«Sans-abri»
 
 

«Il faut rendre illégale la remise à la rue»

Sophie Bouniot *

Patrick Declerck, psychanalyste et écrivain [1], se livre à une critique radicale du traitement des sans-abri qui mérite attention, ici aussi.

Que pensez-vous de l’existence du dispositif « grand froid » ?

Patrick Declerck. Je le trouve inefficace, surtout indigne et insupportable dans son principe même. En 2004, une étude du SAMU social de Paris montrait qu’on a « offert » 29 nuits par an et par personne. Reste la bagatelle de 336 nuits à passer dans la gaieté, la bonne humeur et la vie au grand air. Nous sommes dans un processus résilient face à une critique pourtant ancienne. Il ne faut pas être un génie de la météorologie et de la médecine pour se rendre compte qu’un plan d’hébergement d’urgence, gradué en « 0 degré, moins 5, moins 10 », est un plan de congélation. Qui n’a rien à voir avec une véritable mesure humanitaire de protection de la vie des gens. J’en suis arrivé à la conclusion que tant d’imbécillité pérenne devait avoir une fonction sociale. Il s’agit avant tout d’une mise en scène de la souffrance de victimes sacrificielles - les SDF - qui sert à être visible en tant que leçon de morale aux semi-esclaves volontaires que nous sommes. Ce qu’elle nous dit ? « Regardez ce qui va vous arriver si vous tombez en dehors des limites de la normalité acceptable, si vous perdez votre travail... » Ensuite vient la gestion de ce scandale, c’est là que le dispositif joue pleinement son rôle entre ce que l’on veut nous présenter comme tolérable ou intolérable.

Dans cette analyse, quel rôle jouent les associations ?

Patrick Declerck. Cette analyse pose une série de questions, en particulier sur la corruption morale de la plupart des associations qui sont, peu ou prou, parties prenantes de ce dispositif. Ma vision du fonctionnement des structures caritatives s’est radicalisée au cours des années. Le rôle des associations, d’un point de vue objectif, est essentiellement d’être un cache-misère, des maquilleuses de l’intolérable, de finalement se mettre au service de l’oppression d’un système inacceptable. Il ne s’agit plus de réclamer 30 lits par ci, deux hectolitres de soupe par là, mais de remettre à plat le système.

C’est-à-dire ?

Patrick Declerck. Depuis longtemps, il y a, c’est vrai, une insatisfaction qui monte dans le milieu associatif. Mais on ne veut fâcher personne car, en fin de course, on passe à la caisse de l’État. La grande nouveauté, cette année, est venue des Médecins du monde, qui ont déclaré ne plus vouloir cautionner ce système pour des raisons éthiques. MDM réclame un changement radical en exigeant du législateur qu’il intervienne pour rendre illégale la remise à la rue. Une révolution copernicienne qui fait basculer de la culture de don, de charité publique vers une logique de droit. Aux autres associations de prendre position... Quant à la réinsertion, réglons d’abord les problèmes de survie : l’espérance de vie est de quarante-neuf ans dans la rue. Les SDF sont les gueules cassées du capitalisme, dans une société qui a énormément de ratages.

Vous dites que la vie dans la rue est une horreur mais également une torture...

Patrick Declerck. À propos de la torture dans les prisons en Irak, on a pu lire les techniques d’interrogatoires musclés, de torture « acceptable ». De quoi s’agit-il ? De privation de sommeil, de privation de nourriture, d’hypothermie, d’isolement... Autant de mesures qui conduisent le sujet à être désorienté dans le temps et l’espace, à être affaibli, écrasé pour qu’il n’ait plus de système de défense personnel. Nous sommes là, terme à terme, dans ce qu’est le quotidien de la vie à la rue.

1. Dernier ouvrage paru : Le sang nouveau est arrivé : l’horreur SDF. Éditions NRF, novembre 2005, 5,23 euros.

* Entretien paru dans L'Humanité du 29 décembre 2005