L’honneur perdu de l’USS
En date du 3 mars, la Tribune de Genève publiait un article instructif titré : « Un avocat dénonce les méthodes staliniennes de l’USS ». L’affaire peut être résumée de la sorte: l’Union syndicale suisse (USS) a licencié le docteur en droit R. Molo, juriste auprès de cette confédération syndicale, parce qu’il a exprimé, à titre personnel, son désaccord avec l’USS. En effet, cette dernière mène campagne, aux côtés des milieux économiques, pour le « paquet » de ladite libre circulation et des « mesures d’accompagnement », qui sera soumis au vote le 25 septembre. Lors d’une conférence de presse, tenue à Berne le 10 janvier, R. Molo a expliqué, par écrit, son point de vue. Les médias ont donné à connaître son opinion exprimée en tant que juriste et membre syndiqué d’Unia ; car, comme l’a expliqué la Tribune de Genève, R. Molo a été, durant 11 ans, manœuvre dans une fabrique de composants horlogers à Genève.
Ce licenciement de l’USS a été justifié par le chef syndical Serge Gaillard sur les ondes de la Radio suisse romande (émission Forum, La Première, 3 mars, 18h55). Son argumentation fut, mot pour mot, la suivante: « Les secrétaires de l’USS, qui sont engagés et rémunérés par le Comité de l’USS, ont une tâche: c’est de communiquer et de défendre les décisions qui ont été prises par l’USS. Et ils doivent les défendre envers l’administration, les milieux politiques et aussi le public. »
Ce licenciement intervient à l’occasion d’un référendum qui suscite déjà une importante campagne publicitaire des milieux économiques. Le débat est ponctué, aussi bien en Suisse alémanique qu’en Suisse française, par de nombreux articles informant sur l’accentuation du dumping salarial. Ce dernier s’exerce dans de nombreux secteurs économiques, entre autres ceux qui comptent une proportion importante d’immigré.e.s.
Le licencié R. Molo avait présenté, pour le compte de l’USS, un dossier au Comité de la liberté syndicale. Cet organisme de l’OIT (Organisation internationale du Travail) a, de fait, condamné la Suisse, dans un rapport intermédiaire, pour ses pratiques abusives de licenciements à caractère anti-syndical dans tout le secteur privé. Le contexte dans lequel est intervenu le licenciement de R. Molo, contesté par ce dernier, comme la décision en tant que telle de « renvoi » ne peuvent que susciter chez nous deux interrogations.
1. Aujourd’hui, de grandes firmes pharmaceutiques voient l’efficacité de certains de leurs médicaments mise en cause. Parfois, leur nocivité est prouvée après quelques années sur le marché: elles doivent les retirer. Admettons qu’un scientifique d’une de ces firmes, après les tests cliniques effectués, constate la validité d’une partie de ses objections initiales. Il les avait émises lors de la conception du médicament. Si la firme, pour des raisons d’intérêts matériels, se refuse à communiquer quelques éléments du dossier, après débat, peut-il et doit-il faire connaître son opinion publiquement, et cela bien qu’il soit employé par cette firme ? Sur la potion « libre circulation-mesures d’accompagnement », R. Molo a agi de façon analogue à ce scientifique pris pour modèle.
Les directions des pharma sont averties de ce « danger ». Elles font donc signer des contrats de confidentialité et de renonciation à toute prise de position publique. Néanmoins, des scientifiques, en accord avec leur conviction raisonnée et leur conscience, n’acceptent pas cette obligation légale du « silence obséquieux », pour reprendre la formule du Vatican lorsqu’il impose le silence à un théologien.
Serge Gaillard adopte, sur le fond, la même attitude qu’un directeur d’une grande firme ou qu’un responsable de la Congrégation pour la doctrine de la foi (ex-Saint-office) du Vatican. Pourtant, R. Molo n’avait signé aucun contrat aussi restrictif que ceux en vigueur dans une pharma, ni prononcé des vœux en s’intégrant dans un ordre religieux. Il est simplement resté loyal aux intérêts des salarié.e.s avec qui il a travaillé et avec qui il travaille aujourd’hui, dans le cadre du Forum Santé (GE), comme de la défense des locataires et des personnes cherchant à faire front aux assurances ou à l’AI.
2. Début 1997, l’Union syndicale suisse refuse de lancer un référendum contre la baisse des indemnités de chômage. Par contre, un référendum est lancé par des associations de chômeurs et chômeuses, avec l’appui de mouvements de gauche. Il aboutit.
L’USS modifie sa position. Elle mène campagne pour le non à la baisse du revenu des salarié.e.s au chômage. La votation est gagnée, en septembre 1997.
Cela illustre la nécessité de maintenir un débat démocratique, ouvert, dans toutes les structures syndicales, à la base comme « au sommet ». L’existence de permanents syndicaux se justifie pour une seule raison: faciliter le fonctionnement démocratique d’un collectif de salarié.e.s disposant, chacun, de peu de temps effectivement libre. Ces permanents sont payés grâce à des cotisations. Ils doivent disposer, comme tout membre, d’une liberté d’opinion et d’expression.
Cela d’autant plus lorsqu’ils revendiquent simplement, comme l’a fait R. Molo, que les décisions du Congrès de l’USS de 2002 soient prises sérieusement en considération pour construire lesdites mesures d’accompagnement, qui devraient avoir force de loi. C’est-à-dire qui devraient permettre de faire barrage au dumping (guerre au sens économique) salarial et à la mise en concurrence de travailleuses et travailleurs qui ne disposent ni de véritable protection juridique contre les licenciements, ni de conventions collectives (plus de 50% des salarié.e.s en Suisse se trouvent sans convention collective).
Etre loyal à la décision majoritaire d’un Congrès, n’est-ce pas le devoir d’un permanent syndical ? Non, répond, de fait, Serge Gaillard. Pourquoi ? Parce que, comme il l’a confié à l’ancien président du PSS Peter Bodenmann, lors du dernier congrès du Parti socialiste: « Le licenciement de R. Molo est le prix que l’on doit payer pour être considérés comme de vrais partenaires par le Conseil fédéral et les milieux économiques. »
L’ex-boss de R. Molo respecte plus (dans le sens de: considérer) ses partenaires du patronat et de l’économie que ceux qui lui assurent son revenu mensuel confortable: les salarié.e.s. Il se veut leur patron et parle du licenciement de R. Molo sur un ton patronal.
Il est vrai que Serge Gaillard déplace son regard de la Monbijoustrasse 61, siège de l’USS, vers la Börsenstrasse 15, siège de la direction générale de la Banque nationale suisse.
Est-ce pour les mêmes raisons que Serge Gaillard et ses collègues dirigeants de l’USS ont refusé un jury d’honneur pour statuer sur le licenciement de R. Molo ? On ne peut qu’espérer, pour leur dignité, que ce ne soit pas le cas. En effet, dans une lettre du 25 février, Serge Gaillard répond, avec ce style fédéral inimitable: les statuts de l’USS ne prévoient pas de jury d’honneur ! Serge Gaillard ne sait pas que les jurys d’honneur appartiennent à une tradition du mouvement ouvrier, afin de trancher des différends, et surtout de défendre la réputation d’un de ses membres, sans être contraint d’avoir recours à une institution juridique (tribunal) qui n’appartient pas, historiquement, au mouvement des salarié.e.s.
Jean-François Marquis, historien, syndiqué comedia
Charles-André Udry, économiste, syndiqué comedia
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