N° 1 octobre 2001 Le mouvement 'anti-mondialisation': mise en perspective dun programme Perspectives socialistes face à la mondialisation du capital
Claudio Katz* * Economiste et professeur à lUniversité de Buenos Aires. Texte publié en août 2001 Le développement dun mouvement de résistance à la mondialisation du capital pose le problème de la tension entre des propositions radicales et modérées, entre des projets anti-impérialistes et ceux visant à "humaniser" le capital. Sont ainsi mises à lordre du jour les questions de réforme du capital ou démancipation face au capital. Cest autour du programme à préciser que se constitue un axe de débat dans ce mouvement. Le problème de la taxe Tobin La mise en place de la taxe Tobin est une des principales revendications. Cette proposition a été lancée, depuis 1998, par attac. Cette dernière a placé la revendication dans le contexte de campagnes de dénonciation du rôle parasitaire propre au capital spéculatif. Les créateurs dattac se proposent de développer "un mouvement déducation populaire orienté vers laction". Attac propose dimposer les opérations dachat et de vente de devises, en insistant sur le fait que seules 3 à 8% des opérations sur devises concernent des transactions commerciales. Cette imposition, estime attac, devrait freiner la spéculation car elle rendrait plus chères les opérations de vente et dachat les aller et retour. De plus, elle permettrait une redistribution des fonds captés en faveur de réformes sociales dans les pays de la périphérie. Cette proposition est présentée avec diverses nuances. Toutefois, sur le fond, elle représente une imposition progressive sur le capital financier en faveur des secteurs les plus pauvres de la société. Car elle vise à canaliser les sommes qui seraient obtenues vers des mesures répondant aux besoins sociaux des populations des pays sous-développés. Lapplication dune telle imposition, à partir de mobilisations à la base, permettrait une redistribution des revenus qui renforcerait la confiance politique et la capacité de lutte des exploité·e·s; leur cohésion augmenterait. La taxe Tobin ne peut sappliquer quà léchelle internationale. Et elle nest pas envisageable sans intégrer les quatre ou cinq marchés financiers décisifs Europe, Etats-Unis, Japon qui concentrent la quasi-totalité des opérations sur les devises. Lapplication dun tel impôt détruirait toutes les élucubrations élaborées sur "limmatérialité de la monnaie" et mettrait en lumière le sens effectif que prendrait un tel prélèvement sur les "flux financiers" dans la société dite dinformation. La taxe Tobin pourrait pratiquement exister si elle était appliquée à New York, Londres, Paris, Francfort et Tokyo et si une coordination seffectuait pour son prélèvement. Il serait tout à fait envisageable que des batailles soient menées sur le plan pénal contre ceux cherchant à commettre un délit dévasion fiscale. La dimension mondiale de ce type dimposition fiscale pourrait devenir un élément dune lutte internationaliste contre les activités prédatrices du capital financier. En ce sens, elle sassimile à des revendications démocratiques ayant valeur universelle, telles que le jugement et le châtiment des criminels qui ont perpétré des génocides et qui jouissent de limpunité dans leur "refuge national" (par exemple, Pinochet). Juger internationalement des criminels et pénaliser avec une taxation le capital financier représentent des revendications populaires légitimes dont la mise en application peut se faire selon des modalités différentes. Au cours de certains débats, il a été affirmé que la taxe Tobin est une "utopie réformiste", parce quelle susciterait un alourdissement des coûts sur les transactions financières sans empêcher les mouvements spéculatifs. Il est certain quune taxation néliminerait pas les multiples manipulations financières qui samplifient ou se contractent suivant limpact du cycle économique sur le volume de la monnaie et du crédit. Mais cela nannule pas la légitimité de revendiquer lapplication dun impôt progressif sur ces transactions spéculatives. Comme toutes les taxations de ce type, sa mise en uvre ne corrigerait aucun des déséquilibres du capitalisme mais permettrait une certaine amélioration des conditions de vie des opprimé·e·s. Lexpérience indique que faire aboutir de telles revendications contribue à une mobilisation pour des objectifs socialistes, dans la mesure où à travers des victoires limitées peut se dessiner un combat plus stratégique afin dériger une société libre de lexploitation. Pour cette raison, la discussion sur la taxe Tobin doit se concentrer sur son rôle en tant quinstrument de mobilisation des opprimés bien plus que sur son impact en tant que taxation. Ce qui est décisif, cest son efficacité pour faciliter des conquêtes qui consolident la force politique et les conditions de lutte des salarié·e·s. La dimension redistributive internationale traduit laspect le plus progressiste de cette revendication. Toutefois, il ne fait pas de doute quelle reste insuffisante pour atteindre les objectifs quelle se propose. Cest dans ce sens que divers programmes dattac envisagent détendre la taxe Tobin à des marchés autres que le marché des changes, cest-à-dire celui des actions et obligations. Sy ajoute une imposition sur les investissements directs à létranger (IDE). Ce genre de propositions est aussi important que les différentes mesures mises en avant pour combattre la fraude fiscale (suppression des paradis fiscaux, élimination du secret bancaire, revendications qui sont incorporées à ces plates-formes). Toutefois, limpact de ces revendications dépendra très largement des modalités de leur concrétisation, autrement dit de savoir si elles se seront imposées par "un mouvement den bas". Comment se battre pour cette taxation La taxe Tobin est ouvertement rejetée par les néo-libéraux. Ils affirment que linterférence dans les activités de change aboutirait à gripper la "stabilisation spontanée" de ce marché et, de plus, à provoquer des migrations de capitaux en direction des paradis fiscaux. Mais sil est difficile dadmettre "léquilibre naturel" du marché des changes, il est encore plus difficile dignorer que le recouvrement de cette taxation seffectuerait, pour lessentiel, auprès de dix opérateurs résidant à New York et à Londres. "Lémigration de capitaux" crainte ne serait pas un processus spontané, anonyme et incontrôlable. Ce serait un acte dévasion fiscale qui exigerait dadopter des mesures punitives et des sanctions à lencontre de ceux qui tenteraient déviter cette imposition. Ce qui est en jeu nest pas loptimisation de lactivité bancaire, mais une redistribution des revenus accumulés par les groupes dominants. Les néo-libéraux rejettent la taxe Tobin parce quils défendent de façon jusquau-boutiste le capitalisme et identifient le bien-être avec lappropriation privée et la croissance des profits. Evidemment, ils ne peuvent pas considérer que le progrès dune société nécessite: dorganiser un affrontement contre le capital et son pouvoir et non pas de prendre des mesures visant à le séduire; daffaiblir le règne du marché et non pas de létayer; déliminer lexpropriation de la plus-value et non pas de la rendre éternelle. Dans cette perspective, la taxe Tobin, appliquée dans le cadre dune mobilisation sociale, ferait obstacle aux objectifs du capital en canalisant une part plus grande des revenus vers la majorité de la population, ce qui serait une avancée pour le développement social et non le contraire comme le prétendent les néo-libéraux. Mais si les néo-libéraux affirment quun simple impôt ferait obstacle au fonctionnement du capitalisme, beaucoup des défenseurs de la taxe Tobin magnifient son impact et attribuent à celle-ci la vertu déliminer les excès spéculatifs pour favoriser linvestissement productif. Cette approche fait porter la responsabilité exclusive des déséquilibres présents aux financiers. Elle suppose lexistence dune division rigide entre spéculateurs et industriels. Elle tend à ignorer le rapport entre ces deux groupes qui sarticulent autour de la gestion des grandes firmes. Ces dernières utilisent parfois leurs fonds en direction dopérations financières, parfois dopérations productives. Les banquiers comme les entrepreneurs, par leurs pratiques, nourrissent la crise actuelle et les deux secteurs vivent de lexploitation des salariés. Tous deux bénéficient de la même oppression sociale et sont au commandement du même système économique qui provoque de graves surcapacités de production (avec fermeture dentreprises, licenciements, chômage) et cela au même moment où quelque trois quarts de la population mondiale paupérisée ne peut avoir accès à des biens élémentaires. Aussi bien George Soros que Bill Gates, pour faire image, sont responsables du mal-être et malheur de très larges secteurs de la population mondiale. La taxe Tobin est une initiative politiquement progressiste parce quelle impose le capital et non pas parce quelle vise spécifiquement la finance. Toute imposition des profits industriels devrait être soutenue avec le même enthousiasme. Autrement, une approche visant à châtier les "banquiers parasitaires" pour transférer des ressources en direction des industriels "investisseurs" équivaudrait simplement à accentuer lextraction de la plus-value. Un impôt frappant les activités des entreprises transnationales, par exemple, serait tout aussi adéquat quune imposition des transactions financières. Dailleurs, même dans sa version la plus radicale, la taxe Tobin ne pourrait éliminer les manipulations spéculatives financières parce que le capitalisme austère et étranger à la spéculation na jamais existé et nexistera jamais. Ce système économique se développe autour de lusage de la monnaie comme moyen de circulation, instrument de paiement, fonds de réserve et monnaie internationale; et lune ou lautre de ces fonctions induit une spéculation. Certes, la dimension rentière financière est un trait propre de léconomie contemporaine. Mais cette particularité dérive des déséquilibres existant dans la sphère productive doù surgissent les processus de surproduction, la chute tendancielle du taux de profit et létroitesse du pouvoir dachat. Seule une économie impliquant une gestion planifiée sur la base dune propriété socialisée pourrait commencer à corriger ces déformations et cest pour cela quil faut envisager la bataille pour la taxe Tobin dans une perspective anticapitaliste. La présentation de cet impôt comme une action visant exclusivement les spéculateurs tend à faire croire que son application ne provoquerait pas des inconvénients aux entrepreneurs liés à la production. Mais cette façon de voir les choses entre en contradiction avec le développement de la revendication à partir de laction populaire. En effet, aucun capitaliste, quil soit un investisseur financier, industriel ou dans les services, ne serait favorable à un affaiblissement de sa domination de classe. Il nexiste pas deux voies: ou limpôt vise à favoriser les exploiteurs (les industriels contre les "parasites financiers"), ou il vise à renforcer les luttes populaires. Et cest seulement dans cette dernière perspective quil est raisonnable de se battre pour lobtenir, et cela à travers une mobilisation "den bas". Cela ne signifie pas quil soit simple que les fonds obtenus par la taxe Tobin soient affectés aux besoins populaires. De même, ce genre dapplication ne sera pas facilement assimilable par le système capitaliste. Personne ne peut prédire le type de rapport de force quexige lobention dune telle revendication. La seule chose quil est possible daffirmer, cest quil est préférable de se battre pour tenter de lobtenir que dy renoncer. Des victoires qui seraient acquises grâce à de telles luttes ne peuvent pas déboucher sur "une stabilisation du capitalisme". Au contraire, elles susciteraient une érosion du système et renforceraient le combat pour une émancipation socialiste. Une taxe Tobin "facilement applicable" et inoffensive pour lensemble du capital serait une mesure de régulation financière totalement sans rapport avec les besoins populaires. Ce serait un type dimposition qui ressemblerait à ce que le Chili a décrété entre 1991 et 1997 quand il était obligatoire que 30% des capitaux qui entraient dans le pays y soient maintenus en tant que réserves pendant un an. Cette mesure a contribué simplement à la consolidation du modèle néo-libéral et na eu aucun impact favorable pour les travailleurs. La taxe Tobin est une arme à double tranchant. Comme élément dun programme de revendications minimales, servant à stimuler une mobilisation populaire et intégrant une dynamique anticapitaliste, elle favorise laction des opprimés. En tant que mesure de régulation financière instrumentalisée par les classes dirigeantes, elle nest autre quun instrument de cette domination. La politique face à la dette extérieure Une autre exigence des mouvements de résistance à la mondialisation du capital est celle de lannulation totale de la dette extérieure du tiers-monde. Attac affirme que cette revendication est aussi importante que la taxe Tobin pour mettre fin à la dictature des créanciers. Toutefois, les deux revendications nont pas la même signification dans les pays du centre (les pays impérialistes) et les pays de la périphérie (les pays dominés). Et cela parce que la taxe Tobin ne peut être concrétisée que dans les pays développés alors que lannulation de la dette est une nécessité impérieuse pour les pays dépendants. Certes, ce sont des mesures complémentaires qui touchent le capital financier et qui pourraient favoriser les populations paupérisées, dautant plus si les fonds réunis avec la taxe Tobin servaient à aider les pays qui ne reconnaissent plus leur dette extérieure. Mais les peuples latino-américains, africains ou asiatiques ne peuvent instaurer effectivement une "taxe Tobin régionale", parce que cet impôt na deffets pratiques que sil est récolté sur les marchés du centre, qui concentrent la quasi-totalité des opérations sur devises. Dans les pays périphériques, la bataille pour le non-paiement de la dette est beaucoup plus importante que celle pour une taxation des flux financiers. Dans les pays dévastés par la misère, par le pillage commercial et les opérations de spéculation financière, il est impossible despérer un "effet Tobin" afin de résoudre les problèmes issus du drainage des ressources quimpose le paiement du service de la dette. En Amérique latine, en particulier, la nécessité dannuler cet endettement a été posée à diverses reprises depuis la crise mexicaine de 1982. La perspective de freiner la régression sociale du continent en renégociant des compromis réapparaît en période de relance; mais elle se dissipe aussitôt quéclate une crise. Le paiement des intérêts de la dette génère une hémorragie structurelle de devises qui empêche de combattre lasphyxie de la production. Néanmoins, dans cette région, il existe des expériences de moratoire sur la dette qui ont échoué et dont la répétition a abouti à une aggravation de létouffement économique. Divers épisodes de cessation involontaire du paiement du service de la dette ont débouché sur des ajustements économiques inflationnistes (hausse vertigineuse des prix) ou déflationnistes (chute des prix, chute de la consommation et de la production). Cela sest vérifié au Mexique après 1982, en Bolivie en 1985, au Pérou dans la moitié des années 80, en Argentine en 1989-90 et en Equateur en 2000. Ce furent des expériences traumatiques que les néo-libéraux présentent comme des effets dus au "non-paiement de la dette". En réalité, ces crises étaient la conséquence de laggravation dune dette dont le service ne pouvait plus être honoré. Ces situations de moratoire de fait ont provoqué le chaos économique et ont discrédité la revendication de moratoire; ce que les gouvernements de droite ont utilisé pour mettre en pratique des politiques de privatisation et daustérité anti-populaire. Dès lors, lorsquon propose le non-paiement de la dette, il faut expliquer pourquoi cette mesure ne provoquerait pas les mêmes effets catastrophiques que ceux des moratoires de fait. La différence réside en ce quun moratoire prémédité, planifié et volontaire nest pas une mesure provisoire visant à restaurer la capacité de paiement. Cest une façon de rompre radicalement et définitivement avec le système doppression qui règne sur la périphérie. Cela implique de ne pas reconnaître la dette prouvée illégitime et frauduleuse et dabandonner le cadre des négociations avec le FMI, mettant par là fin aux inspections des créanciers. Dans cette perspective, le moratoire sintègre dans un programme anti-impérialiste intégral qui, nécessairement, inclut le contrôle des changes, la nationalisation des banques et le monopole étatique du commerce extérieur. Ces mesures neutraliseraient les instruments qui sont habituellement utilisés par les créanciers pour coincer les débiteurs: organisation de la fuite des capitaux, opposition à toute mesure fiscale, etc. Il ne fait pas de doute quune telle bataille est difficile à mener de façon isolée. Cest pour cette raison quil faut promouvoir la configuration dun "bloc des pays endettés". Jusquà maintenant, les bourgeoisies de la périphérie ont préféré faire payer la dette à leur peuple et ne pas envenimer leurs relations avec leurs partenaires impérialistes. Dans de nombreux cas, cette attitude renvoie à un fait élémentaire: les classes dominantes des pays de la périphérie détiennent une partie des obligations liées à la dette et tirent profit du versement des intérêts. Cest pour cette raison quon ne peut pas conditionner le début du non-paiement à la formation antérieure dune alliance des pays endettés. Un moratoire, décrété dans le cadre dun processus de transformation anticapitaliste, serait tout à fait favorable à la population. Les revenus issus de ce moratoire pourraient être consacrés à la construction dune économie fondée sur la propriété socialisée et la gestion planifiée. Deux perspectives pour le moratoire Dans la propagande faite par quelques membres dattac, on présente lannulation de la dette du tiers-monde comme une mesure qui serait aisément digérée par le système financier international. Pour ce faire, il est indiqué que la dette du tiers-monde ne représente que 5% du total des dettes mondiales et que, dès lors, les banques, les fonds de placement et les fonds de pension pourraient absorber sans grands inconvénients cette annulation. De même, on indique que cette mesure ne ferait pas obstacle à la présence des ex-pays endettés sur le marché mondial et que lannulation aurait des effets similaires aux déclarations de non-paiement effectuées par les Etats-Unis au XIXe siècle, par la Russie en 1918 et par différents pays latino-américains après 1930. Il est estimé que cette annulation "ne produirait aucun cataclysme" et quelle permettrait des réductions de la dette similaires à celles obtenues par la Pologne en 1991 et la Russie en 1998. Cette façon de voir tente de prouver ce qui ne peut être démontré: cest-à-dire quun moratoire sur grande échelle nentraînerait pas de risques pour le capitalisme. Cette supposition ne repose sur aucun fondement, car personne ne connaît limpact financier dune telle mesure. Peut-être que les créanciers pourraient absorber la perte. Mais il est tout aussi possible que le contraire se produise. Pour certaines banques, cette perte serait secondaire. Pour dautres, elle provoquerait un écroulement. Ces alternatives ne dépendent pas simplement du montant de la dette, mais tout autant des conditions économiques existant au moment où seffectue le non-paiement. Bien que la dette du tiers-monde constitue à peine 5% du total des dettes à léchelle mondiale, ce montant nest pas sans importance pour les créanciers. Parfois, une cessation de paiement limitée passe inaperçue. En dautres occasions, elle provoque une crise majeure. Lhistoire des grands krachs est pleine dépisodes apparemment insignifiants qui ont précipité une catastrophe. Etant donné labsence de coordination qui caractérise le fonctionnement du capitalisme, il est impossible de prévoir si un scénario post-moratoire serait marqué par des changements restreints ou par une grande récession. Pour la même raison qui fait quaucun économiste du courant dominant na pu pronostiquer comment, où et quand les dernières crises financières se sont produites (la crise asiatique a éclaté comme une surprise), les économistes critiques ne peuvent sérieusement prévoir si un moratoire sur grande échelle serait un événement sans grande importance. Si lon veut tranquilliser les banques en leur disant que le système financier pourrait résister à une telle épreuve, ce type de message est strictement inutile parce que les financiers connaissent parfaitement les risques dun moratoire en chaîne dans le tiers-monde. Il faut dire la vérité. Si le non-paiement est appliqué de manière sérieuse, les créanciers y répondront en ayant à lesprit aussi bien lampleur de leurs pertes que leffet politique dun tel acte daffirmation de souveraineté. Un moratoire général nest pas une mesure inoffensive, sans risque. Toutefois, il convient de la mettre en pratique parce quil est préférable de le faire que de continuer à supporter les effets de la spoliation actuelle. Un moratoire initie une lutte émancipatrice qui ne sera pas simple ni facile, mais qui sera moins dure que les effets de la soumission actuelle. En outre, il est erroné de présenter lhistoire des moratoires comme une suite de processus qui se sont terminés de façon heureuse pour les débiteurs. Toutes les expériences récentes de cessation de paiement partielle, forcée et transitoire ont abouti à un enchaînement accru des peuples latino-américains, asiatiques et de lEurope de lest. De plus, cela ne fait pas sens de comparer les situations de cessation de paiement déclarée par une puissance au XIXe les Etats-Unis ou par des pays développés dans une situation de sortie de guerre lAllemagne daprès la Première Guerre mondiale avec des processus qui mettraient face à face des créanciers impérialistes avec leurs débiteurs de la périphérie. Dans le premier cas, il sagit de mesures de non-paiement qui traduisent une modification de rapports de force entre puissances. Dans le second, il est fait référence à des situations structurelles de subordination et de dépendance. Payer ou ne pas payer prend une signification complètement différente dans chaque contexte. Il faut établir la distinction entre ces divers contextes, car il est vital de comprendre que lélément central dun processus économique nest pas la dette mais le régime social qui constitue le soubassement du service ou du non-service de la dette. Le non-paiement de la dette pourrait inaugurer un mouvement démancipation sil fait partie dune transformation de la société. Par contre, il pourrait conduire à de nouvelles difficultés sil ne mettait pas en question la domination du capitalisme. Programme et orientation pour laction La taxe Tobin et lannulation de la dette constituent les deux thèmes les plus diffusés dun programme alternatif densemble au néo-libéralisme, tel quil est discuté lors des réunions du mouvement anti-mondialiste. Dans la plate-forme de ce mouvement on retrouve: des impôts généralisés et coordonnés visant la richesse (le patrimoine) dans tous les pays, des mécanismes pour garantir des prix stables pour les produits de base, des mesures de protection pour les pays de la périphérie, labolition des droits de propriété intellectuelle, des sanctions à lencontre de la destruction de lenvironnement et des mesures de régulation à léchelle mondiale articulées sur le respect de la journée de 8 heures et linterdiction du travail des enfants. Une telle plate-forme combine des revendications élémentaires des travailleurs (salaires, droits sociaux, etc.) avec des mesures de défense de la production des pays de la périphérie et des propositions de protection densemble de lenvironnement. Un tel programme traduit les avancées mêmes de la mondialisation du capital et limpossibilité qui en découle de garantir seulement à léchelle nationale ou régionale la défense des droits sociaux, le développement des activités agricoles et industrielles de base et la protection de lenvironnement. Mais ce qui fait obstacle à lapplication de ces divers projets nest autre que le maintien de deux piliers centraux du capitalisme le profit et la concurrence qui sont des éléments empêchant la coopération et la coordination requises pour mettre en place des mesures générales au plan du travail, de lécologie et de la redistribution de la richesse. Certes, quelques revendications ont été conquises dans plusieurs pays (les 8 heures de travail) et dautres pourraient lêtre. Mais lexpérience montre que, dans le cadre du capitalisme, toutes les avancées populaires suscitent des rétorsions qui, comme la généralisation de la flexibilité du travail face à la réduction du temps de travail, menacent ou neutralisent des revendications obtenues. Plus saffirme la dimension internationale des problèmes (par exemple, dans le domaine de lenvironnement), moins grande est la capacité du capitalisme dy répondre de façon partielle. Le capital fait obstacle de manière intrinsèque au bien-être des peuples et tend à contrecarrer les concessions que la classe dominante peut faire en période de prospérité, face à des luttes sociales. Lactuelle agression néo-libérale à lencontre des conquêtes de la période faisant suite à la Seconde Guerre mondiale est un exemple évident de cette règle. Pour cette raison, une perspective socialiste est lunique garantie de réalisation du programme des mouvements de résistance. Ce nest pas une condition pour obtenir chacune des revendications avancées, mais cen est une pour assurer leur concrétisation pleine et entière. Compléter le programme du mouvement avec des mesures visant la propriété privée des moyens de production et avancer en direction dune gestion démocratique et planifiée de léconomie constituent le chemin dun possible succès. Une telle orientation est différente de la stratégie qui veut remettre à lordre du jour les régulations keynésiennes de laprès-guerre sans dire pourquoi ce modèle sest épuisé il y a déjà plusieurs décennies. On oublie dindiquer que le capitalisme "keynésien" est entré en déclin à la suite dune inflation croissante, dune chute du taux de profit, dune surproduction et dune pression revendicative des travailleurs. Sa restauration est des plus improbables, étant donné les changements enregistrés dans le fonctionnement internationalisé du capital, mais aussi parce que sa restauration se heurterait aux mêmes contradictions qui ont provoqué son déclin. Savoir jusquà quel point ce modèle peut être remis en uvre est un exercice de spéculation. Par contre, réfléchir sur les causes de sa crise et de sa chute sert à mettre en lumière les nécessités dune perspective socialiste. Les partisans dun retour au keynésianisme visent à opposer la dimension industrielle de cette régulation du capitalisme au néo-libéralisme financier dominant aujourdhui. Ils associent le premier modèle avec linvestissement productif et le second avec le parasitisme boursier. Toutefois, même sil est indéniable que le capital financier a récupéré des positions perdues dans les années 50 et 60, le centre de gravité de laccumulation dans la période la plus récente se situe dans les entreprises transnationales et non pas dans le secteur bancaire. Ces grandes sociétés absorbent des ressources financières pour maximiser leurs profits industriels au travers dune réorganisation de la division internationale du travail. Loffensive du capital vise, dès les années 80, à accroître lextraction de plus-value et à rétablir le taux de profit grâce à la canalisation des fonds mobilisés par la libéralisation financière. Ce processus a été mené de façon conjointe par des banquiers et des industriels. Quelques orientations plus radicales présentent la reconstruction dun "capitalisme productif", dans les pays de la périphérie, comme une étape intermédiaire en direction dun développement socialiste ultérieur. Les tenants de cette politique supposent que léradication du néo-libéralisme permettrait de reconstruire une activité industrielle, ce qui à son tour améliorerait la distribution des revenus, créant ainsi un cadre optimal pour la mise en place dun système socialiste. Mais un tel schéma détapes successives na aucune consistance logique et ne peut sappuyer sur aucun précédent historique et sur aucune construction empirique un peu sérieuse. Le socialisme est une nécessité et une possibilité de la lutte actuelle, et les seules étapes et phases quexige sa concrétisation dérivent de la maturation dun tel projet dans la conscience populaire. Sur ce terrain-là, on ne peut sauter des étapes parce que la temporalité de lévolution politique est établie par les protagonistes eux-mêmes du changement social. Toutefois, au plan des objectifs visés nexiste pas une temporalité plus lente ou plus rapide pour le socialisme, mais la décision de mettre en uvre ou de renoncer à cette perspective. Institutions et marchés La lutte mondialisée contre le FMI, la BM et lOMC ouvre le débat classique sur la suppression ou la réforme de ces organismes. Ces institutions forment un directoire collectif des grandes sociétés transnationales qui élaborent les règles de concurrence internationales à partir des nécessités du capitalisme. Ces organismes ne peuvent pas se transformer en institutions représentant les aspirations de lensemble de la population, parce quils existent afin dassurer la domination économique des banques et des entreprises multinationales. Bien quelles tentent de faire face à leur "perte de prestige" et de corriger les "déformations de leur politique", jamais ces institutions ne pourront se convertir en structures représentatives de "lensemble de la société". Une des grandes réussites du mouvement "anti-mondialiste" est davoir canalisé lénorme hostilité populaire qui existe à lencontre de ces institutions. Mais ces campagnes de dénonciation doivent être approfondies et non pas tempérées à partir de visées illusoires consistant à "améliorer la transparence de lOMC" ou à "augmenter laide du FMI aux pays endettés". Ce type dattente ne repose sur aucun fondement car, dans ces institutions, on débat surtout de louverture aux importations des pays de la périphérie (pour ce qui est de lOMC) ou des modalités de socialisation des pertes financières des créanciers (pour ce qui est du FMI). "Appuyer les pays endettés" signifie dans le langage du Fonds monétaire appliquer encore plus de privatisations et dajustements structurels. Un exemple dorientation erronée se proposant dimpulser une réforme du FMI nous est donné par la proposition suivante: créer une nouvelle monnaie universelle, en supposant quà partir des droits de tirage spéciaux (DTS) 1 on pourrait démocratiser les relations entre les pays. On oublie ici que la monnaie nest pas un instrument malléable qui peut sadapter aux aspirations égalitaires des peuples. La monnaie traduit, de façon concentrée, le pouvoir des grands propriétaires des moyens de production, de distribution, etc. Tant que cette domination est maintenue, la tyrannie du capital ne va pas satténuer, même si les DTS remplacent le dollar et si les promoteurs de ce changement obtenaient plus de voix dans le cadre des réunions du FMI. Pour satisfaire les revendications du mouvement "anti-mondialiste", la dissolution du FMI, de lOMC et de la BM est nécessaire. Ces institutions doivent être remplacées par des organes qui favorisent la coopération des peuples de toute la planète. Quelques auteurs par exemple Walden Bello, économiste originaire des Philippines proposent de créer de nouveaux organismes internationaux qui priorisent les critères de pluralisme et de décentralisation. Ils prennent comme modèle des institutions telles que le BIT, la Cnuced et même le GATT (lancêtre de lOMC). Ils proposent également la mise en place dinstitutions issues des processus dintégration régionale (Mercosur, ASEAN, Union européenne) qui stimuleraient une "déglobalisation" afin de dépasser "le manque de légitimité" des institutions centralistes existantes. Mais où réside la différence entre ces institutions "alternatives" et le FMI ou lOMC? Ne consiste-t-elle pas simplement à compléter ces derniers sur des questions spécifiques? Aucune des entités régionales qui se sont forgées au cours des dernières décennies ne défend des intérêts entrant en opposition avec les institutions (FMI, OMC) quelle serait censée remplacer ou compléter. LUE est linstrument des grandes sociétés du Vieux Continent et le Mercosur représente les bourgeoisies périphériques qui ont mis en uvre dans la dernière décennie une politique aboutissant à une paupérisation sans précédent. Dans la périphérie, la proposition de consolider les blocs régionaux revient à recréer le modèle de substitution des importations (freiner les importations pour développer des industries aptes à produire les biens non importés) et "dindustrialisation endogène" qui a été enterré par le néo-libéralisme. Mais ressusciter un tel projet sans expliquer les raisons passées de son échec conduit à une impasse. Il ne fait pas de doute que ladoption de barrières douanières et de mesures fiscales visant à défendre les économies nationales face à la concurrence impérialiste est absolument nécessaire pour éviter que soit détruite toute activité productrice nationale. Mais la validité de telles mesures transitoires ne justifie pas la reprise dun vieux projet de développement autocentré des pays dépendants. Les modèles de capitalisme national ou régional autonome sont encore moins viables aujourdhui quil y a quarante ans. Ils ne peuvent se développer à moyen terme parce que linternationalisation des forces productives empêche la transformation déconomies dépendantes fragiles en pays prospères développés. Pour faire face à ce défi, il faut adopter des politiques socialistes de gestion planifiée de léconomie, avec une dimension dextension internationale. Cette conclusion est ignorée dès lors quon interprète le désastre social créé par le néo-libéralisme comme obéissant de façon exclusive à "la dictature financière des marchés" et non au fondement de cette dernière dans le régime capitaliste, cest-à-dire la propriété privée des moyens de production, le travail salarié, laccumulation privée du capital et lextraction de la plus-value. Le marché nest pas la cause des crises actuelles. Il a préexisté au capitalisme et il continuera durant un certain temps après le développement du capitalisme, sans provoquer les déséquilibres catastrophiques de la période actuelle. Les effets déstabilisateurs du marché peuvent être tempérés et son action est susceptible dêtre partiellement régulée par une gestion planifiée. Le grand défi présent consiste à lutter contre la tyrannie du capitalisme et non pas, de façon restrictive, contre ses formes mercantiles. Ces mêmes questions se posent dans le cadre du commerce international. Pour dépasser "lirrationalité du libre-échange", réduire les inégalités entre pays développés et ceux de la périphérie, humaniser les échanges et réorganiser lintercommunication culturelle, il faut mettre fin aux relations de domination impérialistes. Citoyenneté et socialisme Dans les déclarations du mouvement "anti-mondialiste", le "citoyen" est une figure dominante. On parle de "construire un espace public cosmopolite", "délargir lespace public international" et "dintroduire le contrôle citoyen sur le FMI et lOMC" afin de redonner une influence à la société civile. Ces propositions ne tiennent pas compte que dans une même action citoyenne sentremêlent des droits populaires avec des formes doppression. Laction citoyenne exprime des conquêtes démocratiques (comme le suffrage universel) mais étaye aussi la gestion gouvernementale des institutions des classes dominantes. "Lespace public" canalise des protestations et des aspirations populaires, mais, simultanément, il renforce la gestion étatique par le biais dune bureaucratie privilégiée qui, pratiquement, exerce le pouvoir en association étroite avec les représentants des grandes sociétés. La citoyenneté nest pas un droit neutre. Elle consacre les libertés politiques formelles, mais elle est déconnectée de lexploitation des travailleurs. Ainsi, durant les périodes de prospérité économique, lexpansion des conquêtes citoyennes a toujours été accompagnée dune consolidation des formes et des institutions de domination bourgeoise. Il ne faut pas oublier que la légitimation de ce pouvoir se renforce lorsquon veut limiter les luttes sociales des salariés à une simple extension des frontières de la citoyenneté. Limiter les luttes du mouvement "anti-mondialiste" à un cadre institutionnel citoyen dilue la dynamique sociale daffrontement avec le FMI, la BM et lOMC. On oublie que les manifestants de Seattle ont formellement les mêmes droits constitutionnels en tant que citoyens que les banquiers de Davos, mais nont pas la même capacité dexercer le pouvoir. Soros et Rockefeller sont tout aussi citoyens que les jeunes qui protestent à loccasion de chaque réunion de ces institutions, mais Soros, Rockefeller et leurs pairs dessinent le futur de la société parce quils sont propriétaires des moyens de production. Il y a des citoyens exploiteurs qui oppriment des citoyens exploités et la classe dominante utilise les structures institutionnelles pour gommer ces antagonismes. Sous le capitalisme, la citoyenneté est prisonnière de ce carcan. La sphère économique et les processus de domination qui lui sont attachés acquièrent une indépendance face à la sphère politique. Les privilèges des dominants ne découlent pas, premièrement, dun pouvoir extra-économique, mais reposent fondamentalement sur lappropriation privée des principales ressources. Cest pour cette raison que les capitalistes peuvent concéder des droits politiques complets à des travailleurs tout en renforçant, en même temps, la domination quils exercent sur eux en tant que salariés. La citoyenneté est un droit passif dont lexercice habituel préserve la fiction de légalité politique dans un système structuré autour de linégalité sociale. 1. Les DTS ont été créés en 1969. Cest une monnaie internationale émise par le FMI au profit de tous ses adhérents. Ce sont des crédits non remboursables. Le but de la création des DTS est daugmenter les liquidités internationales. Le volume des DTS dans lensemble des liquidités internationales reste très faible. Haut de page
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