Critique de quelques illusions dans la discussion sur le revenu minimum
 
 

Joindre les droits plutôt que les séparer

Charles-André Udry

Les débats sur le «revenu minimum d’existence» ou «l’allocation universelle», face au délitement de la sécurité sociale, reprennent de la vigueur dans certains pays. De suite, il faut préciser qu’en Suisse il n’existe pas un système de sécurité sociale. En effet, par sécurité sociale il faut entendre un système public intégré qui protège contre l’insécurité sociale dans tous les domaines: santé, handicap, invalidité, chômage, vieillesse, allocations familiales, aide sociale. Un rappel pas inutile pour situer le cadre dans lequel les propositions de «revenu d’existence» sont avancées.

Deux variantes ; un même problème

Il existe diverses conceptions de ce «revenu minimum d’existence». Prenons-en deux. La première consiste à supprimer tout minimum salarial (légal et / ou contractuel) et à compléter le «salaire d’équilibre» sur un marché du travail où la concurrence est sans limites par un complément. Cette conception libérale revient à l’impôt négatif de Milton Friedman défendu par de nombreux économistes libéraux en Suisse. L’objectif: abaisser le «coût du travail».

La deuxième: le droit à l’emploi n’est plus à assurer, le droit à un revenu devient l’objectif. Une déconnexion est donc introduite entre ces deux droits. Cette proposition entretient l’illusion que dans la société capitaliste pourrait exister, pour celles et ceux dépourvus de capital, la liberté de choisir de travailler ou non. De plus, théoriquement, cette conception fait l’impasse sur le fait que dans ce système, en dernière instance, les revenus monétaires sont issus du travail.

Même dans des conceptions plus subtiles une impasse se manifeste: malgré la dimension d’exploitation du travail en économie capitaliste, le travail reste un élément important de socialisation. A moins de se satisfaire, comme projet de société, d’une rente versée à des chômeuses et chômeurs devenant des rentiers de la misère !

Droit au travail et garantie de revenu

Une tout autre chose consiste à proposer un revenu social garanti comme mesure transitoire qui accompagne une politique de retour à l’emploi. Cette conception repose sur une conception de droit collectif au travail et donc aussi de droit à l’organisation collective qui découle de la socialisation – certes partielle et aliénante – issue de la participation à un travail collectif. L’opposition farouche du Capital au droit au travail, combiné avec une continuité de revenu dans les phases transitoires (formation, congés sabbatiques, chômage) démontre à elle seule que cette proposition va dans le sens d’un salaire socialisé, qui ne crée pas de séparation entre deux droits: celui au travail et celui à un revenu.

Cette non-séparation c’est aussi le refus de la mise en concurrence des salarié·e·s qui ne fait que croître avec le chômage permanent et la mondialisation du marché du travail. C’est un refus du capitalisme en positif: combiner les droits à l’intégration à une activité productive, à l’emploi et à un revenu décent.

Que produire et comment ?

Cela débouche de suite sur une autre question: l’articulation de ces trois droits - qui correspondent à des besoins fondamentaux - débouche de suite sur des thèmes sociaux et politiques essentiels. Comment répartir les gains de productivité en diminuant drastiquement le temps de travail et non pas en allouant des sommes vertigineuses aux actionnaires et CEO ? Que produire et comment produire pour non seulement assurer le plein-emploi, mais révolutionner les modes de production et de consommation dans le cadre d’une véritable politique de protection de la biosphère ? Comment articuler l’aspect de socialisation du travail avec celui d’une socialisation des décisions concernant tous les aspects fondamentaux de fonctionnement de la société.

Une farce intellectuelle

Les propositions sur le «revenu d’existence» ont aussi pris leur envol à l’occasion de la diffusion d’une idée relevant de la farce intellectuelle: celle de la «fin du travail» dont Jeremy Rifkin fut un des apôtres les plus médiatisés. La raison de cette médiatisation n’a souvent pas été comprise dans les rangs de la «gauche». Le chômage était présenté (par Rifkin et compagnie) comme une résultante naturelle, normale, inéluctable de l’évolution technique. Le silence était alors fait sur la réalité des rapports sociaux entre les détenteurs du Capital et les salarié·e·s.

Or, dès le début des années 1990, éclatait la combinaison entre: des formes d’exploitation de plus en plus performantes (avec comme résultat une redistribution de la richesse en faveur du Capital) ; un prolongement effectif du temps de travail dans de nombreux secteurs et, enfin, la multiplication d’emplois précaires accompagnés des salaires de misère, sans même mentionner les temps de travail partiels contraints (avec le salaire partiel qui les accompagne). Aujourd’hui, cette thèse de la fin du travail s’est dégonflée.

Les illusions de «l’économie de la connaissance»

Toutefois un élément reste qui sous-tend encore des propositions du type «revenu d’existence». Ceux qui disaient que le travail avait disparu disent maintenant que, étant donné les nouvelles technologies, le travail n’est plus le centre où se nouent les rapports de production capitaliste. Un revenu d’existence se justifierait car il n’existerait plus de relation claire entre la quantité de travail dépensée et les quantités produites et leur valeur dans la «nouvelle économie de la connaissance». Au-delà de la pseudo-sophistication de ces théories, elles reposent sur deux arguments contradictoires. 1° Il est vrai que la productivité du travail ne cesse de croître. 2° Mais alors pourquoi la notion de travail productif aurait-elle de moins en moins de sens ? Au contraire. La valeur produite est le produit du travail des informaticiens, de ceux et celles qui ont créé leurs outils de travail…

En fait, ceux qui avancent aujourd’hui l’idée d’une déconnexion entre la création de la valeur et le travail (dans le cadre des rapports capitalistes) reproduisent simplement une autre illusion: celle d’un capitalisme qui créerait de la valeur à la Bourse. Ou comme le dit Dominique Méda: «ce sont désormais les machines et les systèmes qui travaillent au sens propre, et non plus les hommes» (Droit social, NU4, avril 1994). Affirmation qui repose, au moins, sur eux erreurs: 1° Appliquer aux machines la notion de travail et considérer qu’elles sont indépendantes de l’intervention des êtres humains. 2° Le capital s’accroîtrait de manière autonome: on se demande pourquoi l’obsession des capitalistes sur la gestion de chaque geste des salarié·e·s est aussi grande ?

Une autre point de départ

Nous restons convaincus que les trois objectifs que nous avons mis en avant – intégration des droits au travail, à un revenu décent et à une activité productive avec ses prolongements socio-politiques – restent le point de départ d’une lutte plus sérieuse contre l’actuel système capitaliste mondialisé.

(8 septembre 2007; paru dans Debatte n°2)