Le mouvement des "sans-papiers"
Occuper un espace et y faire surgir le droit davoir des droits
Un "mouvement citoyen" impulsé par des femmes et des hommes ne disposant daucun droit a pris son essor cet été en Suisse.
Son écho a acquis une dimension imprévue. En effet, les défaites subies par les mouvements "pour le droit dasile" avaient laissé lempreinte dun pessimisme.
Toutefois, le thème de la régularisation collective des sans-papiers, de celles et ceux qui, pour lessentiel, travaillent en Suisse est entré en résonance avec la résurgence, timide, de revendications pour des droits sociaux élémentaires. Par exemple, un salaire minimum de 3000 francs. Cette jonction entre droits des sans-papiers et droits sociaux constitue un des éléments explicatifs de lappui reçu par ce mouvement des "sans". La consolidation de cette convergence représente une des conditions du maintien et du développement de ce mouvement.
Mais rien nest joué. Les autorités ripostent. Le débat réclamé semble être rayé de lordre du jour du Conseil national. Les attaques contre le droit dasile, contre les "budgets pour lasile", sont là pour indiquer que les milieux dirigeants, au-delà des déclamations, savent quun clandestin "coûte moins cher" quun requérant dasile et quil est plus fonctionnel aux "besoins de léconomie".
La manifestation de Fribourg le 15 septembre a réuni plus de 1500 personnes. Le 19 septembre, à Lausanne, plusieurs centaines de personnes ont manifesté sur la place de la Riponne. Les "sans" deviennent des "avec" un visage.
Réflexions, échanges, contacts représentent une assurance pour cette bataille démocratique. Ce dossier prétend simplement contribuer à cela. (Réd.)
Depuis le 4 juin, le "mouvement des sans-papiers" de Fribourg a occupé léglise Saint-Paul jusquà sen faire expulser par la police le 25 août dernier. Depuis lors, le collectif a été accueilli dans un "espace culturel", Fri-Art, qui se situe dans la Basse-Ville de Fribourg. Malgré les difficultés, ce lieu est devenu un endroit de réunion, où se rencontrent le collectif des sans-papiers et diverses associations.
Le mouvement, qui continue dexiger la régularisation collective des sans-papiers, a non seulement abouti à rendre plus légitime cette revendication, mais a ouvert, par sa pratique, deux pistes utiles à tout mouvement social. La première: la force dun mouvement revendicatif de ce type repose dans sa capacité à ce que saffirme le dénominateur commun de celles et ceux revendiquant un droit. Dans ce but, les sans-papiers se sont organisés en tant que sans-papiers, quelle que soit leur origine, quelle que soit leur communauté. Ils nont pas introduit de frontières entre eux avec un système de représentation par communauté. La seconde: le dialogue a été engagé avec associations, mouvements politiques, syndicats suisses; le lieu doccupation a été proposé comme un lieu de réunion à chacune de ces associations ou syndicats; des débats sur des thèmes divers sy déroulent; la similarité des conditions de travail des sans-papiers, des immigrés et de secteurs de travailleurs et travailleuses suisses a été mise en relief.
Au moment où dautres collectifs se sont constitués ou se constituent en Suisse, nous nous sommes entretenus, le 4 septembre 2001, avec Lionel Roche et Gaëtan Zurkinden, secrétaires du Centre de Contacts Suisses-Immigrés/SOS Racisme à Fribourg, qui dressent un bilan provisoire de cette lutte et de cette occupation et expliquent le fil conducteur de leur action. Cette réflexion pourrait constituer un élément utile à la consolidation du mouvement.
Quelles ont été les différentes impulsions pour faire naître le collectif des sans-papiers à Fribourg? Comment celui-ci a-t-il été concrètement mis sur pied?
Le travail que nous faisions depuis plusieurs mois au CCSI (Centre de Contacts Suisses-Immigrés) nous a rapidement fait comprendre quelle était lampleur du problème des sans-papiers. Lan dernier, plus dun quart des consultations au centre étaient le fait de personnes dans une telle situation. Deux éléments ressortaient: dune part, notre pratique à leur égard ne pouvait être que celle du cas par cas, de laide individuelle. Dautre part, cette aide était extrêmement limitée, puisque nous ne pouvions concrètement rien faire pour les personnes qui vivent dans cette situation. Inutile deffectuer des démarches auprès des autorités ou de la police, comme nous pouvons le faire pour dautres personnes qui consultent le CCSI.
Dès lors, nous avons décidé de mettre cette question au centre de notre travail politique en organisant plusieurs discussions sur ce thème à partir des témoignages de sans-papiers. Nous avons déclaré symboliquement le CCSI "ambassade des sans-papiers" tout en constituant des listes des personnes sans papiers qui venaient nous consulter.
En réfléchissant à la manière de pouvoir mener une lutte avec eux, nous nous sommes intéressés à ce qui sétait passé en France il y a quelques années. La question dune action collective est rapidement apparue comme la seule chance de faire connaître plus largement la question des sans-papiers et de mener une lutte qui puisse porter des revendications à la fois larges et claires. De là, une vingtaine de personnes ont été réunies une première fois. Nous avons discuté avec eux à de nombreuses reprises: il leur fallait, autour du principe dune action collective, un cahier de revendications précises et un mouvement de soutien. Trois ou quatre réunions ont suivi, durant lesquelles nous avons discuté des raisons juridiques, politiques, socio-économiques qui ont mené ces personnes à devenir sans-papiers. Cest notamment autour de ces thèmes quil fallait établir un cahier de revendications. Les sans-papiers eux-mêmes ont identifié laction collective comme la seule possible, la seule qui puisse aboutir à leur régularisation. Cela a été répété constamment, avant loccupation mais également pendant la vie à Saint-Paul. Il nous fallait également insister sur cette notion pour mettre ensemble des gens aux parcours et aux situations souvent très différents. Nous navons pas cherché à épauler ou à parrainer les sans-papiers, mais simplement à leur transmettre les instruments leur permettant de comprendre le fonctionnement de lappareil juridico-politique suisse qui les a rendus sans droits. Cest par cette compréhension que les sans-papiers ont pu mener la lutte avec une conscience claire de leur situation et des multiples raisons de leur combat. Nous avons simplement contribué à leur rendre visibles les mécanismes quils navaient pas pu toujours saisir auparavant, même sils vivaient quotidiennement cette réalité.
Comment avez-vous concrètement organisé la deuxième phase, celle qui a précédé loccupation de Saint-Paul?
Les sans-papiers, en mai 2001, ont rédigé eux-mêmes leur manifeste, qui constitue leur premier acte politique fort [voir ci-contre]. A travers ce texte, ils donnent sens à leur lutte et, par là même, retrouvent un statut dêtre humain, doté de droits inaliénables. De son côté, le mouvement de soutien, en collaboration avec le collectif des sans-papiers, a élaboré une plate-forme programmatique, qui essaie de tirer des perspectives de lutte sur le long terme [voir p. 9: "Contre la précarité et lexploitation"]. Durant la rédaction et juste après, beaucoup de personnes, dorganisations ou de syndicats nous ont reproché daller trop loin dans lanalyse politique, de nous couper des milieux humanitaires ou de lasile en élargissant le champ des revendications aux droits sociaux, par exemple. Certains ont signé cette plate-forme, même sils la critiquaient pour ses revendications trop larges et trop "politiques". Dautres ont dabord refusé. Par la suite, il était frappant de voir que, dès les deuxième et troisième semaines doccupation, les gens qui venaient à Saint-Paul demandaient à signer ce texte. Ils étaient certainement mis en confiance par ce quils pouvaient lire dans la presse sur le mouvement, mais on peut aussi considérer quils étaient favorables à notre axe politique une fois que celui-ci avait pu être clairement développé et discuté. Petit à petit, les syndicats ont également signé cette plate-forme, et finalement, tous les syndicats présents à Fribourg lont soutenue.
Le travail qui se poursuivait avec les sans-papiers qui étaient dans le collectif a été dautant plus important que les membres du collectif nétaient pas politisés auparavant et navaient jamais mené une lutte collective pour leurs droits. Le fait de parvenir à les réunir autour des revendications quils ont formulées eux-mêmes nous fait également réfléchir à linactivité ou à lincapacité des syndicats à mettre sur pied des luttes de ce type. Dans notre cas, avec des gens non politisés au départ, extrêmement précarisés puisque sans droits, et même pas celui dêtre ici, mais conscients de leur situation et de leur exploitation, nous avons pu mener une action collective large, offensive, et qui sattaque à la racine des problèmes à la fois de limmigration et du rapport salariat-patronat. Cela montre quen effectuant un travail important, en refusant la logique générale à luvre et la résignation, des mobilisations sont possibles.
Comment a été prise la décision doccuper, une décision qui porte sur la stratégie du mouvement et de la lutte dans son ensemble?
Pour nous, loccupation était le moyen de poser le problème des sans-papiers de manière à la fois immédiate et durable. Par ailleurs, dès la constitution du collectif, nous avions lidée doccuper un lieu car beaucoup des personnes membres du collectif étaient totalement excédées et "à bout" par rapport à leur situation. Après des années de vie en Suisse, ils étaient sous la menace permanente dun renvoi et ne pouvaient ni ne voulaient continuer à vivre avec cette pression.
Loccupation elle-même a été décidée très rapidement: il y a eu moins de deux mois entre la première assemblée générale du mouvement et le début de loccupation. Le lancement de loccupation a été accéléré par le fait que plusieurs personnes devaient être cachées parce quelles allaient être expulsées. Nous ne pouvions pas les cacher pendant des mois, cela navait pas de sens et était même dangereux. Nous avons donc posé la question aux sans-papiers présents lors dune assemblée: "Voilà, nous allons devoir occuper un lieu dans les prochaines semaines, voire les prochains jours. Qui est daccord doccuper avec nous?" Une main, puis deux, puis plusieurs se sont levées. Loccupation était à la fois laboutissement logique dune première phase et le début dune seconde étape. Cétait une décision du collectif des sans-papiers et le mouvement de soutien sest trouvé en quelque sorte devant le fait accompli, devant une décision prise en dehors de lui. La base de tout ce travail a été la relation de confiance avec les sans-papiers. Ils ont été, dans cette décision comme dans lensemble du mouvement, le moteur et le centre de toute laction.
La décision a aussi été prise parce que nous voulions toutes et tous "faire quelque chose". On peut analyser pendant des années voire des décennies les problèmes liés à lémigration ou à lexploitation, sans mener de luttes. Si on ne met pas en pratique ces éléments, par une lutte concrète, on ne changera jamais rien au rapport de force.
Loccupation permettait aussi délargir le discours sur la politique dimmigration. Quand nous avons vu les positions de certaines organisations dans la lutte contre la LEtr (loi sur les étrangers), nous ne nous sommes pas reconnus dans la campagne quelles menaient. Pour nous, lélargissement aux questions des conditions de travail et du rapport salariat-patronat est central. Nous ne voulions pas participer à une campagne qui dise seulement "Halte au racisme" ou qui fasse appel à des principes généraux qui ne permettent ni dexpliquer, ni de comprendre la condition des travailleurs immigrés en Suisse, avec ou sans papiers. Nous considérons que, par ce discours, nous sommes également plus proches des sans-papiers. Si on parle de racisme à un sans-papiers, il dit que cest vrai, quil y a du racisme, mais cela ne laide pas et ne le fait pas avancer sur la compréhension de sa situation. En parlant de conditions de travail, de salaire et de conditions de vie en général, lécho pour un travailleur sans papiers est beaucoup plus significatif. Il se retrouve évidemment beaucoup plus dans de telles revendications que dans des déclarations contre le racisme. De plus, dans la description publique de leur situation au travail, de nombreux salarié·e·s suisses reconnaissent une partie de leur propre situation.
Comment sest organisée concrètement loccupation, la vie sur place et en dehors de léglise?
Loccupation a commencé évidemment sans aucune autorisation, ni de la paroisse, ni des autorités. Nous avons donc rapidement mis en place les différents éléments nécessaires à la vie à Saint-Paul, notamment en ce qui concernait la sécurité des personnes présentes.
La recherche de soutiens, aussi bien nationaux quinternationaux, a également été importante dans la phase qui a précédé loccupation. Cela permettait de faire connaître le mouvement et de lui donner une plus grande légitimité, une plus grande assise. Mais nous navons pas sollicité nimporte quels soutiens, au prix, par exemple de concessions sur le fond de nos revendications. Nous avons eu des discussions avec ceux qui étaient réticents sur certains points de la plate-forme ou du manifeste des sans-papiers. Des discussions parfois assez dures, comme avec certains syndicats présents à Fribourg.
Nous avons aussi voulu immédiatement faire de ce lieu un lieu ouvert, dans lequel les membres du collectif pourraient rencontrer des associations, des syndicats, des partis. Nous avons donc ouvert les locaux à diverses organisations pour quelles y fassent leurs assemblées, ce qui a débouché sur de nombreuses discussions entre les sans-papiers et les membres de ces groupes. Par exemple Mgr Genoud est venu à Saint-Paul. Il ne voulait rencontrer quune délégation du collectif, mais dautres personnes sont entrées et ont débattu avec lévêque, qui était sur une position restrictive en matière de régularisation. Avec une vingtaine de sans-papiers autour de lui, nous ne savons pas sil a changé davis, mais il est certain que les membres du collectif ont pu lui exprimer très clairement leurs revendications et les raisons de celles-ci
Ces rencontres, qui pouvaient parfois être de véritables confrontations, ont été importantes pour la construction dun collectif ouvert vers lextérieur. Dans ce sens, notre pratique va à lencontre du terme "refuge" avec les connotations quil peut avoir.
Dans cette ouverture vers lextérieur, laction chez Optigal [voir ci-contre "Précaire chez Optigal
"] avait une dimension syndicale. Comment ont réagi les syndicalistes à cet "empiétement" sur leur terrain?
Nous navons pas empiété sur leur terrain, puisque cest un terrain quils navaient jamais réellement occupé auparavant. Les travailleurs dOptigal navaient presque jamais vu de permanent syndical sur leur lieu de travail. Lun des sans-papiers leur a même dit, lors dune rencontre entre le collectif et les syndicats, que quand le permanent faisait une visite du site, la direction dOptigal ralentissait la chaîne de production
Ce type daction nétait pas pour nous une manière de faire le travail des syndicats, mais sinscrivait totalement dans notre analyse et nos revendications, à savoir que les permis précaires (une partie des futurs sans-papiers) sont contraints de travailler dans des conditions extrêmement dures et pour des salaires souvent très bas. Ils sont également livrés à la direction sans moyen de défendre réellement leurs droits. Cest cela qui constitue la réalité des travailleurs immigrés avec des permis précaires. Labsence de syndicats dans de telles entreprises est, de ce point de vue, encore plus grave.
En fait, pour cette action, ce sont danciens salariés dOptigal, membres du collectif, qui nous ont décrit les conditions de travail qui règnent dans cette entreprise et le type de main-duvre qui y est employée. Laction simposait delle-même parce quelle avait été sollicitée par des (anciens) salariés de cette entreprise. Dailleurs, tous les syndicats se sont joints aux sans-papiers pour cette action.
De manière plus générale, quelle a été lattitude des syndicats face au mouvement?
Nous nous sommes immédiatement tournés vers les syndicats et avons eu plusieurs discussions, parfois très dures, avec eux au début du mouvement. Les syndicats étaient un peu mal à laise: ils soutenaient les sans-papiers dans leurs revendications générales, mais en pratique, ils effectuent les contrôles et la chasse au travail au noir avec lEtat et les patrons.
Nous leur avons rapidement proposé la création dun comité syndical de soutien aux sans-papiers. Par la suite, il y a eu une réelle ouverture des syndicats vers nous. Ils nous ont invités à des discussions. De ce point de vue, ce qui sest passé au cours des dernières semaines du mouvement a été très important. Nous avons pu commencer un travail commun, que nous espérons pouvoir poursuivre. Même si nous continuons à considérer quil est faux de participer aux commissions tripartites qui débusquent les travailleurs au noir. Nous ne pensons par ailleurs pas que leur attitude sur la question des sans-papiers se modifiera radicalement. Mais nous avons pu créer des liens que nous espérons pouvoir poursuivre au travers de cours de formation, de débats sur les approches de la question des sans-papiers et des travailleurs migrants en général.
Comment les sans-papiers ont-ils élaboré le discours sur leur situation et les revendications avancées par le collectif et le mouvement de soutien?
Il faut le répéter: le mouvement de soutien et le CCSI nont servi quà éclairer certains aspects de la situation des sans-papiers et à indiquer les moyens daction possibles.
Les sans-papiers ont très rapidement pris confiance et ne se sont jamais gênés de donner leur avis sans nuancer leur discours en fonction de leur interlocuteur. Ils ne sont pas impressionnés par qui que ce soit parce que, dans leur situation, ils nont pas beaucoup à perdre.
Dautre part, nous avions préparé ensemble les différentes réponses possibles quémettraient les autorités, car nous savions que ces dernières ne manqueraient pas dessayer de détruire le mouvement. Quand il a été question de régularisation "au cas par cas", par exemple, les membres du collectif étaient prêts à répliquer et leur réponse a toujours été de refuser ce traitement arbitraire de leur situation. Le mouvement de soutien est resté ce quil était au début, à savoir un point dappui. En aucune manière, il na été lacteur central, qui fixe une ligne. Les sans-papiers étaient conscients de la justesse de leurs revendications et navaient besoin que dun soutien, pas dune ligne politique.
Quelles étaient les règles durant loccupation et comment était organisé le processus de prise de décision au sein du mouvement?
Au début, les règles nétaient pas très contraignantes. Les gens devaient assumer une certaine présence, mais il ny avait pas véritablement dexigences par rapport à lengagement de chacun. Après quelques semaines, les sans-papiers ont décidé de revoir ces règles. Ils voulaient surtout montrer que la lutte devait être menée par toutes et tous. Certains portaient cette lutte presque à eux seuls et ce poids devenait parfois assez lourd. La règle est devenue la suivante: vingt-quatre heures de présence dans la semaine sur le lieu doccupation et présence aux assemblées générales du dimanche soir. Cela a provoqué la sortie du collectif de quelques membres, parce que ceux-ci ne pouvaient ou ne voulaient pas assumer une telle présence, un tel engagement. Ces nouvelles exigences répondaient en fait à une demande du collectif, qui considérait que la liste ouverte pour la régularisation devait comporter les noms de celles et ceux qui étaient engagés dans le mouvement. Cétait une manière de dire: "Nous luttons pour une régularisation collective, mais pour celles et ceux qui sengagent." Certains nous ont accusés de faire du cas par cas. Ce nétait justement pas ça, puisque les autres sans-papiers ont pu sinscrire sur une deuxième liste, ouverte plus tard, puis sur une troisième, qui vient de souvrir. Dautre part, la revendication de fond est restée, à savoir celle de la régularisation collective de tous les sans-papiers, de Fribourg et de Suisse.
Pour la question de la prise de décision, il existait deux lieux de réunion et de décision pendant loccupation: le premier, lassemblée générale du dimanche soir durant laquelle étaient discutés les différents événements et problèmes de la semaine écoulée. Le second était le "bureau politique", qui comprenait des délégués des sans-papiers, des membres du mouvement de soutien et les permanents du CCSI. Le bureau était toujours ouvert à dautres personnes qui voulaient y participer. Les discussions étaient plus politiques et cest là que les différentes actions étaient proposées avant dêtre soumises à lassemblée générale.
Comment articuler des revendications aussi générales que la libre circulation pour toutes et tous et une lutte immédiate pour les droits et les intérêts des membres du collectif?
Le collectif des sans-papiers a eu le sentiment de constituer une sorte "davant-garde", dans la mesure où il voulait ouvrir une brèche dans laquelle dautres mouvements pourraient sengouffrer. Nous posons ainsi le problème de léchec, du point de vue des salariés, de la politique dimmigration telle quelle a été menée jusquà aujourdhui. Cest à partir de cette double analyse que les sans-papiers ont revendiqué la libre circulation totale des personnes, sans restrictions. Ce nest donc ni une proposition purement propagandiste, ni une mesure que le rapport de force actuel nous permet dimposer: cest une perspective sur laquelle nous pouvons travailler à moyen terme, cest la base dun travail politique. Dautant plus que la libre circulation est inscrite dans la Déclaration des Droits humains. Cest ce qui a permis aussi aux sans-papiers de sapproprier cette revendication et de la considérer comme la seule manière daborder la question de la migration et des droits des immigrés.
Il est certain que la libre circulation est lune des revendications qui ont le plus braqué certaines personnes contre nous. Dautres ont également créé des confusions sur cette revendication, en la soutenant, mais en disant aussi quil faut des contrôles répressifs du travail au noir ou quune régularisation collective générale provoquerait un "appel dair" pour une immigration massive. Plusieurs syndicats sont sur cette ligne. Et ils continuent de penser, pour une bonne partie dentre eux, que le dumping salarial est de la responsabilité de cette main-duvre sans droits que sont les sans-papiers, et non des employeurs eux-mêmes.
Montrer que tous les salariés sont victimes de la même logique, dont les sans-papiers constituent en quelque sorte la forme extrême, cest pour nous la meilleure manière de ne pas se marginaliser et de lutter contre le racisme. Certains préfèrent dire que le peuple suisse est raciste, etc. Nous, nous posons la question de légalité des droits, et de lélargissement de ceux-ci pour tous les salariés en essayant de montrer constamment les logiques générales qui sont à luvre. Refuser de placer la lutte des sans-papiers dans le rapport plus général capital-travail, cest nier la réalité de la condition dune partie des salariés en Suisse et la place des travailleurs migrants dans le système économique. De plus, du point de vue stratégique, des mouvements centrés sur le seul droit des étrangers à vivre en Suisse contribuent à isoler les travailleurs immigrés des travailleurs suisses et à maintenir les divisions créées volontairement par la droite et le patronat. Un tel raisonnement pousse évidemment à une approche strictement humanitaire, caritative qui marginalise la dimension des droits sociaux et syndicaux.
Le même raisonnement est valable pour la régularisation collective. A moyen terme, cest notre objectif politique. A travers lui, nous pouvons également montrer quels mécanismes produisent systématiquement des sans-papiers. Donc que la politique du cas par cas est intenable. Avoir de telles perspectives est la seule manière de travailler à la fois pour les sans-papiers daujourdhui et pour les droits des travailleurs migrants à plus long terme. Léchelon suisse, de ce point de vue, est léchelon minimal.
Dans la pratique, nous savons que ces revendications sont irréalisables dans le court terme. Cest donc un combat en plusieurs étapes, dont la première est pour nous la régularisation collective des membres du mouvement. Une telle approche permet de combiner les intérêts immédiats et légitimes des sans-papiers qui ont lutté dans le mouvement tout en posant une perspective de travail à plus long terme. Si une première régularisation concerne un collectif constitué, que celui-ci compte 10 membres ou 80, il est possible de poser, immédiatement après, le principe de légalité de traitement, donc de revendiquer une régularisation collective de tous les sans-papiers.
Les conditions de travail sont également une question centrale dans la plate-forme et le manifeste des sans-papiers.
Le contrôle des conditions de travail est en effet une revendication centrale dans la lutte des travailleurs migrants en général. Le terme "social" a été ajouté pour éviter la confusion avec ce que font les syndicats en termes de répression du travail "au noir" [voir dans ce numéro larticle consacré au travail au noir dans le canton de Vaud]. Cela signifie, pour nous, que le contrôle de ces conditions doit seffectuer par les travailleurs et par les syndicats, et non par des commissions tripartites, ou des institutions de ce type, dont le but avoué nest que de faire respecter les conditions de la concurrence. De tels contrôles ne font que pénaliser les travailleurs, qui souvent doivent senfuir des chantiers lorsquils voient arriver des inspecteurs, même si ce sont des "inspecteurs syndicaux"
Dautre part, demander une régularisation collective sans demander une amélioration des conditions de travail naurait pas beaucoup de sens. Ce sont lensemble des droits des travailleurs, suisses ou immigrés, qui sont concernés par une telle proposition.
Vous avez refusé délaborer des critères (temps de vie en Suisse, emploi ou pas) préalables à la régularisation. Comment envisagez-vous concrètement une régularisation collective?
Il faut préciser que nous demandons la régularisation collective "systématique", ce qui va de pair avec la revendication de la libre circulation. Il ne sagit pas de régulariser une fois tous les sans-papiers, et de durcir ensuite les conditions de limmigration, comme la proposé Christiane Brunner. Cest pour nous la seule manière de ne plus produire constamment des sans-papiers. Remettre les "compteurs à zéro" et en même temps laisser les lois telles quelles sont aujourdhui na pas de sens.
Le PSS a fait une nouvelle proposition, pendant notre mouvement: il faudrait que les sans-papiers soient en Suisse depuis quatre ans clandestinement et quils aient un boulot fixe pour être régularisés. Et ils devraient le prouver! Cela correspond en fait à la création dun nouveau statut, cette fois-ci "officiel", de sans-papiers. Cest le statut le plus précaire quil pourrait y avoir en Suisse. Cela montre à quel point le PSS est défensif et ne répond pas aux problèmes des salariés immigrés. Nous sommes convaincus que les travailleurs se reconnaissent davantage dans ce que nous disons, dans les revendications que nous portons plutôt que dans ces propositions "en réaction" qui entérinent et officialisent la situation inadmissible des travailleurs sans papiers en Suisse. Dautant plus que de telles propositions font le jeu du patronat. Le PS suisse comme celui de Fribourg nont jamais signé la plate-forme du mouvement de soutien, ce qui nest assurément pas un oubli de leur part, mais qui montre bien quils sont sur une ligne différente en ce qui concerne la politique dimmigration au sens large du terme.
Comment voyez-vous un éventuel élargissement du mouvement en Suisse romande et en Suisse alémanique?
Nous lavons toujours dit, lapparition de mouvements dans dautres régions est la condition indispensable à lélargissement du débat au niveau national [voir p. 15 "Déclaration du mouvement national de soutien aux sans-papiers"]. Il est important, dans le cadre du début du débat aux Chambres fédérales qui souvre le 17 septembre, de rester mobilisés et de poursuivre le mouvement, Il faudrait idéalement un mouvement social fort au moment de cette discussion. Même si nous ne nous faisons pas beaucoup dillusions sur le contenu de la LEtr qui sera votée. Nous nous rendons compte, par exemple au travers de lémission Droit de Cité de la Télévision suisse romande à laquelle nous avons participé, que le fonctionnement institutionnel cherche à marginaliser totalement nos positions. Ces éléments illustrent bien le rapport de force actuel et les difficultés qui nous sont posées en vue dun élargissement de la lutte.
Tous ces éléments annoncent des discours très durs de la part des autorités, avec lappui de fait du PS. Nous nous attendons à un sérieux retour de manivelle de la part des différentes autorités. Ni le capital de sympathie dont nous avons pu bénéficier durant loccupation, ni la couverture médiatique relativement importante que nous avons eue pour les actions menées ne nous ont leurrés sur létat réel du rapport de force. Ce nest pas parce quon passe dans les journaux presque tous les jours que les autorités vont reculer. Au contraire, elles ont largement durci le ton pour montrer quelles nentreraient pas en matière sur le principe de la régularisation collective. Il faut sattendre à ce que ce durcissement se poursuive et peut-être saccélère.
En Suisse alémanique, il sera plus difficile de lancer de tels mouvements, même sil a démarré à Berne depuis le 9 septembre. Avec lappui des syndicats et de diverses associations, le mouvement peut toutefois commencer à prendre racine en Suisse alémanique. Pour stimuler cette dynamique, il faut quil se consolide en Suisse romande et que des mouvements durables puissent prendre forme. La coordination entre La Chaux-de-Fonds et Fribourg a été étroite. Le développement dune initiative à Genève a rencontré une large audience [voir p. 14 le manifeste du "Collectif sans-papiers de Genève"]. Une coordination romande sest réunie à La Chaux-de-Fonds et une coordination nationale se réunit le 15 septembre à Fribourg.
Finalement, le collectif de Fribourg a été évacué par la police. Comment voyez-vous la suite de votre action et la possibilité de relancer une dynamique autour de la question des droits des travailleurs immigrés?
La dernière semaine, celle qui a précédé lévacuation policière, a été très dure. Nous avons vécu un rapport de force dune violence jamais rencontrée jusque-là. Nous avions déjà eu des échéances, mais nous navions jamais cédé. Là, dans les derniers jours de loccupation de Saint-Paul, il a fallu accepter de négocier pour gagner du temps et permettre dassurer la sécurité des sans-papiers qui occupaient Saint-Paul. Cela a été très fort pour nous toutes et tous, physiquement et psychiquement. Ensemble contre nous se trouvaient réunis Conseil dEtat, conseil de paroisse, préfet et, à un degré moins direct, Conseil fédéral. Pour les personnes du collectif, lintervention signifiait la fin de la garantie de protection accordée par le Conseil dEtat. Là, nous avons dû nous replier, pour gagner du temps et trouver un autre lieu où évacuer les gens à labri de la police et de la presse.
Mais nous allons poursuivre le mouvement avec les sans-papiers parce que lévacuation ne constitue pas laboutissement du mouvement et ne règle en aucune manière la question des travailleurs sans papiers en Suisse. Loccupation actuelle, à Fri-Art, consolide le mouvement. Des délégations de sans-papiers de Fribourg participent aux discussions en cours, que ce soit à La Chaux-de-Fonds [voir p. 13 "Sortir de la marginalisation"], à Lausanne et demain à Genève et Berne.
Il serait dautre part indispensable de réfléchir à un cadre européen, à une forme de coordination européenne des mouvements [de sans-papiers existant en Europe. Cest notamment ce quindiquait aussi Pietro Basso lors de son intervention à Saint-Paul en juillet dernier [voir en p. 21]. n
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plate-forme du comité de soutien de fribourg
Contre la précarité et lexploitation
Pour une régularisation collective des sans-papiers en Suisse
Personne ne connaît exactement le nombre de ceux quon a appelés successivement les "clandestins", puis les "sans-papiers": non parce quils seraient "invisibles" ou "cachés", mais parce que les milieux dominants (politiques et industriels) ont intérêt à ce quexiste un stock de salarié·e·s largement précarisé·e·s et hors-droit (licenciables du jour au lendemain), qui sadaptent aux aléas du marché. Daprès certaines estimations, ils seraient plusieurs centaines de milliers de personnes à travailler et habiter en Suisse sans permis de séjour. Dans le canton de Fribourg, le CCSI/SOS Racisme les évalue entre 7000 10000.
Un système légal qui produit des sans-papiers
Contrairement au discours dominant, on ne peut réduire le "problème" des sans-papiers à celui de lasile ou de limmigration dite "illégale". Il sagit très souvent de personnes à qui on refuse leur autorisation de séjour (regroupement familial) ou qui ne peuvent pas la renouveler pour des raisons diverses (divorce, chômage, échec aux examens, etc.): les sans-papiers ne sont donc pas des "illégaux", mais des "illégalisés" fabriqués par les lois. La nouvelle loi sur les étrangers (LEtr) qui généralisera les permis de courte durée, pires encore que celui de saisonnier et la prochaine révision de la loi sur lasile (LAsi) ne feront que créer de nouveaux sans-papiers.
De lutilité dune armée de réserve
Lexistence des sans-papiers na rien du hasard: les autorités apprécient les avantages de cette vaste armée de réserve, cest pourquoi elles la tolèrent. Dans le contexte de mondialisation du capital phase actuelle du capitalisme lexistence de travailleurs précaires est essentielle: elle permet de fixer au plus bas le prix de la force de travail, daiguiser la "juste" concurrence mise en place entre travailleurs/euses par le patronat, et ainsi de diviser les salarié·e·s entre eux. Dans ces manuvres de division, les différences dorigine (étrangers contre Suisses) et donc la xénophobie jouent un rôle central.
Une réalité qui concerne lensemble de la classe salariée, à léchelle européenne
Contrairement à ce que laissent entendre les directions des partis bourgeois (PDC, radicaux), du PS et de certains syndicats dont la ligne politique est largement influencée par lextrême-droite xénophobe (UDC) on ne peut pas séparer la réalité du/de la salarié·e suisse de celle du/de la salarié·e immigré·e ou étranger/ère: tous font partie de la même classe ceux qui doivent vendre leur force de travail et sont victimes des mêmes méthodes dexploitation. En ce sens, le combat pour les sans-papiers sinscrit dans le cadre plus large de la lutte de lensemble de la classe salariée pour de meilleures conditions dexistence.
Le drame des sans-papiers se pose à léchelle de lEurope entière: chaque semaine, des centaines de migrants attirés par la richesse affichée des mégalopoles occidentales sont arrêtés en tentant de franchir les barrières dressées autour des pays de lUnion européenne. Fuyant les guerres ou la misère de pays dévastés par les "plans dajustement structurel" du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale (BM) et écrasés par le poids de la dette, ces femmes et ces hommes vont jusquà sacrifier leur vie en espérant recueillir quelques miettes laissées par les puissants du club de lOCDE (Organisation pour la coopération et le développement économiques).
Des luttes collectives, pour des solutions structurelles
Les luttes menées par des collectifs de sans-papiers se multiplient: en France, en Espagne, en Allemagne se constituent des réseaux solidaires. Tous refusent cette nouvelle forme desclavage imposée aux sans-papiers.
En Suisse également, des mouvements de protestation ont pris naissance. Contrairement aux mouvements dont nous avons pu prendre connaissance, aucun ne revendique la régularisation collective des sans-papiers, sans discrimination (dorigine, de classe, daprès le temps de séjour, etc.). En conséquence et dans lidée de rassembler le front le plus large de "ceux-den-bas" le Mouvement de soutien aux sans-papiers avance les revendications suivantes:
la régularisation collective de lensemble des sans-papiers et le refus de toute solution individuelle, au cas par cas;
pour quil ne sagisse pas uniquement dune simple "remise à zéro des compteurs", le droit à la libre circulation des personnes;
la revalorisation générale des conditions de travail des salarié·e·s suisses et immigré·e·s;
légalité de traitement (conditions de travail, droits politiques et syndicaux, sociaux, culturels) entre Suisses et immigré·e·s.
Fribourg, mai 2001
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Manifeste du "Collectif sans-papiers" de Genève
Il y en a 0% et pourtant ils existent
Personne ne connaît exactement le nombre de ceux quon nomme les clandestins, les illégaux ou les sans-papiers. Ils ne sont pourtant pas invisibles. Mais nombreux sont ceux qui font tout pour maintenir ces personnes, largement précarisées et hors-droits, dans leur condition d"individus inexistants". Soumis aux abus des logeurs, aux humeurs de lemployeur, obligés daccepter des salaires en dessous de toute convention et de tout usage, ils sont en outre la cible des mesures du Conseil fédéral et de fréquents contrôles de police, victimes des comportements xénophobes.
Ils ont peur de sortir le soir, dattendre trop longtemps un bus, daller à lhôpital. Ils nosent pas dénoncer un acte dont ils sont victimes: agression, harcèlement sexuel, mobbing, etc.
Ils nexistent pas, mais ils habitent le canton depuis 1, 2, 5 ou 10 ans. Ils nexistent pas, mais ils travaillent. Ils nexistent pas, mais ils paient des impôts, les assurances sociales (chômage, AVS/AI, LPP, accidents professionnels) que souvent ils ne touchent pas.
Un système légal qui produit des sans-papiers
Les sans-papiers ne sont pas seulement des requérants dasile déboutés ou des travailleurs dits illégaux, ce sont également des personnes qui, suite au décès dun conjoint, à un divorce, à la perte dun emploi, à un échec aux examens, perdent ce quils avaient construit ici, par refus de renouvellement de permis.
La politique des autorités en matière de (non-)permis est contraire à la Déclaration universelle des droits de lhomme du 10 décembre 1948, et est même en contradiction avec les prescriptions de la Commission européenne contre le racisme et lintolérance et du Comité de lONU pour lélimination de la discrimination raciale. Le projet de nouvelle loi sur les étrangers (LEtr), en remplaçant le statut de saisonnier par celui de courte durée et en rendant laccès officiel du territoire national encore plus difficile aux non-Européens, durcit la loi actuellement en vigueur et, ce faisant, produit davantage de sans-papiers.
Une réalité qui nous concerne tous
Lexistence dune population précarisée affaiblit à terme tous les secteurs de la société: le combat pour les sans-papiers sinscrit dans le cadre plus large de la lutte pour la défense et lamélioration des conditions de travail et de vie de toutes et de tous.
Le drame des sans-papiers se pose à léchelle de lEurope entière et les autorités helvétiques sont encore plus dures que les autorités françaises, italiennes, espagnoles et belges qui ont procédé à des régularisations de sans-papiers. Chaque semaine, des hommes, des femmes et des enfants sont rejetés alors quils fuient des persécutions, des guerres ou quils tentent déchapper à la misère de pays économiquement sinistrés, notamment par les "plans dajustement structurel" du Fonds monétaire international (FMI). Les inégalités économiques et sociales à léchelle mondiale liées à la libéralisation totale de léconomie ne sont pas acceptables: elles provoquent des exodes dramatiques de population. Aucune mondialisation nest possible qui ne prévoit pas la liberté de circulation des êtres humains et légalité de leurs droits sur la terre entière.
Des luttes collectives, pour des solutions collectives
Les luttes menées par des collectifs de sans-papiers se multiplient: en France, en Espagne, en Allemagne, en Belgique, en Italie se constituent des réseaux solidaires.
En Suisse également, des mouvements de protestation ont pris naissance: à Lausanne, à Fribourg, à Neuchâtel, à Berne, à Zurich, à Chiasso et peut-être encore ailleurs demain. Le Collectif sans-papiers de Genève sest créé pour prendre part à cette lutte, sur le plan suisse et international.
Le collectif "sans-papiers" de Genève demande
la régularisation collective de lensemble des sans-papiers;
lintervention du Conseil dEtat et du Grand Conseil, des Conseils administratifs et municipaux auprès des autorités fédérales afin de demander et dobtenir la régularisation des sans-papiers;
au Conseil dEtat, larrêt de toutes les expulsions de sans-papiers;
aux autorités cantonales, leur intervention pour garantir les mêmes conditions de travail, de salaire, dapprentissage, de formation scolaire, de soins médicaux, dassurances sociales et de logement pour toutes les habitantes et tous les habitants du canton quel que soit leur statut.
Appelle
les autorités, les élus et tous les habitants à soutenir les sans-papiers, à participer au Collectif et à signer le présent manifeste;
les autorités, les élus, les fonctionnaires et les citoyens à prendre publiquement et personnellement la défense des sans-papiers qui sexposent par leur engagement.
Genève, le 8 septembre 2001
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Pétition au Grand Conseil vaudois
Arrêt de tous les renvois, des contrôles et arrestations policières visant les sans-papiers
Pour une régularisation collective des sans-papiers et une législation contre les discriminations
Les personnes soussignées demandent au Grand Conseil vaudois de prendre position, dans les meilleurs délais, sur la situation des personnes vivant et travaillant en Suisse mais qui nont pas de permis de séjour, les sans-papiers.
Les soussignés demandent quun débat soit organisé au Grand Conseil, sur la situation dans laquelle vivent ces citoyens et citoyennes sans permis de séjour. Dans limmédiat, ils-elles demandent au Grand Conseil vaudois de se prononcer pour:
larrêt de tous les renvois, de tous les contrôles et arrestations policières visant les sans-papiers, décision qui est de la compétence du Conseil dEtat;
pour une régularisation collective de la situation de séjour des sans-papiers vivant en Suisse;
contre une législation sur les étrangers qui cimente les discriminations (nouveau projet de loi sur les étrangers (Letr) en discussion aux Chambres fédérales);
pour une législation anti-discriminatoire qui garantisse une égalité de traitement et de droits à toutes les personnes vivant en Suisse quelles aient ou non le passeport rouge à croix blanche.
Collectif vaudois de soutien aux sans-papiers
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Déclaration du mouvement national de soutien aux sans-papiers
On ne veut pas les voir et on renforce toujours plus les contrôles aux frontières. Voici, lapidairement dit, lattitude de tous les gouvernements occidentaux face aux sans-papiers. Pourtant, ils sont là, ils travaillent ici et leurs enfants sont peu à peu scolarisés. La présence des sans-papiers est un état de fait en Suisse, en Europe et ailleurs dans les pays riches (USA, Canada, Moyen-Orient, Japon, Australie). Cet état de fait est ancien. Ce qui est nouveau, cest que les sans-papiers commencent à sortir au grand jour, particulièrement en France, en Italie, en Espagne, en Grèce, en Belgique, en Suisse. Ils veulent être reconnus et bénéficier dun statut conforme à leur humanité et à leurs droits.
On ne sait exactement combien ils sont. Dans notre pays, les estimations les plus récentes chiffrent à 200 000 à 300 000 le nombre de personnes nayant pas de titre de séjour. Du fait de leur extrême précarité et de leur absence de droits, les sans-papiers subissent pour la plupart des conditions de travail et de vie inimaginables: salaires misérables, horaires interminables, protection sociale inexistante, logements insalubres. Ces gens et particulièrement les enfants vivent de plus dans la peur constante de circuler dans la rue et dêtre ainsi à la merci dun quelconque contrôle de police.
Les raisons de leur présence, en Suisse comme dans les autres pays riches, sont à chercher du côté des inégalités profondes et croissantes qui déchirent la planète et des violations graves et permanentes des droits de la personne humaine dans un nombre très élevé de régions du monde. La globalisation de léconomie marchande accentue ces disparités et persécutions, aggrave les écarts et les injustices et accule une fraction toujours plus importante de la population mondiale au désespoir. La seule issue est, comme dans toute lhistoire de limmigration, celle de lexil incertain vers les zones riches, là où laccumulation, voire le superflu, peut faire espérer den recueillir les miettes.
Face à cette réalité, les gouvernements occidentaux placés quelle que soit leur couleur politique dans lorbite des maîtres du monde et de la compétitivité prônée par le FMI, la Banque mondiale et lOMC adoptent une position dont la contradiction est choquante: tout est mis en uvre pour une libéralisation aussi rapide que complète de la circulation des marchandises et des capitaux et tous les efforts sont faits pour restreindre, voire empêcher la libre circulation des personnes par la mise en place de coordinations réglementaires, policières, administratives et des moyens de contrôle électroniques.
Ainsi, le mécanisme qui produit les sans-papiers est la législation elle-même. Le statut de saisonnier a créé les enfants clandestins, la loi sur lasile et sa révision produit les déboutés. En matière dautorisation de séjour, lactuelle loi sur les étrangers, comme sa révision en cours, produit les sans-papiers. Les sans-papiers sont de la sorte devenus les victimes dun système vicié, discriminatoire et violemment contraire aux droits fondamentaux.
Car les sans-papiers doivent bénéficier, comme chacun dentre nous, des garanties données par les droits fondamentaux, issus de léthique sociale universelle, proclamés par la communauté des nations le 10 décembre 1948 et mis en uvre par les instruments juridiques internationaux consécutifs.
Au premier rang des droits fondamentaux pertinents, nous citons la liberté de mouvement, le droit à la sécurité de lexistence, le droit à la dignité et à la considération, le droit à légalité (le droit à lEtat de droit).
Les sans-papiers ont le droit davoir des droits. Les personnes et organisations soussignées appellent à:
La régularisation collective des sans-papiers en ouvrant le débat sur la libre circulation générale des personnes comme alternative à la politique migratoire actuelle.
Larrêt des expulsions des sans-papiers, pour leur permettre de participer au débat démocratique sans risquer dêtre mis en danger en sortant de lombre.
Légalité de traitement en matière de condition de vie, de travail, de salaire et dassurances sociales pour toutes personnes habitant en Suisse.
Une réelle revalorisation des conditions de travail et de vie de tous les salariés par lextension des garanties collectives bloquant tout dumping social et mise en concurrence de chacun contre chacun.
Une telle régularisation est la seule manière de permettre leffectivité de légalité des droits sociaux entre tous, nationaux et immigrés.
Texte approuvé par lassemblée des mouvements de soutien
le 1er septembre 2001 à La Chaux-de-Fonds
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Sortir de la marginalisation
Début septembre, nous nous sommes entretenus avec un membre du collectif de sans-papiers de La Chaux-de-Fonds. A ce moment-là, le collectif occupait encore la Maison du peuple. Mi-septembre, il sest déplacé dans une usine désaffectée.
Est-ce que tu peux te présenter?
Jai 26 ans et je suis originaire du Burkina Faso. Je suis en Suisse depuis quatre ans. Jai travaillé trois ans jusquau moment où jai été débouté, avec lobligation de quitter la Suisse.
Pourquoi avez-vous créé le collectif des sans-papiers?
Nous avons décidé de créer le collectif pour des raisons simples. Premièrement, pour pouvoir sortir de lombre. Deuxièmement, pour dire que nous existons. Troisièmement, pour sortir de la misère, de la solitude et pour se faire entendre, pour dire que nous sommes importants sur terre.
Comment a été lancé le mouvement?
Nous avons commencé à discuter lidée dans un petit groupe de trois personnes, suite aussi à laffaire de Bellevaux. On sest posé la question de comprendre pourquoi, lorsque lon vient de lAfrique de lOuest, nous navons même pas droit au système des quotas déterminés par lODR (Office fédéral des réfugiés). Quand on vient de cette région dAfrique, on est vraiment marginalisés, nous devions trouver une issue. Dès lors, nous avons pensé quil fallait prendre une initiative. Finalement, on a décidé, pour créer le débat, de lancer un appel à des ressortissants sans papiers de tous les continents afin de construire le collectif. Cest sur cette base que nous sommes partis. Lors du 50e anniversaire de la journée des réfugiés, nous avons fait des contacts avec le comité de soutien aux sans-papiers de La Chaux-de-Fonds, qui était déjà en contact avec Fribourg. Cest comme ça que nous avons constitué le collectif.
Comment le collectif des sans-papiers sorganise-t-il dans la Maison du peuple que vous occupez?
Pour ce qui concerne les questions pratiques de la vie quotidienne, il y a ceux qui soccupent du nettoyage, ceux qui font la cuisine, etc. Au plan du mouvement revendicatif nous avons un bureau, dans lequel il y a quatre délégués des sans-papiers. Cette instance travaille avec le comité de soutien. Cest sur cette base que nous fonctionnons. Pour ce qui a trait à la sensibilisation de la population, nous avons organisé un grand rassemblement à la Maison du peuple. Puis, nous avons fait des actions en ville. Nous sommes aussi intervenus devant le stade où nous avons établi des contacts avec les spectateurs. Au bout de 5 minutes, nous avons récolté 500 signatures de soutien à notre pétition.
Votre revendication principale est celle de la régularisation collective de tous les sans-papiers. Pourquoi cette revendication?
Dune part, il faut savoir que les sans-papiers sont des personnes qui sont restées longtemps dans la clandestinité sans vraiment avoir une vie meilleure. Vu quen Suisse il y en a 300000, on sest dit quil fallait trouver une solution générale à ce problème. Il faut que les autorités nous permettent de vivre dans la dignité. De plus, il y a des personnes qui sont en Suisse depuis quinze ou dix ans, cest toute une vie! Elles doivent avoir le droit dy rester et de manière légale. Les autorités politiques ont les moyens de régulariser tous les sans-papiers, elles peuvent le faire.
Comment peut-on renforcer le mouvement pour la régularisation collective des sans-papiers?
Nous avons des forts contacts avec le collectif des sans-papiers de Fribourg. Dans notre motion même nous affirmons clairement notre collaboration directe avec le collectif de Fribourg. Nous menons la même lutte. Nous avons également des contacts avec les sans-papiers de Bellevaux. Pour renforcer le mouvement, il faut que dautres "occupations" sopèrent en Suisse romande et en Suisse alémanique. Il faut imposer le débat très largement dans la population parce quil y a des politiciens qui nient tout droit aux sans-papiers en Suisse.
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Travail et sans-papiers: lexemple de la construction dans le canton de Vaud
Un marché du travail pas si clandestin que cela
Le secteur de la construction dans le canton de Vaud est le terrain, depuis le printemps 1999, dun "projet pilote" quadripartite Etat, patronat, syndicat, assurances de "Contrôle des chantiers", censé être une arme décisive dans le combat contre le "travail au noir". Certains, au sein du mouvement syndical, veulent y voir un modèle dintervention pour combattre le "dumping social", qui risque encore de prendre de lampleur avec la mise en uvre des accord bilatéraux avec lUnion européenne; à ce titre, ils proposent détendre lexpérience vaudoise à dautres branches et à dautres cantons.
A notre avis, ce "Contrôle des chantiers" souligne au contraire limpasse où conduit la politique syndicale officielle dans ce domaine. Une stratégie alternative doit partir dun constat fondamental: dans un secteur comme celui de la construction, il existe un véritable marché du travail des "clandestins", qui nest pas clandestin du tout, mais qui est au contraire étroitement articulé au marché du travail officiel.
Matteo Poretti
Trop souvent, la réalité du "travail au noir" apparaît au grand jour suite à des accidents du travail. Ainsi, en lan 2000, un Cap-Verdien est retrouvé mort dans linstallation agricole où il travaillait. Trois ans plus tôt, son permis de séjour ne lui avait pas été renouvelé; cette décision en avait fait un clandestin. Travaillant dans le secteur de la plâtrerie et de la peinture, il avait, au moment de son accident fatal, été "prêté" à une entreprise de fruits en gros
qui, bien entendu, nie avoir employé cette personne. Fin 2000, un requérant dasile titulaire dun permis N, embauché depuis 1999 par une entreprise de nettoyages, chute alors quil nettoyait du matériel dune petite compagnie ferroviaire; il décède le lendemain à lhôpital. Il laisse une veuve et deux jumeaux. Lentreprise qui lemployait prétend quil ne travaillait quun nombre dheures variables et très limitées; son revenu aurait été inférieur au montant de coordination. La veuve conteste formellement; mais comment prouver ce quelle affirme? Et si elle nobtient pas gain de cause, elle se retrouvera avec ses deux enfants sans rente de la prévoyance professionnelle et avec une rente de veuve de lAVS misérable. Et, en plus, avec la peur dêtre expulsée: seul son mari bénéficiait dun permis de requérant.
Travail au noir: le produit de l"externalisation"
Ces deux exemples on pourrait malheureusement en citer dautres mettent le doigt sur la réalité de la surexploitation de la force de travail immigrée clandestine et sur lexistence dun véritable "marché du travail clandestin", alimenté par des filières "primaires" et "secondaires", largement utilisé par des entreprises qui, par ailleurs, se déclarent être de ferventes partisanes de la lutte contre le travail au noir et limmigration clandestine.
Cest en particulier le cas dans le secteur de la construction. De grandes entreprises, cantonales ou nationales, ont mis en place un système qui leur permet de profiter des avantages quoffrent les travailleurs "au noir", tout en nayant formellement rien à voir avec ce marché du travail clandestin. Mieux: tout en le condamnant avec la dernière énergie.
La sous-traitance, appelée aussi "externalisation", est la pièce maîtresse de ce système. Les grandes sociétés qui contrôlent le gros du marché public et privé de la construction sont tenues de respecter les normes de la convention collective de travail (CCT) du bâtiment. Elles ont dans ce contexte intérêt à sous-traiter un certain nombre de travaux à des petites entreprises. Fortes de leur position dominante sur le marché, les grands entrepreneurs peuvent en effet imposer aux "petits poissons" de faire des offres à des prix cassés. Pour survivre et conserver une marge de profit, les petites entreprises nont alors dautre choix que de se débarrasser des normes conventionnelles salaires minimaux, temps de travail et dune partie au moins des "charges" des assurances sociales. Pour cela, elles recrutent "au noir", pour une bonne part parmi des sans-papiers. Ainsi, la moitié du personnel de lentreprise dont dépendait le Cap-Verdien décédé lannée passée était composé de travailleurs au noir et clandestins.
Un marché "au noir" très organisé
Comment ce marché du travail clandestin est-il alimenté? On peut distinguer deux types de filières.
Les filières "primaires" constituent les véritables circuits dapprovisionnement. Elles se chargent de livrer directement les clandestins aux entreprises du canton. Elles assurent par exemple le lien entre les pays de lEst et le canton de Vaud. Elles sont probablement connectées à des réseaux plus ou moins mafieux.
Sy ajoutent les filières dites "secondaires": leur fonction est de gérer les clandestins à lintérieur du canton et de les allouer aux secteurs et employeurs qui en ont besoin. Par exemple, elles soccupent du "surplus" de clandestins travaillant dans lagriculture, une fois les récoltes terminées: elles "achètent" ces clandestins et revendent leurs services à des entreprises travaillant dans dautres secteurs, y compris à des agences de travail temporaire.
Ces filières "secondaires" contrôlent aussi en partie les clandestins produits par la politique suisse en matière détrangers: requérants dasile dont la demande a été refusée, personnes ayant un permis dadmission provisoire, saisonniers auxquels on a refusé le permis B (annuel) et qui continuent néanmoins à travailler en Suisse, etc.
Ces marchands dhommes et de femmes disposent de réels "stocks" de travailleurs précaires et de sans-papiers, loués à la journée ou pour des périodes plus longues selon les besoins des entreprises. A cela sajoute le fait que les entreprises qui emploient régulièrement des clandestins ont développé une véritable solidarité patronale: elles se "prêtent" ces travailleurs en fonction de leurs besoins respectifs.Ce marché de travailleurs clandestins joue un rôle vital pour nombre de patrons; son existence est largement connue dans les milieux intéressés du canton; les protections ne manquent pas; aujourdhui, lindustrie du bâtiment ne fonctionnerait plus sans lui.
Contrôle des chantiers: au service de qui?
Cest par rapport à cette réalité quil faut mesurer la portée véritable du projet-pilote Contrôle des chantiers de la construction dans le canton de Vaud. Il est devenu opérationnel à la mi-avril 1999. Officiellement, il doit contribuer à combattre le "fléau" du travail au noir. Il réunit les organisations patronales de la branche, divers services de lEtat (dont les organes de police), les assurances sociales et les syndicats (SIB, FTMH et Syna). Sa dimension la plus visible est lengagement de deux "délégués" chargés de contrôler les chantiers et de dénoncer les infractions.
Derrière ces apparences paritaires, tout indique que ce projet a été conçu par les patrons pour répondre à leurs intérêts. Pourquoi? Les entreprises qui utilisent des travailleurs au noir et des clandestins sont de notoriété publique dans la branche. Les deux "délégués" de terrain de Contrôle des chantiers les connaissent. Dans certains syndicats, les classeurs collectant les dénonciations contre ces entreprises saccumulent. Les grandes entreprises générales qui leur sous-traitent du travail et dont elles dépendent donc nignorent pas la situation: elles pourraient facilement agir directement pour mettre fin à cette situation. Elles nen ont rien fait. Par contre, ce sont elles qui, avec les syndicats, ont joué un rôle décisif dans la création du projet-pilote1 et elles contribuent de manière déterminante au financement des deux délégués chargés de contrôler les chantiers2.
Cette apparente contradiction sestompe si lon considère que le véritable objectif de ce projet-pilote nest pas celui affiché: la lutte contre le "travail au noir", dont profite lensemble du patronat de la branche, directement ou indirectement. Le Contrôle des chantiers est par contre un instrument pour protéger les entreprises vaudoises de la concurrence externe et préserver les prix dans la construction.
Avec la nouvelle loi sur les marchés publics, les concours pour ladjudication des travaux sont également ouverts aux entreprises dautres cantons et étrangères. Lenjeu pour les constructeurs vaudois est clair: empêcher que des entreprises extracantonales puissent sadjuger des concours en proposant des prix inférieurs.
Un exemple. Certaines conventions collectives de travail (CCT) en vigueur dans lindustrie du bâtiment du canton de Fribourg sont moins contraignantes en matière de salaires que celles du canton Vaud. Lorsquun travail est effectué sur le territoire du canton de Vaud, ce sont les normes des CCT vaudoises qui doivent, en principe, être appliquées. Il est évident que la tentation est grande pour une entreprise fribourgeoise de chercher à décrocher le mandat avec des prix au rabais, en misant sur la possibilité de payer ses ouvriers aux tarifs fribourgeois et non vaudois. Une entreprise provenant dun autre canton peut aussi plus facilement recourir aux travailleurs au noir ou clandestins. En effet, les contributions sociales sont versées dans le canton où siège lentreprise. Cest également là que sont octroyés les permis de travail. Vérifier si une telle entreprise agit de manière illégale exige donc des contrôles administratifs qui prennent davantage de temps.
Lentrée en vigueur de la libre circulation des personnes prévue par les bilatérales va encore renforcer ces mécanismes. Laccord prévoit en effet que des entreprises étrangères pourront exécuter des mandats en Suisse pour une durée ne dépassant pas 90 jours sans avoir à demander la moindre autorisation. Pour les patrons "indigènes", le danger est évident et ils nont certainement guère dillusions sur lefficacité des mesures transitoires prévues et qui sont censées éviter le dumping salarial3. Ils sont convaincus que la protection de leurs intérêts exige une politique dintervention directe, selon des directives quils détermineront eux-mêmes. Cest à cela que sert le Contrôle des chantiers.
Deux perspectives opposées
Mais alors quel est le sens de la participation des syndicats à ce genre dopérations? Laction syndicale dans ce domaine devrait être guidée par un principe simple: le syndicat se bat pour que, dans une entreprise et dans une branche, tous les travailleurs bénéficient des mêmes droits, des mêmes protections (salaires minimaux conventionnels, etc.) et des mêmes conditions de travail. Cest uniquement à cette condition quil est possible de mettre un cran darrêt à la course au moins-disant social, organisée en permanence par le patronat; cest aussi sur cette base quil est possible de chercher à organiser tous les salarié·e·s pour une défense collective de leurs droits. La conséquence de cette approche sur la manière daborder la situation des clandestins est claire: il faut exiger leur régularisation collective immédiate et se battre pour quils travaillent aux mêmes conditions que les autres salarié·e·s (salaires, horaires, etc.).
Cette démarche est cependant à lopposé de celle considérant que la lutte contre le travail au noir devrait reposer sur des "sanctions" infligées aux patrons et sur la dénonciation des travailleurs en situation illégale. Cette politique a en effet pour seule conséquence de perpétuer le travail "au noir" tout en contribuant activement à lexpulsion de nombreux sans-papiers, donc à maintenir dans linsécurité toutes celles et tous ceux qui nont pas des "papiers en règle".
Or cette politique de répression est justement celle adoptée par le Contrôle des chantiers. Le bilan que celui-ci établit pour ses activités entre avril 1999 et juin 2001 administre dailleurs la preuve que son action ne peut en aucun cas avoir un effet dissuasif sur les employeurs utilisant le "travail au noir". Durant cette période, 368 infractions ont été dénoncées concernant les horaires de travail, les paiements de salaires et dindemnités, ainsi que dautres dispositions conventionnelles plus spécifiques. Le montant total des amendes prononcées sélève à 63000 francs. Linfraction revient donc, en moyenne, à quelque
171 francs. Selon nos sources, un clandestin travaillant dans la construction vaudoise est payé en moyenne quelque 100 francs par jour4, ce qui correspond à un "salaire" mensuel de 2170 francs5. Or, le salaire mensuel moyen des travailleurs déclarés de la construction sélève à 4500 francs. Face à de tels gains6, que pèse une amende de 171 francs?
Fausse réponse à la crise syndicale
Un autre argument invoqué pour justifier limplication des syndicats dans ces commissions paritaires, tripartites ou quadripartites, est le fait que ces dernières donneraient accès aux syndicats à toute une série dinformations, notamment sur les salaires pratiqués. De plus, ces commissions garantiraient la possibilité de disposer de "délégués" de terrain reconnus par le patronat et par lEtat, ayant un pouvoir dintervention directe sur les lieux de travail. Ce serait par conséquent un moyen de renforcer lapplication effective des CCT.
Cet argument est dabord un cruel miroir de létat de faiblesse dans lequel se retrouve aujourdhui le mouvement syndical. Connaître les conditions de travail effectives dans les entreprises et sur les chantiers; assurer un contrôle du respect des normes contractuelles: cela devrait être une des premières tâches dun réseau de militants syndicaux, appuyés par lappareil permanent du syndicat. Le constat est là: non seulement un tel réseau sest dans une large mesure effiloché et il ne permet plus dassurer ce contrôle. Pire, nombre de secrétariats syndicaux se sont dans les faits résignés à cette situation. Retisser des liens avec des travailleurs pouvant devenir des militants, constituer des équipes motivées, qui se forment progressivement et qui occupent aussi une place centrale dans la vie du syndicat trop souvent monopolisée par les permanents ne font plus partie de leurs priorités.
La suite est logique: on délègue le contrôle des infractions aux CCT à des "policiers" de chantiers "paritaires", avec tous les effets pervers qui découlent de ce choix. Ainsi, "les délégués ont fait appel à la gendarmerie ou aux polices municipales à 76 reprises pour des cas où il a été constaté la présence de personnes non autorisées à résider en Suisse ou frappées dune mesure dexpulsion"7. Les syndicats acceptent donc dêtre partie prenante dun organisme qui na pas le moindre scrupule à dénoncer des travailleurs clandestins à la Brigade des renseignements, des étrangers et de la sécurité (Police cantonale). Selon les statistiques officielles, 86 travailleurs clandestins sont tombés dans les filets des "délégués" au Contrôle des chantiers8.
Ces dénonciations et les expulsions qui ont pu en découler ne contribuent en rien à faire disparaître le travail au noir, encore moins à renforcer le respect des normes contractuelles. Par contre, elles sèment une solide méfiance parmi tous les travailleurs qui pourraient être concernés par de telles mesures: ils assimilent les syndicats aux forces de lordre qui pourraient, demain, les expulser. Cest un obstacle majeur à ce qui devrait être la tâche prioritaire dun syndicat et qui constitue même sa raison dêtre: lorganisation collective et solidaire de tous les salarié·e·s dune branche, quels que soient leurs origines, leurs passeports ou leurs statuts, pour défendre leurs droits et intérêts communs lapplication dune CCT pour commencer face aux employeurs.
Ce bilan est dautant plus important que les syndicats, vaudois et dautres cantons, veulent élargir lexpérience du Contrôle des chantiers de la construction à dautres secteurs économiques.
Mêmes droits et régularisation
Si le mouvement syndical ne peut vraiment pas, dans la situation actuelle, se tenir à lécart dopérations comme le Contrôle des chantiers, cette implication devrait alors être liée à une politique claire à légard des "clandestins". Ainsi, il devrait être interdit aux "délégués" de dénoncer les sans-papiers aux organes de police ou à dautres instances pouvant déclencher des mesures conduisant à lexpulsion de ces travailleurs. Dune manière générale, toute mesure répressive à légard des sans-papiers devrait être bannie. La règle devrait au contraire être celle dexiger la régularisation immédiate des clandestins découverts sur les chantiers, avec obligation pour les entreprises de leur fournir un contrat de travail normal, respectant les normes fixées dans les CCT. Enfin, plutôt que damender les entreprises concernées pour une somme ridicule, la sanction devrait être de leur imposer le versement intégral et rétroactif aux anciens clandestins du salaire et des contributions sociales fixés par la CCT et qui ne leur auraient pas été payés.
Cest à ces conditions élémentaires quun travail de contrôle des chantiers pourrait devenir un instrument contribuant à faire respecter les droits des hommes et des femmes qui travaillent quel que soit leur statut et non dune arme dune partie des employeurs pour se protéger de leurs concurrents, le tout sur le dos des salariés·e·s.
1. La première démarche dans ce sens date de septembre 1997, lorsqu"une délégation des partenaires de lindustrie vaudoise de la construction a présenté une demande au Service de lemploi visant à instaurer un système de contrôle des chantiers avec la collaboration des services de lEtat et de la Caisse nationale suisse dassurance en cas daccidents, Suva", Contrôle des chantiers de la construction dans le canton de Vaud, Bilan après 500 jours dactivités, Tolochenaz, polycopié, 21 septembre 2000.
2. Larticle 15 de la Convention sur le contrôle des chantiers de la construction dans le canton de Vaud statue que: "Sur le plan administratif, le contrat de travail du délégué est conclu par la Fédération vaudoise des entrepreneurs, désigné en qualité demployeur. La FVE verse le salaire convenu et remplit les obligations du contrat de travail en matière de prestations sociales". Larticle 26 spécifie que "La Fédération vaudoise des entrepreneurs gère la trésorerie et avance les frais courants de fonctionnement". Pour ce qui concerne le financement du projet-pilote, la convention prévoit la clé de participation suivante: 42,5% Etat de Vaud, 42,5% partenaires sociaux, 15% CNA. Larticle 25, point 2, dit que "au vu des résultats, cette clé de répartition peut être revue en tout temps. Elle prendra effet au plus tard la deuxième année après la décision". Selon les comptes 1999, lEtat de Vaud a contribué à hauteur de 138174 francs, les fédérations patronales de 138174 francs et la CNA de 48767 francs. Les syndicats, apparemment, ont été libérés en 1999 de toute contribution.
3. Il sagit de la Loi sur les travailleurs détachés. En résumé, "des mesures sont prévues concernant les travailleurs dépêchés par une entreprise étrangère et qui viendront pour une période déterminée (moins de trois mois) exécuter une mission en Suisse. Dès linstant où ces travailleurs détachés seront sur territoire helvétique, leurs employeurs devront respecter les normes sociales et salariales en vigueur chez nous (salaires, vacances, durée de travail, hygiène et sécurité)", Profil, n° 4, mai 2001, p. 4.
4. Le salaire horaire est compris entre un minimum de 10 fr., montant le plus courant, et un maximum de 18 fr. Lhoraire de travail quotidien dun clandestin se situe entre 9 et 10 heures.
5. Il sagit dun salaire virtuel puisque les sans-papiers ne travaillent jamais un mois de suite à plein temps; ils sont loués pour un ou quelques jours.
6. Il faut ajouter l'économie faite sur les contributions AVS, AI, APG, AC et sur le 2e pilier. .
7. Contrôle des chantiers de la construction dans le canton de Vaud, op. cit.
8. Même si les syndicats le voulaient, il nest pas possible de connaître, officiellement, le sort de ces travailleurs puisque "par respect des contraintes légales liées à la protection des données, aucune statistique précise ne peut être communiquée au sujet des 86 dossiers traités", (cf. Contrôle des chantiers de la construction dans le canton de Vaud, op. cit.).
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Précaire chez Optigal, puis sans-papiers
Comment es-tu devenu sans-papiers?
Jai été et je suis un demandeur dasile. Je suis arrivé en Suisse en 1994, venant dun pays dévasté par la guerre, et jai donc déposé une demande dasile. Après trois mois ils mont dit que ma demande avait été refusée. On ma donné donc un permis précaire, le permis N. Tout de suite après jai fait recours. Mais les autorités mont donné un autre permis précaire, le permis F, celui dadmission provisoire. Les autorités ont reconnu la réalité dramatique de mon pays, cest pourquoi elles mont donné le statut précaire dadmission provisoire, mais elles ont aussi dit que je ne remplissais pas les critères nécessaires pour être considéré comme un exilé politique. Jai continué à faire des recours. Depuis 1995, jai commencé à chercher du travail dans les agences de placement avec mon permis précaire F. Pendant lannée 2000, on ma retiré le permis dadmission provisoire. A ce moment je travaillais déjà chez Optigal avec un contrat fixe indéterminé. La police est intervenue auprès de la direction de lentreprise en disant que je devais arrêter le travail et rentrer chez moi. A ce moment précis je suis devenu un sans-papiers. Jai donc fait six ans avec un permis précaire et une année comme sans-papiers. Jai perdu le travail et je nai même pas pu bénéficier de largent que jai cotisé auprès de lassurance chômage.
Quel genre de travail est-ce que tu as fait en Suisse?
Jai eu du travail par les agences de placement. Ces agences font beaucoup dargent avec les personnes qui ont des permis précaires. Si le prix du marché est de 25 fr. à lheure, nous, nous sommes payés 13 ou 15 fr. à lheure. De plus, il faut calculer quaux requérants dasile on enlève à la source 10% du salaire brut. Je payais le loyer, la nourriture, etc., mais il métait impossible déconomiser quelque chose.
Chez Optigal, le salaire était meilleur. Jai gagné 3500 fr. brut, moins le 10% qui était retranché par Berne. Le salaire était meilleur, mais le travail était dur, très dur et toujours au froid.
Peux-tu nous présenter ton ex-entreprise Optigal?
Optigal est une grande entreprise située à Fribourg. Cest une boîte de Migros. On travaille du poulet et dautres volailles. Le produit premier, cest le poulet. On emballe des poulets entiers, on fait lémincé de poulet. Il y a aussi un abattoir pour les dindes. Il sagit donc dune production industrielle et sur grande échelle de produits dérivés du poulet. Optigal dessert tous les magasins Migros de Suisse.
Les conditions de travail sont très dures. On travaille très souvent au froid, même si cela dépend aussi du département dans lequel on se trouve. On est protégé par des vêtements particuliers, des bottes, etc., mais le froid cest le froid.
Comment le travail était-il organisé?
Normalement, on commençait le travail à 04h00 du matin et on arrêtait lorsque les commandes étaient remplies, en fonction donc aussi de la rapidité des gens. Sil y avait beaucoup de production de poulet, on ne tenait pas compte des horaires. La fin du travail sonnait avec le dernier poulet tué. Si une panne se produisait, il y avait interdiction de sortir et on devait attendre la réparation des machines. Et dans ces cas, même si on avait commencé à 04h00 du matin on terminait à 18h00, selon les besoins de la production.
Habituellement, on travaillait 10 ou 11 heures par jour. Cétait lhoraire normal. Des fois on travaillait aussi 12 heures. Il arrivait aussi, plus rarement, davoir des journées de 14 heures. Cest la production qui détermine lhoraire. En tout cas, on na jamais travaillé moins de 9 heures. Si certains jours il y avait moins de commandes, on terminait le travail plus tôt. Dans ce cas, ce sont les travailleurs qui ont fait beaucoup dheures qui sont renvoyés à la maison. Cela parce que les heures supplémentaires ne sont pas payées. Elles sont compensées avec des "vacances" forcées. A la fin de la journée de travail, le chef peut me dire que demain je dois rester à la maison. Des fois même, jarrive le matin au boulot et le chef me communique quaujourdhui je ne peux pas travailler et que je dois donc retourner chez moi. Cest clair quil sagit de "vacances" qui ne sont pas rémunérées. Le chef veut casser les heures supplémentaires accumulées, sans les payer.
Il y a beaucoup de travailleurs avec des statuts précaires chez Optigal?
La plupart du personnel dOptigal est composé de personnes avec des permis précaires. Ces personnes deviennent quasi toujours des sans-papiers. Souvent les précaires, lorsquils travaillent encore avec un permis, ont déjà leur sort déterminé, dans le sens quà la fin du mois ils seront des sans-papiers. Le personnel est formé par des Espagnols, des Portugais, des Turcs, des Africains, des Kosovars. Les Suisses sont très minoritaires: ils sont essentiellement chefs de département.
Est-ce que chez Optigal il y a une présence des syndicats?
Non. Ils ne viennent même pas.
Penses-tu quune organisation syndicale des travailleurs précaires, comme des autres, serait nécessaire?
Bien sûr. Il faudrait une intervention syndicale surtout pour ce qui concerne les conditions de travail et le contrôle des horaires. Nous faisons un travail difficile et pénible. Il faut que les travailleurs puissent durer dans le temps et toucher la retraite en bonne santé. Mais avec notre travail, il est difficile darriver en bonnes conditions à lâge de la retraite. Le premier problème cest le froid. Ensuite la pénibilité du travail. Nous devons transporter des caisses de poulet pendant toute la journée et pendre des dizaines de milliers de poulets par jour. Ce travail est fait par 6 personnes seulement. Ce nest pas facile. Cest le dos qui en paie le prix.
Je pense que, même si nous sommes des travailleurs avec des permis précaires, il est nécessaire dappuyer notre organisation dans un syndicat. Les horaires de travail devraient être au centre des préoccupations syndicales, indépendamment du fait que les travailleurs précaires ne savent pas combien de temps ils vont rester dans lentreprise. Il faut des horaires normaux. Le travail pénible est un problème surtout si lon ne sait pas quand il va se terminer, si lon ne respecte pas un horaire de travail normal. Jai des collègues qui commencent le travail à 20h00 et ils terminent à 11h00, voire 12h00.
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"Abolir des milliers de frontières qui divisent les salarié·e·s"
Le 22 juillet, le collectif des sans-papiers de Fribourg avait invité Pietro Basso, professeur de sociologie à lUniversité de Venise (institut détudes sur les migrations). Nous reproduisons ci-dessous son intervention. Les sous-titres sont de la rédaction.
Chères amies, chers amis, frères et surs immigrés, je suis profondément honoré dêtre ici parmi vous et de vous apporter dItalie la solidarité de ceux et celles qui voient dans votre lutte un combat de première importance pour lensemble des travailleurs et travailleuses. Une lutte dont la valeur, la signification et le message vont bien au-delà de Fribourg et de la Suisse.
Ce jeudi sest déroulée à Gênes avant les grandes manifestations des 20 et 21 juillet , dans une Gênes monstrueusement militarisée pour protéger les grands seigneurs de lexploitation et de la guerre, une manifestation de travailleurs et travailleuses immigrés. Ces derniers ont clamé en ces lieux vos propres revendications: régularisation collective et immédiate de tous les sans-papiers, plein droit à la libre circulation des personnes, complète égalité des conditions de travail et des droits syndicaux, sociaux, culturels, politiques entre travailleurs italiens et immigrés, amélioration générale des conditions de travail et dexistence pour tout le prolétariat.
On a pu voir les mêmes revendications chez les sans-papiers de Paris, les sin papeles de Barcelone, les immigrés marocains de El Ejido et les immigrés qui ont défilé à Bruxelles en septembre dernier lors de la Marche mondiale des femmes. Et à chaque fois, ces revendications nont pas été adressées aux gouvernements et aux Etats comme dhumbles suppliques venant de sujets agenouillés devant les nouveaux rois mais ont été affirmées face à eux, contre eux, en tant que besoins humains élémentaires, inaliénables, en tant que droits à conquérir sur le terrain par la mobilisation collective, lorganisation toujours plus large, multiethnique et internationale de nos forces.
Fatigués de la précarité, des discriminations, des chantages, des humiliations, de la surexploitation que nous réserve cette Europe qui depuis des siècles sengraisse de la sueur et du sang de lAfrique, du monde arabo-islamique, des "braves" esclaves, des peuples plus lointains de lAsie , vous, frères et surs immigrés, vous vous dressez, vous devenez à nouveau les acteurs de votre destin. Comme un vent de fraîcheur régénérant, votre lutte nous stimule, nous réactive, nous travailleurs et gens simples dEurope. Ici à Fribourg, comme ailleurs, vous avez recueilli une certaine sympathie, un soutien populaire. Cela est fondamental car notre arme principale, et peut-être même la seule, cest lunité de tout le mouvement des travailleurs, labolition des milliers de frontières qui, aujourdhui encore, divisent travailleurs et travailleuses en races et en nations.
Avec votre belle preuve de dignité et de fermeté, vous affirmez une fois de plus que le temps de subir est terminé pour les sans-papiers de tout le continent. Définitivement.
Cest un grand but! Et pourtant, nous devons savoir que la lutte des sans-papiers nest pas une lutte facile, ni brève. Nous devons le savoir non pour nous en retirer, mais, au contraire, pour nous préparer au mieux à livrer bataille et à lemporter.
Un problème collectif, pas individuel
Prenons lexemple de lItalie. Après des années de pressions et de protestations de la part des immigrés, en 1998 a été promulguée une loi qui a accordé à ceux qui avaient émigré en Italie avant 1998, et avaient à cette date un emploi, un logement et aucun compte à régler avec la justice, la possibilité de régulariser leur position en présentant une demande aux préfectures de police. Pourquoi aux préfectures et non pas aux communes? Sagissait-il de criminels?
Il y eut environ 250000 demandes. Au printemps 2000, près de 70% dentre elles avaient été satisfaites, mais 30% repoussées ou restées sans réponse. Pour réagir contre un tel comportement des forces de police et du gouvernement est né alors, au printemps de la même année, un mouvement de travailleurs immigrés qui, en même temps dans plusieurs villes italiennes et avec le plus de force à Brescia et à Rome , est entré en lice pour revendiquer le permis de séjour pour tous et immédiatement.
Ce fut le plus fort, le plus partagé et le mieux organisé des mouvements dimmigrés qui se soit organisé en Italie. Il fut le plus homogène, parce quen son sein le fait dêtre dun pays ou dun autre pays, dune "communauté" ou dune autre comptait moins que le fait crucial dêtre un sans-papiers, un travailleur, un exploité ou une exploitée sans aucun droit. Il fut le plus mûr, parce quil a su sadresser à tous les immigré·e·s déjà régularisés et aux travailleurs et travailleuses italiens en demandant et en obtenant partiellement, leur solidarité. Il fut le plus déterminé, parce que, malgré les nombreuses intimidations de la presse et de la police (dénonciations, arrestations, expulsions, etc.), il sest poursuivi pendant plusieurs mois et se maintient encore aujourdhui. Mais à un an et demi de sa naissance, la question des 50000 à 60000 sans permis de séjour reste ouverte. Elle a été laissée volontairement ouverte par les quatre gouvernements qui se sont succédé.
Peu à peu, après une première concession "en bloc" de plusieurs milliers de permis, la politique du renvoi a repris dans toutes les préfectures, afin de saper le mouvement et de le diviser. A partir dun moment donné, les permis nont été accordés quau compte-gouttes. Aux "communautés" considérées plus faciles à "apprivoiser", oui; aux autres, trop actives dans la lutte, non. A certaines associations au sein de chaque "communauté", oui; à dautres, non. A toi, oui, parce que tu as de "bonnes références"; à toi, non, mais tu peux repasser dans quelques mois
Et, le plus souvent, il a suffi du moindre prétexte pour dire non. Le gouvernement et les organes de la police font donc tout pour quà nouveau la question du permis de séjour soit un problème non collectif, mais individuel. (Il est inutile dinsister que sur ces "difficultés" se sont aisément greffés des individus et des organisations "spécialisés" dans la vente au prix fort de permis de séjour.)
Mais on ne peut pas sarrêter là. Au cours de ce processus, la presse et la télévision se déchaînaient contre les immigré·e·s. En particulier contre ceux et celles qui étaient contraints à la "clandestinité", décrits comme de très dangereux criminels dans cette Italie qui est la patrie historique du crime organisé, que "nous" avons exporté dans le monde entier et qui plus que jamais reste impuni et bat son plein à lintérieur et à lextérieur des institutions!
Ces immigrés "clandestins", cest-à-dire privés de droits, on les a chargés toutes sortes de "fautes": atteinte à notre identité, à notre culture, à notre chrétienté, à notre race, à nos femmes, à nos hommes, à nos propriétés. Ils importeraient "chez nous" le crime, la drogue, la prostitution, la violence, des murs primitives, des maladies. Bref, nous devons les renvoyer chez eux (malheureusement, leur "chez eux", nous lavons depuis des siècles envahi, exploité et dévasté, justement "nous" les Occidentaux, au point de le rendre inhabitable). Cest à cet objectif quincitait et incite cette campagne ignoble contre les immigré·e·s, campagne orchestrée par les hautes sphères du pouvoir, économiques et politiques, qui tiennent en main la presse et la télévision.
Les mots peuvent être des pierres. Ceux-ci le sont plus que dautres. En effet, ces briques sajoutent à des pierres véritables: camps "daccueil" pour sans-papiers arrêtés à la frontière, en tous points semblables à des prisons, et des prisons sévères! A cela sajoutent: le renforcement des opérations de police contre les immigrés (ces derniers ne représentent que 2% de la population italienne, mais jusquà 30% de la population carcérale, le pourcentage le plus élevé dEurope); des expulsions en rafales (lannée passée, il y en a eu 60000, plus du double de lannée précédente); des circulaires ministérielles dictant des conditions toujours plus restrictives pour la délivrance du permis de séjour. Vous connaissez peut-être la dernière de ces circulaires. Elle date du mois davril 2001 et prescrit: ne peut renouveler son permis de séjour que le travailleur immigré pouvant prouver quil réside en Italie depuis au moins cinq ans et quil a toujours travaillé pendant ces cinq ans dans la même entreprise. Ce nest pas dit avec autant de clarté, car la circulaire est ambiguë. Mais beaucoup de préfectures de police lont lue en ces termes et elles commencent à refuser le renouvellement du permis de séjour y compris à ceux et celles qui étaient certains de lobtenir. Ainsi risquent de redevenir des sans-papiers nombre de ceux qui sétaient mis en règle
Même cela ne suffit pas au nouveau gouvernement Berlusconi, qui veut parachever et renforcer la législation sur les flux migratoires et sur les permis quavaient créée les gouvernements de centre gauche. Le nouveau gouvernement se prépare à introduire le "contrat de séjour", cest-à-dire un permis de séjour qui sera valable exactement pour la durée du contrat de travail. Au moment où échoit le contrat (qui peut être dun, deux ou trois mois, dun seul jour même), la sanction tombe: dehors, retourne chez toi!
En 1998, le compteur fut, pour ainsi dire, remis à zéro. Mais la régularisation des sans-papiers de 1998 nest pas encore résolue. Or, en même temps, ont été créées les conditions institutionnelles et légales pour la production légale dune foule de sans-papiers, encore plus dense que celle de 1998. Et une nouvelle aggravation est en vue, avec lintroduction du délit de pénétration clandestine en Italie, passible demprisonnement
La seule nouvelle voie lumineuse que, peut-être, le parlement italien ouvrira à des immigrés est celle de lenrôlement dans larmée italienne; comme aux temps du fascisme on leur offrira la possibilité, pour se "racheter" ou se "libérer", daller tuer et mourir pour la grandeur du capitalisme italien, daller tuer peut-être leurs frères de classe, de race, de nation, leurs propres frères
La fabrication des sans-droits
Pourquoi tout cela a-t-il lieu, et pas seulement en Italie? Pourquoi lexpérience des immigré·e·s est-elle depuis dix, vingt, trente, quarante, cinquante, cent ans, et peut-être même plus une voie toujours pavée dobstacles à une existence vraiment humaine, un chemin de croix toujours recommencé, avec la précarité, linsécurité, la peur du lendemain, et la vie suspendue à un fil que tiennent des mains connues et ennemies? Pourquoi?
Pourquoi cette fabrication légale de sans-papiers, cest-à-dire de femmes et dhommes sans droits, se poursuit-elle, sans fin, dans cette société, cette Europe, cet Occident, qui prétendent avec arrogance avoir étendu et vouloir étendre au monde entier "le respect des droits de lhomme"? Pourquoi, à la libre circulation des capitaux et des marchandises et bien entendu de leurs propriétaires ne correspond donc pas une "libre circulation" des êtres humains, dont la seule "propriété" est constituée de leurs propres bras? Pourquoi?
Parce que les lois du capitalisme nont de respect et dintérêt que pour le profit des classes qui vivent sans travailler, en parasitant, comme des sangsues, lorganisme des classes laborieuses, du prolétariat. Parce que le dieu-profit, la plus abominable des idoles créées par lhomme (comme la dit Marx), le tyran qui dicte souverainement ses lois aux Etats et aux institutions internationales de lexploitation, nest jamais repu du travail humain quil dérobe, en ne les payant pas, aux ouvriers, et en exige toujours plus. Et pour accumuler ce travail humain, le dieu-profit a besoin de masses toujours croissantes desclaves totalement privés de droits, dune force de travail à un coût dérisoirement bas afin de faire chanter et reculer la masse des salariés qui ont conquis quelques droits, quelques garanties contre la plus totale précarité et contre lindigence; cela grâce à des luttes de générations dhommes et de femmes prolétaires.
Du reste, le droit a toujours été inique (biaisé) dans la société capitaliste. Et cela dès le départ. La Révolution française, la mère du droit moderne, proclama les droits universels, naturels et imprescriptibles de lhomme et du citoyen. Cela sonne joliment à loreille, il ny a pas à dire. Pourtant, cette révolution trouva adéquat de procéder à trois ou quatre "petites" exceptions: les femmes, les travailleurs, les esclaves et les non-Blancs. Elle renvoya les femmes à la maison en dissolvant leurs associations: "A la maison! Vous êtes par nature inférieures à lhomme, comment pouvez-vous prétendre à légalité des droits?" Aux ouvriers, elle interdit rigoureusement de se réunir, de sorganiser, de faire la grève, bref, elle leur interdit toute possibilité de se défendre [Loi Le Chapelier de 1791 qui interdit, de fait, le droit de coalition et de grève; cette interdiction, en France, resta en vigueur jusquen 1864 pour le droit de grève et jusquen 1884 pour le droit syndical]: "Travailler (pour les autres) et en silence, voilà le destin que la nature vous a réservé, votre seul droit." Et aux "braves Noirs" qui, à Saint-Domingue, lors du premier et magnifique soulèvement anti-colonial de lhistoire [dirigé par Toussaint Louverture, fin du XVIIIe-début du XIXe siècle voir CLR James, Les Jacobins Noirs, Gallimard] revendiqueront pour eux les droits de 1789, la France bourgeoise répond: "Vous nêtes pas Blancs, vous ne pouvez pas vous mettre sur le même plan que nous, vous ne pouvez pas vous gouverner vous-mêmes, cest donc une bonne chose que vous restiez sous notre domination, à notre service, nous, hommes de race supérieure!"
En somme, les droits "universels" ne sont en réalité dès le départ pas autre chose que les droits que possède une petite minorité de brigands exploiteurs dune prétendue race supérieure les actuels brigands du G8 dexploiter, dopprimer et de racketter la majorité écrasante de lhumanité qui, jour après jour, perd sa vie dans le travail et dans la sueur. Et qui y est contrainte par eux et pour eux.
Affirmer nos besoins, notre espoir, par la lutte
Aujourdhui aussi, à plus de deux siècles de distance, la substance des choses, des rapports sociaux na pas changé. Maintenant, on parle des droits humains voilà qui sonne encore mieux à loreille. Toutefois, si on examine qui administre ces droits, qui détient lautorité de les refuser aux autres, et à qui ils sappliquent, on trouvera dun côté le FMI, la Banque mondiale, les principaux gouvernements, les grandes banques, les multinationales, les détenteurs dactions, les loups-garous de la Bourse, les classes possédantes, anciennes ou récentes, lOTAN, lONU et autres, qui ont tous les droits et même un peu plus; et de lautre côté, à léchelle mondiale, on trouvera limmense camp des exploité·e·s, de ceux qui ne disposent pas de droits, qui nont que des droits partiels, conditionnés, révocables, provisoires, à durée déterminée, et de pure forme: les ouvriers, les salarié·e·s, les "non-Blancs", la masse des femmes, les paysans pauvres, les immigrés·e·s.
Le seul grand changement qui soit advenu entre-temps est que limmense armée des classes laborieuses est toujours moins disposée à accepter et à subir passivement ces conditions, toujours moins disposée à croire que ce que veut le dieu-despote du Capital, cest la nature qui le veut. Elle est moins disposée à croire que le sous-développement, les guerres, la faim, les maladies, la dette extérieure, la ruine de tant de pays du tiers-monde et de pays de Blancs de "seconde zone" (comme lex-Yougoslavie démembrée et occupée par les grandes puissances occidentales), bref que toutes ces circonstances qui vous ont contraints et qui y contraignent des millions de travailleurs et travailleuses comme vous à quitter votre terre natale, la mort dans lâme, que tout cela est le fruit dun destin injuste pour beaucoup et généreux avec une certaine partie du monde blanc seulement. Les manifestations de Seattle, de Prague, de Göteborg, de Québec, de Barcelone, de Naples, de Gênes le clament haut et fort: mais que se cache-t-il effectivement derrière cette "nature", ce "destin"? Cest la globalisation des intérêts capitalistes qui produit tous les maux sociaux que nous avons devant nous, par notre exploitation; cest la globalisation capitaliste qui produit sans interruption les migrations forcées et, en même temps, qui les criminalise, qui déracine comme des brins dherbe des millions dêtres humains de leurs propres lieux de naissance, sans leur donner aucune perspective de sécurité, allant même jusquà leur offrir une seule assurance: celle dune précarité permanente, dune infériorité sociale et juridique continue.
Tout cela ne peut plus durer, ne durera pas. Cest ce que disent avec toujours plus de force et décho les luttes des sans-papiers. Cest ce quaffirment votre lutte pour le permis de séjour régulier pour tous les sans-papiers et vos autres revendications.
Une des animatrices du collectif de soutien ma posé la question suivante: "La régularisation a-t-elle un sens sans un changement de la loi et de la politique dimmigration? La libre circulation intégrale des personnes peut-elle être une véritable alternative à la politique actuelle et comment? Quelle est lalternative à la politique actuelle de la "forteresse Europe"? Voilà ma réponse. Ce nest pas nous, mouvement des sans-papiers et plus généralement le mouvement international des travailleurs et travailleuses, qui détenons le pouvoir; ce sont ceux qui nous exploitent qui le détiennent. Ce sont eux qui font les politiques, qui créent et renforcent les frontières, qui construisent les forteresses.
Pourtant, nous pouvons et nous devons faire notre politique, qui est par nature alternative et opposée à celle des exploiteurs. Elle consiste à affirmer nos exigences, nos besoins, notre espoir dune vie finalement humaine, finalement libre, finalement sans guerre et à affirmer tout cela sans peur, en nous organisant et en nous unissant.
Au fond, cest ce que vous faites déjà depuis deux mois. Vous êtes de 14 nationalités différentes, parlez des langues différentes, êtes de différentes couleurs de peau, mais vous avez donné vie à une lutte commune, une série commune de revendications, à un seul comité.
Cest cette pratique de la lutte, cest cette pratique de lorganisation, cest ce nouvel internationalisme qui doivent senraciner et se diffuser. Si nous voulons vraiment arriver à abolir les frontières et à vivre au sein dune seule communauté mondiale, nous devons commencer par abattre les frontières qui nous séparent en tant que travailleurs, prolétaires. Et cela je le dis surtout pour nous les travailleurs blancs qui sommes sans cesse imprégnés de préjugés à lencontre des travailleurs de couleur, et y compris de racisme (même si nous ne le reconnaissons pas toujours).
Si nous voulons abattre les murailles monstrueuses de cette monstrueuse forteresse Europe néo-coloniale, nous devons construire avec patience et systématiquement notre force de classe prolétarienne consciente delle-même. Nous devons faire en sorte quil y ait cent, mille Fribourg, et que ces mille Fribourg se rejoignent en une seule grande unité, en une seule grande organisation des sans-papiers, au moins au niveau européen, et que cette organisation se tourne vers le monde des exploité·e·s, afin dunir nos forces avec les leurs