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L'EPFL demain… 04/2000



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    …l'enseignement et la recherche sous tutelle

L’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) a un nouveau président en la personne de Patrick Aebischer. Professeur et chercheur à la Faculté de Médecine de l’Université de Lausanne (UNIL) ainsi qu’enseignant à l’EPFL, Patrick Aebischer est aussi et surtout un entrepreneur, un petit entrepreneur. C’est d’ailleurs ce que souligne avec enthousiasme Le Temps du 2 mars 2000: le nouveau président "incarne une nouvelle génération de chercheurs entrepreneurs".

Un "chercheur-entrepreneur"

Un entrepreneur aux résultats divers. La "Modex thérapeutiques SA" à Lausanne, dont il est, encore une fois, Président du Conseil d’Administration, se révèle être depuis 1996 une petite entreprise "innovante" et "prometteuse" dans la recherche biotechnologique. Cette entreprise n’a d’ailleurs pas échappé à l’attention du patron du géant chimique bâlois Novartis, Daniel Vasella. Cette attention ne tient en rien au hasard. Comme toute bonne multinationale, Novartis suit avec intérêt les "start-up" et ne manque pas de s'approprier celles qui ont réussi à faire leurs preuves.

Cependant, l’ascension de ce "jeune loup" n’est pas sans accrocs. L’évolution de la société "Cyto Therapeutics", où Patrick Aebischer occupait un siège du Conseil d’Administration entre 1996 et 1999, en atteste. Cette entreprise basée à Providence, aux Etats-Unis, a accumulé des pertes supérieures à 100 millions de dollars.

Ces résultats inégaux ne sont pas surprenants dans un domaine, les biotechnologies, où se côtoient des opportunités de réaliser de juteux bénéfices avec des risques d’échecs tout aussi importants.

En bon créateur de "start-up", Patrick Aebischer porte le même regard sur les Hautes Ecoles que sur ses entreprises. Interviewé en janvier de cette année par le magazine économique Bilan, il a résumé sa pensée: "Actuellement, le système suisse est mal adapté à ce que j’appellerais une maximisation des outputs scientifiques. Un exemple typique, qui pénalise les Hautes Ecoles suisses, l’absence d’une promotion interne concurrentielle. L’extraordinaire productivité des grandes universités américaines est due aux jeunes scientifiques, ceux qu’on appelle les professeurs assistants qui sont promus en fonction de leurs outputs."

Le message est clair: "maximisation des outputs scientifiques" — ce qui signifie nombre d’articles publiés ou encore quantité de fonds privés attirés — au lieu de "qualité des résultats"; "concurrence entre professeur·e·s" à la place de "coopération entre collègues et avec les usager·e·s"; "grandes universités américaines" privées contre "universités publiques", certes à redéfinir démocratiquement.

Qu’une telle personnalité soit soutenue par le Secrétaire d’Etat à la Science et à la Recherche, Charles Kleiber, n’est pas surprenant. En effet, ce dernier a mené tambour battant l’opération d’austérité "Orchidée" au CHUV et défend une réorganisation des Hautes Ecoles prévoyant notamment un financement privé à la hauteur de 40% (contre moins de 10% actuellement). Le nouveau président de l’EPFL se trouve parfaitement dans le sillage tracé par le Secrétaire d’Etat. C’est donc un nouveau président pour une nouvelle EPFL. Essayons de tracer les contours de celle-ci.

Les "life sciences" sous bonne garde

Le projet de Patrick Aebischer a le mérite de la clarté: centraliser à l’EPFL les "life sciences". Les termes "génomique", "génie médical" ou "biologie moléculaire" vont être de plus en plus usités sur le site d’Ecublens. Ce choix n’est pas le fruit du hasard. Au cours de ces dernières années, plusieurs multinationales actives dans le secteur pharmaceutique et plus particulièrement dans les biotechnologies se sont installées dans le Canton de Vaud et ont tissé des liens avec les Hautes Ecoles. Relevons

  • Ares-Serono, une société largement mondialisée, qui travaille étroitement avec le "Centre de biotechnologie de l’UNIL et de l’EPFL", en activité depuis 1996
  • Glaxo Wellcome, le géant pharmaceutique qui a récemment fusionné avec Smith/Kline, qui vient de signer un contrat de quelque 10 millions de francs avec l’UNIL pour la recherche sur les antidépresseurs. Le nouveau vice-président de l’EPFL chargé de la recherche, Stefan Catsicas, a été la cheville ouvrière de cet accord
  • La Fondation de la famille Sandoz qui finance des postes de professeur·e·s assistant·e·s dans diverses disciplines comme les biosciences, la chimie, l’économie ou les sciences historiques
  • Medtronic, un des leaders au niveau mondial de la production de pacemaker, qui travaille en collaboration avec le CHUV, l’UNIL et l’EPFL

Ce projet reluisant, mais hautement risqué, implique un degré de soumission sans précédent de la recherche scientifique à la course folle à la rentabilité des entreprises. Cette évolution va se répercuter, par effet de dominos, sur l’enseignement. Deux exemples permettent d’indiquer l’ampleur des enjeux.

D’une part, "l’affaire Monsanto", qui a défrayé la chronique durant l’automne passé, permet de focaliser le problème de l’application des "sciences de la vie" à l’agriculture. Rappelons que le groupe américain de biotechnologie Monsanto a tenté de commercialiser des semences porteuses d’un gène de stérilisation volontaire des graines portant le nom évocateur de "Terminator". L’objectif étant de contraindre les agriculteurs à racheter à chaque saison de nouvelles semences produites, bien sûr, par Monsanto. Une vaste campagne de sensibilisation internationale a contraint l’entreprise américaine à reculer. Pour combien de temps?

Il n’en reste pas moins que cette affaire est instructive. Comme le soulignent Jean-Pierre Berlan et Richard C. Lewontin dans le Monde Diplomatique de décembre 1998: "Monsanto et ses concurrents-alliés, les Novartis, Rhône-Poulenc, Pionneer-DuPont et bien d’autres, se sont donc spécialisés dans les "sciences de la vie". Curieuses "sciences de la vie" qui s’acharnent contre cette propriété merveilleuse du vivant de se reproduire et de se multiplier dans le champ de l’agriculteur, afin que le capital se reproduise et se multiplie dans le bilan de l’investisseur. Serons-nous bientôt contraints de condamner nos portes et fenêtres pour protéger les marchands de chandelles contre la concurrence déloyale du soleil?"

D’autre part, des recherches sur le génome humain peuvent nous amener sur des terrains dangereux car les scientifiques qui les mènent sont soumis à des entreprises actives sur un marché volatile et extrêmement concurrentiel. En effet, cela risque d'amener, profit oblige, à une naturalisation des phénomènes sociaux. Comme le rappelle Le Temps du 7 avril dernier: "Combien de fois a-t-on annoncé la découverte du gène de l’homosexualité, du crime, de l’angoisse, du fumeur? Cette volonté de cataloguer à tout prix les populations à l’aide de définitions biologiques a des antécédents historiques terrifiants."

Ces deux exemples, à eux seuls, permettent de mettre en évidence, l’ampleur des questions soulevées par le rapport entre génétique et rentabilité. Une recherche indépendante, financée par des fonds publics et soumise à des mécanismes de contrôle démocratiques, ne serait-elle pas socialement plus "efficace"?

Des disciplines dépassées?

La priorité mise par l’EPFL sur le domaine des "sciences de la vie" est en train de se faire aux dépens de disciplines qui tenaient le haut du pavé ces dernières décennies. L’essor du réseau routier, la construction des barrages hydroélectriques, la captation-canalisation-épuration des eaux, la forte croissance du parc immobilier ou encore les tentatives de développer des centrales nucléaires ont été pendant longtemps des activités prioritaires de l’Ecole.

Dans ce cadre, les quatre prédécesseurs de Patrick Aebischer étaient des ingénieurs (civils pour trois d’entre eux — Alfred Stucky, Maurice Cosandey et Jean-Claude Badoux — et physicien pour l’avant-dernier — Bernard Vittoz). Les liens avec l’industrie étaient déjà fortement présents, en particulier par le biais d’un "Comité industriel". Créé en 1965, celui-ci s’était donné pour objectif d'"obtenir une participation plus large des milieux économiques suisses". Il a été fréquenté par des représentants de grandes entreprises comme Nestlé, Sulzer, Alusuisse, Hasler ou encore Grande Dixence, ainsi que des responsables des pouvoirs publics comme les CFF.

L’architecture, le génie civil, le génie rural, ont contribué à façonner — en bien ou en mal — les infrastructures, en Suisse romande et ailleurs, lors de ces dernières décennies. Aujourd’hui, ces domaines n’apparaissent plus "porteurs", c’est-à-dire rentables pour les entreprises. Ainsi, ces disciplines risquent d’être marginalisées. Pourtant, les problèmes à résoudre sont nombreux et brûlants. Relevons simplement: la rénovation, l’entretien et l’adaptation aux nouveaux besoins du parc immobilier; le développement d’un habitat durable, sûr et respectueux de l’environnement; ou encore l’urbanisation préventive, permettant notamment par le choix d’implantation, de tenir compte des catastrophes naturelles. Des problèmes qui se posent aujourd'hui à l'échelle de la planète. Cela implique de développer une large collaboration internationale.

Un financement et un salaire... au "mérite"

Ce changement de priorités de l’EPFL va se répercuter sur son financement, sa structure et son organisation.

Tout d’abord, nous assistons au développement, souhaité par Charles Kleiber, des "contrats de prestations". Le financement n’est alors plus lié aux besoins, certes définis par les directions et non pas par l’ensemble des employé·e·s et usager·e·s de la Haute Ecole, mais bien à la réalisation de conditions comme le nombre de crédits de recherche décrochés, tant auprès du Fonds national de la recherche scientifique qu’auprès des entreprises. Dans les faits, un système de financement mixte entre collectivités publiques et entreprises est en train de prendre forme. Chaque franc alloué par l’Etat doit être complété par un franc du privé. Quant aux brevets, qui constituent la matérialisation des résultats des recherches, ils sont appropriés totalement par les entreprises.

Les "contrats de prestations" ont par conséquent un double effet. D’une part, ils représentent une forme de socialisation des coûts de la recherche amenant à une privatisation des bénéfices. D’autre part, ils constituent une sorte de financement au "mérite", précurseur d’une remise en cause du service public au profit d’une Haute Ecole réalisant des "produits" vendables. Gageons, qu’en parallèle, des formes de salaires au "mérite" ne manqueront pas de se développer, surtout si le statut du personnel fédéral devait être supprimé. Le référendum contre la nouvelle Loi sur le personnel fédéral, prévoyant la suppression du statut et l’abolition des mécanismes salariaux en vigueur au profit de l’individualisation des rémunérations et de la généralisation du salaire au "mérite", représente dans l’immédiat une échéance décisive pour la défense des salaires, de l’emploi et des services publics.

De plus, le développement des "contrats de prestations" constitue un moyen formidable pour contraindre les chercheurs/euses à se limiter à un horizon de quelques années, extrêmement court pour la recherche scientifique. En ce sens, cette forme de financement est le pendant de la transformation des priorités de l’EPFL. Adieu aux projets d’infrastructure d’hier, conçus sur une longue durée; bonjour à des activités, comme les biotechnologies, dont les preuves de leur "utilité marchande" doivent être faites rapidement.

La concurrence comme moteur

Les "contrats de prestations" nécessitent une spécialisation des Hautes Ecoles, au détriment d’une conception généraliste. C’est ce qu’affirme avec détermination Charles Kleiber dans son "encyclique" intitulée "Pour l’Université" publié l’année dernière: "la capacité de résister à la concurrence, dépend aussi, dans la durée, de la quantité: quand quelques dizaines de chercheurs mettent leur passion à explorer l’inconnu et qu’ailleurs plusieurs centaines ou plusieurs milliers de savants travaillent sur les mêmes questions, les chances de découvertes importantes se situeront selon toute probabilité du côté du plus grand nombre. D’où l’exigence essentielle de choisir des domaines d’investissements prioritaires, de renoncer à l’enseignement de certaines disciplines pour affirmer notre excellence au niveau mondial". Derrière le vernis rhétorique, concentrons-nous sur l’essentiel.

Cette logique, qui fait de chaque "pôle de compétence" une unité en concurrence à l’échelle mondiale, exclut d’avance la coopération et la collaboration d’expériences diverses comme moteur des avancées scientifiques. Ce qui est profondément erroné, comme tout·e chercheur/euse s’en rend compte quotidiennement. C’est en effet par l’accumulation d’expériences partagées aux résultats incertains que de nouveaux paliers peuvent être atteints. Ces expériences doivent aujourd’hui être multipliées tant au niveau national qu’international.

Ensuite, si être concurrentiel implique la "quantité", exprimée en particulier par le formidable outil de mesure des résultats que constitue le "bibliomètre" (indicateur du nombre d’articles et de citations parus dans un panel de revues triées sur le volet), résoudre des questions scientifiques implique avant tout une priorité mise sur la qualité des travaux pouvant, selon le domaine d’investigation, se traduire dans la quantité.

Dans ce contexte enfin, la spécialisation voulue ne peut que se porter vers les domaines et les approches les plus lucratives. Les autres n’étant tout simplement pas concurrentiels et donc destinés à disparaître ou à végéter. Le Département d'Architecture (DA) en sait quelque chose. Lorsque le projet des "sciences de la vie" est apparu au grand jour, le premier réflexe a été d'opposer son développement à celui du DA. Sans la mobilisation des étudiant·e·s et du corps intermédiaire, les locaux d'Ecublens attribués de longue date au DA auraient tout simplement passé sous le giron des "life sciences".

Le projet "Science, Vie et Société" regroupant les Universités de Lausanne et de Genève ainsi que l’EPFL est un résultat concret de la mise en place des "pôles de compétence". Il se traduit par une soumission de l’ensemble de ce pôle aux "sciences de la vie". Les sciences humaines sont donc reléguées à faire de "l’éthique" des "sciences de la vie" ou bien de "réguler" les profondes inégalités sociales inhérentes à la glorification de la compétitivité.

De l'usager·e au client·e

Cette réorganisation de l’EPFL va également entraîner une évolution que l’on souligne que très rarement. Si l'"offre" de formation et de recherche doit devenir un "produit vendable", alors logiquement la "demande" doit prendre la forme d’un "client solvable". Dans un tel scénario, les étudiant·e·s ne seront plus des usager·e·s avec des droits, certes aujourd’hui extrêmement limités, mais bien des client·e·s dont le pouvoir est mesuré à l’ampleur du pouvoir d’achat, généreusement mis à disposition par papa. En effet, les prises de position favorables à une hausse massive des taxes d’inscription se multiplient.

Le modèle est représenté par l’Académie d’Architecture de Mendrisio au Tessin, où sous le patronage de Mario Botta, les taxes d’inscription s’élèvent à 4’000 francs par année pour les étudiant·e·s helvétiques et 8’000 francs pour les étudiant·e·s étranger·e·s. Cette différence, du simple au double, symbolise à merveille le véritable visage de la mondialisation qui nous est vantée quotidiennement: une mondialisation profondément inégalitaire carburant au profit.

Redéfinir l'enseignement et la recherche

Face à ce projet "Klebischer", qui forme un tout pensé et réfléchi, il est nécessaire d’ouvrir un débat à l’EPFL, dans les Hautes Ecoles et dans la société. Comme le souligne Riccardo Petrella (professeur à l’Université Catholique de Louvain) dans son ouvrage Le Bien Commun, il est aujourd'hui nécessaire de "redéfinir les finalités et les priorités de la technologie. Celle-ci doit servir à satisfaire les besoins de base des huit milliards d’êtres humains qui habiteront la planète vers l’an 2020."

Pour cela, il faut redéfinir démocratiquement l’enseignement et la recherche.

Une telle démarche passe par:

  • un financement public, décidé démocratiquement, garants d'une recherche indépendante;
  • une formation et une recherche diversifiées;
  • un réseau international de collaborations scientifiques;
  • une stabilité de l'emploi, permettant une continuité et des perspectives à long terme de la part des chercheurs/euses. Dans ce sens, soutenons le référendum contre la nouvelle loi sur le personnel de la Confédération (LPers).

 

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