, mais, simultanément, il renforce la gestion étatique par le biais d’une bureaucratie privilégiée qui, pratiquement, exerce le pouvoir en association étroite avec les représentants des grandes sociétés.

La citoyenneté n’est pas un droit neutre. Elle consacre les libertés politiques formelles, mais elle est déconnectée de l’exploitation des travailleurs. Ainsi, durant les périodes de prospérité économique, l’expansion des conquêtes citoyennes a toujours été accompagnée d’une consolidation des formes et des institutions de domination bourgeoise. Il ne faut pas oublier que la légitimation de ce pouvoir se renforce lorsqu’on veut limiter les luttes sociales des salariés à une simple extension des frontières de la citoyenneté.

Limiter les luttes du mouvement "anti-mondialiste" à un cadre institutionnel citoyen dilue la dynamique sociale d’affrontement avec le FMI, la BM et l’OMC. On oublie que les manifestants de Seattle ont formellement les mêmes droits constitutionnels — en tant que citoyens — que les banquiers de Davos, mais n’ont pas la même capacité d’exercer le pouvoir. Soros et Rockefeller sont tout aussi citoyens que les jeunes qui protestent à l’occasion de chaque réunion de ces institutions, mais Soros, Rockefeller et leurs pairs dessinent le futur de la société parce qu’ils sont propriétaires des moyens de production.

Il y a des citoyens exploiteurs qui oppriment des citoyens exploités et la classe dominante utilise les structures institutionnelles pour gommer ces antagonismes. Sous le capitalisme, la citoyenneté est prisonnière de ce carcan. La sphère économique et les processus de domination qui lui sont attachés acquièrent une indépendance face à la sphère politique. Les privilèges des dominants ne découlent pas, premièrement, d’un pouvoir extra-économique, mais reposent fondamentalement sur l’appropriation privée des principales ressources. C’est pour cette raison que les capitalistes peuvent concéder des droits politiques complets à des travailleurs tout en renforçant, en même temps, la domination qu’ils exercent sur eux en tant que salariés. La citoyenneté est un droit passif dont l’exercice habituel préserve la fiction de l’égalité politique dans un système structuré autour de l’inégalité sociale.

1. Les DTS ont été créés en 1969. C’est une monnaie internationale émise par le FMI au profit de tous ses adhérents. Ce sont des crédits non remboursables. Le but de la création des DTS est d’augmenter les liquidités internationales. Le volume des DTS dans l’ensemble des liquidités internationales reste très faible.

 

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