Mesures d'accompagnement: la « Sainte alliance » se présente à la presse
J.-F. Marquis
La photo n'est pas volée. Elle réunit, de gauche à droite, Jean-Luc Nordmann, vice-directeur indéboulonnable du Seco (Secrétariat à l'économie) qui participe depuis 15 ans à la mise en œuvre du programme de libéralisation, Peter Hasler, directeur de l'Union patronale suisse (UPS), Joseph Deiss, conseiller fédéral PDC, et Serge Gaillard, secrétaire dirigeant de l'Union syndicale suisse (USS), licencieur du secrétaire de l'USS R. Molo, parce que ce dernier a soutenu publiquement le référendum contre le paquet « libre circulation » / mesures d'accompagnement au rabais. La photo a été prise le 1er avril, lors de la conférence de presse de présentation du Rapport établi par le Seco sur la mise en œuvre des mesures d'accompagnement. Les quotidiens du 2 avril 2005ont choisi les titres les plus adéquats pour présenter cet événement: 24 heures (2-3 avril 2005) titrait « Sainte alliance pour la libre circulation », alors que La Tribune de Genève préférait « Sainte alliance pour l'ouverture à l'Europe: « Le dumping social sous contrôle »,
La photo illustre la première partie de la proposition. La seconde reste à vérifier. C'est une question clé pour les salarié·e·s travaillant dans ce pays, quel que soit leur passeport. Mais de toute évidence pas pour ceux qui, à la tête des syndicats et de ladite gauche (toute), glosent sur le nombre de signatures récoltées par la droite nationaliste et agitent le spectre de la xénophobie… pour mieux éviter de regarder ce qu'est la réalité du monde du travail aujourd'hui.
« Poudre aux yeux »… de l'USS ?
L'USS s'est fendu le 1er avril d'un communiqué qui début ainsi: « L'USS accueille avec satisfaction la publication du rapport du Département fédéral de l'économie sur l'application des mesures d'accompagnement à la libre circulation des personnes. Ce rapport montre que les autorités sont aujourd'hui mieux disposées à mettre en œuvre correctement ces mesures. »
L'événement syndical organe en Suisse romande du syndicat Unia, cite dans son édition du 6 avril 2005 Hans Baumann, secrétaire central d'Unia. Pour lui, « les chiffres du Seco ne sont que de la poudre aux yeux ». Lancée par son collègue Gaillard, secrétaire dirigeant de l'USS ?
Contrôles à dissolution maximale
Observons les chiffres du Seco d'un peu plus près:
1. Le Seco publie les chiffres de travailleurs en provenance de l'UE (des 15) et de l'AELE immigrés en Suisse de juillet à novembre 2004, et il les compare à ceux de la même période de 2003. Constats:
• Le nombre de séjours de courte durée (4 à 12 mois) soumis à autorisation augmente de 5047, soit de 25 %
• Le nombre d'immigrés venant travailler en Suisse pour une période inférieure à 90 jours, et qui doivent simplement être annoncés, augmente de près de 24000. C'est le double de 2003.
• Les nouvelles autorisations pour frontaliers augmentent de 3278, soit de près de 20 %.
La croissance globale, sur un an, ne peut que difficilement être considérée comme négligeable. Elle est massive pour les séjours de courte durée (90 j.) soumis à annonce obligatoire. Ces séjours ont été très nombreux dans la construction: (9564 dans le second œuvre et 3704 dans le gros œuvre). Mais ils sont aussi florissants pour les entreprises temporaires (5075), qui envoient ensuite une part importante de ces salarié·e·s dans le second œuvre notamment. Agriculture (3590), hôtellerie-restauration (3350), activités manufacturières (3067) et industrie (2796) sont aussi des secteurs fortement représentés.
2. Le Seco fonde son analyse sur 3500 contrôles qui auraient concernés 14000 personnes (le Seco table sur une moyenne de 4 personnes concernées par contrôle). Ce nombre global de contrôle est très bas. Durant ces 6 mois, 108357 nouveaux salarié·e·s immigré·e·s sont venus travailler en Suisse. Il faut surtout rapporter ce chiffre au nombre d'actifs occupés – puisque les contrôles, qui ont lieu « sur le terrain », ne sauraient se focaliser sur les nouveaux immigrés –: 4'178'000 actifs au 4e trimestre 2004. Cela fait un taux de contrôle de 0,3 %.
3. La répartition des contrôles met encore davantage en évidence leur faiblesse. Par exemple, dans le canton de Vaud (307'000 emplois en 2001) 458 contrôles ont eu lieu, soit 1 pour 670. Par contre, à Zurich (765'000), il y a eu 609 contrôles (1 pour 1256). En Argovie (262'000), 3 contrôles (1 pour 87'000) ! En Thurgovie (105'000), 22 contrôles (1 pour 4700). A Lucerne (181'000), 61 contrôles (1 pour 2967). A Fribourg (107'000), 7 contrôles (1 pour 15'285). La moyenne dissimule donc la réalité. A savoir de vastes régions, centrales dans l'économie suisse, où ces contrôles, censés attester de la qualité de la mise en œuvre des mesures d'accompagnement, sont effectués avec une dissolution maximale. L'économiste Serge Gaillard n'a rien à redire à cette manière de procéder fort « scientifique ».
Infractions: la farce
1. La méthode qui a présidé au décompte des « infractions » est encore plus farfelue. Voici ce qu'en dit Hans Baumann, secrétaire central d'Unia: «…Les abus en matière de loi sur le travail ou de CCT révélés par les contrôles sont tout aussi importants que ceux relatifs aux mesures d'accompagnement. Si l'on tient compte de toutes ces infractions, les chiffres passent à 40 % dans certaines branches. A Zurich ou à Bâle par exemple, et même au niveau national, les commissions paritaires de la construction ont relevé des abus dans 40 à 50 % des contrôles. A Zurich, la commission paritaire a transmis 180 cas au canton. Mais ce dernier, dans son rapport au Seco, n'en a relevé que 15 ! » (Evénement syndical 6 avril 2005). Mais pour Jean-Claude Rennwald, qui éditorialise en une du même numéro de L'événement syndical le « rapport du seco montre que la mise en œuvre des mesures d'accompagnement contre la sous-enchère salariale progresse de façon positive ». Quand on veut gagner un vote…
2. Le rapport du Seco (p. 17) donne notamment les données suivantes: 231 infractions ont été constatées dans l'hôtellerie et la restauration dont 201 dans le canton de Vaud ; 159 infractions dans la branche du placement de personnes et de la location de services (entreprises temporaires) dont 150 dans le canton de Vaud, 70 infractions dans l'agriculture, dont 67 dans le canton de Vaud. A l'opposé, aucune infraction, dans quelque domaine que ce soit, n'a été constatée dans le canton de Lucerne… Soit le patronat vaudois a un goût pour le non respect de la loi nettement plus prononcé que la moyenne, ce qui constituerait une vraie révolution dans ce qu'on peut appeler les « mentalités collectives » helvétiques. Soit ces données démontrent que les chiffres publiés par le Seco n'ont aucun rapport avec la réalité et que l'iceberg du dumping salarial et social a une tout autre dimension que ce qu'un rapport de commande laisse voir.
3. Selon le rapport du Seco, les contrôles les plus nombreux ont eu lieu dans le gros œuvre (628) et le second œuvre (1027). Il s'agit de secteurs qui, pour une large part encore, sont couverts par des conventions collectives de travail (CCT), certaines déclarées de force obligatoire. Et où les syndicats ont encore une certaine présence. C'est aussi là que les infractions signalées sont les plus nombreuses: 604 dans le gros œuvre et 302 dans le second œuvre. Par contre, il n'y a eu que 25 contrôles dans le commerce (1 infraction), 239 dans l'hôtellerie restauration (97 inf.), 155 dans l'industrie manufacturière (13 inf.), 10 dans le nettoyage industriel et domestique (0 infraction !), 279 dans le travail temporaire (10 inf.), 94 dans l'agriculture (48 inf.). Autant de secteurs où la protection d'une CCT est souvent faible, voire inexistante, où la précarité peut être extrêmement forte (travail temporaire, nettoyage, agriculture, commerce, restauration…) et où la présence syndicale est souvent dérisoire. Cela confirme que la présentation en grande pompe du rapport du Seco sert davantage à cacher la réalité qu'à mettre en évidence ce que vivent les salarié·e·s.
4. Le rapport du Seco indique notamment (pp. 17-18) que le contrôle des chantiers de la région de Berne a signalé 41 cas suspects en cours d'investigation et donc non comptabilisés dans le rapport. Il y a 20 infractions sur ces 41 cas. Les proportions cités par Hans Baumann pour Bâle et Zurich sont confirmées.
Pas d'abus, parce qu'indéfinissable
Le rapport du Seco présente un cas de sous-enchère salariale signalé à la commission tripartite du canton de Neuchâtel. Ce cas « concernait une entreprise de l'industrie textile qui versait des salaires particulièrement bas. La commission en est arrivée à la conclusion qu'il n'y avait pas de sous-enchère salariale abusive et répétée étant donné qu'aucun élément ne permettait d'établir que l'introduction de la libre circulation des personnes avait conduit à une baisse des salaires et parce qu'il n'était pas possible d'établir le salaire usuel dans la branche. » (p. 20)
La mascarade des mesures d'accompagnement et de leur contrôle est dévoilée avec ce seul exemple: les conditions à réunir pour constater une infraction aux mesures d'accompagnement sont telles que le constat d'infraction est pratiquement impossible à établir, particulièrement dans les branches – de plus en plus nombreuses – où n'existent pas de solides CCT. Et c'est sur cette base que le conseil fédéral – soutenu par l'USS – déclare que les mesures d'accompagnement fonctionnent… puisqu'il n'y a que très peu d'abus constatés.
« Situation intenable… »
« S'il n'y a pas d'accord jusqu'en juin dans le bâtiment, ce sera une situation intenable pour Unia. Les CCT sont le pilier sur lequel reposent les mesures d'accompagnement. Sans CCT, ce sera le vide. Tout risque de s'écrouler »: l'alarmiste – ne serait-il pas en train de jeter de l'huile sur le feu xénophobe ? – est le coprésident d'Unia, Vasco Pedrina (Evénement syndical, 6 avril 2005).
Le patronat de la construction a en effet présenté, en janvier, un vrai programme de liquidation du CCT de la construction (cf. La brèche N° 10). Ils sont déterminés. Ils ont constitué un fonds de lutte pour affronter le syndicat (SonntagsZeitung, 27 mars 2005). Les grandes boîtes, souvent présentées par les dirigeants d'Unia comme « plus raisonnables », soutiennent ouvertement cette offensive: « Je crois que la proposition de la Société suisse des entrepreneurs (SSE) est raisonnable », déclare ainsi le patron de Zschokke, Christian Bubb (Le Temps, 27 mars 2005).
Les entrepreneurs défendent les mesures d'accompagnement ? Evidemment, ils savent, d'expérience quotidienne, qu'elles sont inoffensives. Raison de plus pour les « vendre » comme efficaces, grâce au Seco et à l'USS.
Celles et ceux qui sont attachés à la défense des droits des salarié·e·s font les comptes avec cette réalité. Mais on ne peut interdire à quiconque de croire que les vrais comptes sont ceux d'apothicaires qu'ils font dans le petit bocal de la gauche.
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