Mesures d’accompagnement
Textes réels, textes imaginés…
Pour parler d’un texte soumis en votation, il semblerait logique de l’avoir lu. Ce ne semble pas être le cas de bien des partisans du OUI au paquet fédéral soumis au vote le 25 septembre. A moins que cette lecture ne soit trop dérangeante pour certains défenseurs du oui dit « de gauche », qui préfèrent l'imaginaire au réel. Trois exemples d'arguments parmi les plus utilisés.
Argument n° 1 : les inspecteurs
« Les contrôles pour lutter contre le dumping salarial seront renforcés grâce à l’engagement de 150 inspecteurs du travail à l’échelle nationale ».
C’est l’un des arguments le plus souvent repris par les dirigeants syndicaux. Il faut comparer cette affirmation avec le texte de l’arrêté fédéral soumis au vote le 25 septembre qui dit textuellement : « les cantons doivent disposer d’un nombre suffisant d’inspecteurs pour effectuer les tâches de contrôle ». Le terme « suffisant » n’est pas vraiment précis… En fait, le chiffre de 150 n’existe pas. Sauf dans l’imagination de ceux qui prennent leurs désirs pour des réalités.
Le chiffre de 150 inspecteurs remonte en fait au message du Conseil fédéral adressé aux Chambres en octobre dernier. Mais il faut alors le lire sérieusement. Le calcul était le suivant : la norme devrait être d’un inspecteur pour 25’000 emplois (calculez le risque d’un contrôle…). Avec une marge de plus ou moins 15’000, donc au pire (du point de vue syndical), un inspecteur pour 40’000 emplois ! Dans le même message, le Conseil fédéral ajoute que « il n’y a pas nécessité d’engager immédiatement ces inspecteurs » et que, « dans un premier temps, ce seront certainement un nombre inférieur d’inspecteurs qui seront engagés »[1].
Et pire encore, ces inspecteurs, n’auraient pas pour mission unique de vérifier les conditions de travail et les salaires ou de lutter contre le dumping salarial : ils devraient également… chasser les travailleurs sans-papiers sur les lieux de travail : « […] tout a été mis en œuvre pour que les deux législations (mesures d’accompagnement et travail au noir) puissent être exécutées par la même structure cantonale »[2].
La raison de cette « multifonctionnalité » : « il convient d’éviter la multiplication des contrôles et la charge que ceux-ci représentent pour les entreprises. » [2]. On voit bien là qu’il ne s’agit guère de protéger les salariés, mais bien plutôt de rendre ces inspecteurs « patronaux-compatibles ».
Il faut encore relever que l’engagement des inspecteurs est la tâche des cantons, la Confédération se bornant à subventionner à 50 % leurs salaires. Or on sait que tous les cantons sont engagés dans des programmes d’économies. Imaginer qu’une fois le vote passé, ils vont s’empresser de mettre ces postes au budget, c’est se faire des illusions.
Parler de 150 inspecteurs chargés de vérifier les conditions de travail, les salaires et de lutter contre le dumping salarial relève donc de la pure affabulation.
Argument n° 2 : Les conventions collectives [3] et leur extension
« Les mesures d’accompagnement faciliteront l’extension des conventions collectives de travail (leur déclaration dite « de force obligatoire » par une autorité compétente ; le Conseil fédéral ou un Conseil d’Etat) ».
Cette déclaration propagandiste s’appuie sur la modification par l’arrêté soumis au vote le 25 septembre d’un seul alinéa (art 2, al 3bis) de la
Loi sur l’extension des conventions collectives de travail (LECCT): pour que les autorités puissent déclarer une convention collective « de force obligatoire », il ne serait plus nécessaire que la
convention collective de travail (CCT) couvre au moins 30 % des employeurs et 30 % des employé·e·s, mais seulement 50 % des employé·e·s.
Or cet alinea n’est, évidemment, qu’un parmi d’autres, qui restent en vigueur sans changement :
• L’article 1 de la LECCT [4] commence ainsi : « A la requête de toutes les parties contractantes, l’autorité compétente peut déclarer de force obligatoire une convention… » ; l’article 1a, qui concerne plus précisément la « sous enchère » dit lui « avec l’accord des parties signataires ». Parmi lesdites parties sans l’accord desquelles rien ne peut se faire, il y a évidemment les employeurs. C’est-à-dire ceux qui, depuis plus de quinze ans, remettent en cause le contenu des conventions collectives. Ceux qui refusent d’y intégrer des salaires minimaux. Ceux qui sortent des associations patronales pour faire, dans le moins pire des cas, leurs propres conventions d’entreprises, à leurs conditions, et dans le pire des cas, de simples contrats individuels. Et c’est sur eux que les syndicats devraient compter pour espérer pouvoir rendre une convention collective obligatoire à l’ensemble d’une branche ? Le cas des arts graphiques est éclairant : il y a une année, le syndicat comedia, qui renégociait la convention collective avec l’organisation patronale Viscom, avait revendiqué son extension à toute la branche. Les patrons l’ont sèchement refusée, au motif que « la déclaration de force obligatoire aggraverait davantage l’énorme pression de l’étranger ». Pourquoi seraient-ils dans de meilleures dispositions demain ? En outre, une décision d’extension dépend encore du bon vouloir des autorités fédérales ou cantonales « l’autorité compétente peut déclarer… »). Dans ce domaine, faire confiance au Conseil fédéral pour défendre les salariés revient à se fermer volontairement les yeux : ce dernier a montré récemment, avec sa décision de supprimer 120 indemnités de chômage à quel point les salariés pouvaient lui faire confiance pour défendre leurs droits et leurs intérêts.
• L’article 1a de la LECCT stipule que « si la commission tripartite […] constate que […] les salaires et la durée du travail usuels […] font l’objet d’une sousenchère abusive et répétée, elle peut demander, avec l’accord des parties signataires, l’extension des dispositions de la convention […]. ». Ainsi donc, il ne suffit pas qu’il y ait sous-enchère, mais il faut qu’elle soit « abusive et répétée ». La notion d’abus est tout sauf claire. En témoigne un cas neuchâtelois : « Une entreprise de l’industrie textile versait des salaires particulièrement bas. La commission [tripartite patrons-syndicat-Etat] est arrivée à la conclusion qu’il n’y avait pas de sous-enchère salariale abusive et répétée étant donné qu’aucun élément ne permettait d’établir que l’introduction de la libre circulation des personnes avait conduit à une baisse des salaires et qu’il n’était pas possible d’établir le salaire usuel dans la branche. » (Rapport du Seco sur les mesures d’accompagnement, p. 20). Quant au qualificatif de « répétée », il introduit une forme de tolérance pour un certain nombre de cas, et un certain délai avant que la procédure, déjà longue en elle-même, ne démarre éventuellement.
On constate donc que l’ouverture relative des conditions pour l’extension des conventions collectives par la modification de l’article 2, al 3bis n’intervient qu’en deuxième ligne, derrière les barrages, qui resteront en général solidement fermés, du consentement patronal et de la constatation du caractère « abusif et répété » de la sous-enchère. La disposition modifiée n’aura donc que très rarement l’occasion d’être mise en œuvre. C’est une parfaite concession de façade, sans effet mais excellente pour la propagande.
Argument n° 3 : les contrats types
« En cas de sous-enchère abusive et répétée, les autorités fédérales et cantonales pourront édicter plus facilement des contrats-types de travail avec salaires minimaux applicables à l’ensemble d’une branche ».
Cette mesure ne fait pas partie du paquet qui sera voté le 25 septembre : elle existe depuis les premières mesures d’accompagnement, entrées très officiellement en vigueur le 1er juin 2004. L’année écoulée est donc pleinement représentative de son « efficacité ».
Combien de contrats-types ont-ils été édictés par des autorités, cantonales ou fédérales, dans ce cadre ? A une exception près, et en tout cas pour la Suisse romande, aucun. Est-ce dû au fait qu’aucune sous-enchère « abusive et répétée » n’a été constatée dans aucun secteur d’activités ? A lire la presse syndicale, il ne semble pas. A lire le Blick et le travail de sa « Job-Inspektorin » non plus. Comme le disait le président de l’Union syndicale suisse à propos de la mise en application de ces premières mesures d’accompagnement et des premiers cas de dumping qui les ont accompagnées, « nos pires craintes sont confirmées »[5].
L’exception mentionnée plus haut vaut le détour : le Conseil d’Etat du canton de Genève a décidé de supprimer les dérogations que pouvaient obtenir les employeurs par rapport aux minimas contenus dans le contrat-type du secteur de l’économie domestique : voilà la mesure exemplaire à mettre au crédit des premières mesures d’accompagnement…
Prétendre qu’après le vote, les syndicats pourront utiliser ce dispositif pour imposer des salaires minimaux par le biais de contrats-types, c’est ne pas tenir compte de la réalité des faits.
Des mesures en « libre service »
En réalité, dans l’ensemble de ces nouvelles mesures d’accompagnement, rien n’est contraignant pour les autorités ou pour les employeurs. Toutes les dispositions qui devraient servir à lutter contre le dumping sont en « libre-service », dépendant de la bonne volonté des autorités et du « partenaire social » patronal. Les syndicats, les salariés n’ont concrètement pas gagné de nouveaux droits dans ce paquet.
Les meilleurs inspecteurs du travail pour dénoncer des « abus », des horaires ou des salaires « abusivement bas » sont bien les salariés eux-mêmes. Mais rien n’est prévu pour les protéger contre le licenciement, condition cruciale pour disposer des informations fiables concernant les conditions de travail et le dumping salarial. Serge Gaillard, secrétaire central de l’USS disait, il y a deux ans : « tant que les membres des commissions d’entreprise ne seront que très mal protégés contre les licenciements, il est irréaliste de croire à l’efficacité des contrôles des conditions de travail effectués par les partenaires sociaux » [6] Ce n’est pas parce l’USS a lâché cette revendication et a changé d’avis que nous devons faire de même.
Le dispositif des mesures d’accompagnement ne donne en fait aucun droit directement aux salariés, ou à leurs organisations. Les salarié·e·s – immigré·e·s ou non, futurs migrant·e·s de l’UE des 25 ou non – n’y ont rien gagné. C’est pourquoi il faut dire non le 25 septembre, et renégocier, en utilisant le besoin pressant qu’a le patronat des accords bilatéraux, et en particulier de celui sur la « libre circulation », de véritables droits sociaux et syndicaux.
Sans quoi, les travailleurs en provenance des nouveaux pays membres de l’UE seront accusés, demain, d’être responsables du dumping planifié par les employeurs, avec la bénédiction du Conseil fédéral.
Notes [1] Message du Conseil fédéral aux Chambres, 1er octobre 2004, p. 6196
[2] Ibid.
[3] Quelques rappels à propos des conventions collectives :
a. En Suisse, les conventions collectives de travail couvrent 40% des emplois salariés. Par comparaison, la situation dans bon nombre de pays européens comparables est fort différente: en Autriche et au Luxembourg, par exemple, les conventions collectives de travail couvrent 100% des emplois salariés…Par ailleurs, de nombreuses conventions collectives ne comportent guère plus de protections ou d’améliorations par rapport aux simples normes légales contenues dans le Code des obligations
b. Seuls 18% des emplois salariés sont couverts par une convention collective de travail avec des salaires minimaux. On entend par là toutes les CCT, sans préciser le seuil (parfois extrêmement bas) de ces minimas salariaux. Pourtant, être couvert par une CCT comprenant un salaire minimal est bien le statut le plus «protégé» (ou plutôt: le moins mal protégé) du droit suisse du travail.
c. De nombreuses conventions collectives ne comportent guère d’améliorations par rapport au Code des obligations ou sont carrément alignées sur le Code des obligations. Il existe des conventions qui fixent clairement de véritables échelons salariaux, qui peuvent servir de références pour les salariés d’une branche. Mais l’inverse est plus fréquent: des CCT subissent les attaques patronales les plus brutales depuis quinze ans et se vident peu à peu de leur contenu pour ressembler au squelettique (en termes de droit du travail) Code des obligations.
d. Malgré la condamnation de la Suisse par l’OIT en raison des licenciements anti-syndicaux, les employeurs et le Conseil fédéral ont refusé d’introduire, dans les négociations sur les secondes mesures d’accompagnement, une protection réelle contre les licenciements des délégués syndicaux et des personnes de confiance des syndicats dans les entreprises.
[4] Loi fédérale permettant d’étendre le champ d’application de la convention collective de travail du 28 septembre 1956
(Texte complet des articles 1, 1a, et 2, état au 3 juin 2003 + la modification liée aux « mesures d’accompagnement »)
Art. 1 Extension en général
1. A la requête de toutes les parties contractantes, l’autorité compétente peut, par une décision spéciale (décision d’extension), étendre le champ d’application d’une convention collective conclue par des associations aux employeurs et aux travailleurs qui appartiennent à la branche économique ou à la profession visée et ne sont pas liés par cette convention.
2. La décision d’extension ne peut porter que sur les clauses qui lient les employeurs et travailleurs conformément à l’art. 323 du code des obligations ou qui obligent les employeurs et travailleurs envers la communauté conventionnelle, conformément à l’art. 323ter du code des obligations.
3. Les clauses qui soumettent le règlement des litiges à des tribunaux arbitraux ne peuvent être l’objet d’une décision d’extension.
Art. 1a Extension en cas de sousenchère
Si la commission tripartite, au sens de l’art. 360b du code des obligations, constate que, dans une branche économique ou une profession, les salaires et la durée du travail usuels dans la localité, la branche ou la profession font l’objet d’une sousenchère abusive et répétée, elle peut demander, avec l’accord des parties signataires, l’extension des dispositions de la convention applicable à cette branche portant sur la rémunération minimale et sur la durée du travail lui correspondant ainsi que l’extension des dispositions relatives aux contrôles paritaires.
Art. 2 Conditions générales
L’extension ne peut être prononcée qu’aux conditions suivantes :
1. Elle doit être nécessaire, en ce sens que si elle n’est pas décrétée, les employeurs et travailleurs liés par la convention risquent de subir de graves inconvénients ;
2. Elle ne doit pas être contraire à l’intérêt général et ne doit pas léser les intérêts légitimes d’autres branches économiques ou d’autres milieux de la population. Elle doit en outre tenir équitablement compte des intérêts des minorités dans les branches économiques ou professions visées par elle, quand ces intérêts résultent de la diversité des conditions régionales et des entreprises ;
3. Les employeurs et les travailleurs liés par la convention doivent respectivement former la majorité des employeurs et des travailleurs auxquels le champ d’application de la convention doit être étendu, et les employeurs liés par la convention doivent en outre occuper la majorité de tous les travailleurs. Lorsque des circonstances particulières le justifient, il peut être exceptionnellement dérogé à la règle exigeant la majorité des travailleurs liés par la convention ;
3. bis En cas de requête au sens de l’art. 1a, les employeurs liés par la convention doivent représenter au moins 30 % des employeurs auxquels le champ d’application de la convention doit être étendu et occuper au moins 30 % de tous les travailleurs. (ancien)
3. bis En cas de requête au sens de l’art. 1a, les employeurs liés par la convention doivent occuper au moins 50 % de tous les travailleurs. (nouveau)
4. La convention ne doit pas violer l’égalité devant la loi ni rien contenir de contraire aux dispositions impératives du droit fédéral ou cantonal, sous réserve de l’art. 323quater du code des obligations10.
5. La convention ne doit pas porter atteinte à la liberté d’association ni en particulier au droit de s’affilier à une association ou de ne pas le faire ;
6. Les associations d’employeurs et de travailleurs qui ne sont pas liées par la convention doivent pouvoir y adhérer à égalité de droits et d’obligations avec les associations contractantes lorsqu’elles justifient d’un intérêt légitime et offrent des garanties suffisantes pour son observation ;
7. Les employeurs et travailleurs qui ne sont pas liés par la convention doivent pouvoir s’affilier à l’association contractante ou participer à la convention.
[5] Conférence de presse de l’Union syndicale suisse, 21 octobre 2004.
[6] Texte de S. Gaillard et D. Oesch, secrétaires centraux de l’USS pour l’Assemblée des délégués de l’USS, 9 septembre 2003.
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