«Libre circulation»
 
 


A Saint-Nazaire, treize Polonais pestiférés

Nicolas de la Casinière *

En grève de la faim faute de salaires, les ouvriers des chantiers navals sont ballottés par les autorités françaises et polonaises, chacune refusant de traiter le dossier.

Le sort de la quinzaine d'ouvriers polonais coincés sans salaire à Saint-Nazaire (voir l'article précédent) va d'atermoiements en confusions, ballotté entre hésitations françaises et faux-fuyants polonais. En attendant un dénouement, les électriciens polonais poursuivent leur grève de la faim sur le parvis de la mairie de Saint-Nazaire, à une encablure du chantier naval.

Tout a commencé il y a deux semaines, lorsque des ouvriers polonais affamés et sans ressources se sont enchaînés à la porte 4 des Chantiers navals de l'Atlantique pour protester contre le non-versement de leur salaire. En cause : leur employeur, l'entreprise polonaise Kliper basée à Szczecin, qui travaillait sur la construction du paquebot MSC Musica pour le compte d'un autre sous-traitant français, la société Gestal.

Visite du consul

Samedi, les ouvriers grévistes ont fini par recevoir la visite de leur consul général en France, Jaroslaw Horak. Ce dernier assure alors que le problème doit se régler d'abord en France, avec des poursuites judiciaires du parquet de Saint-Nazaire contre la société polonaise défaillante. Mais le sous-préfet de Saint-Nazaire est alors d'un tout autre avis. Il souhaite exporter l'imbroglio en Pologne, sans y mêler les autorités françaises, seulement compétentes pour veiller au respect des conditions de travail, heures supplémentaires et tarifs horaires minimums. Pour les autorités françaises, un litige sur le versement des salaires relève du seul droit social polonais.

Le hic, c'est que derrière cette affaire de salaires impayés se cache aussi une infraction au code du travail français. En allant reluquer les papiers de la société polonaise Kliper le 21 juillet, les inspecteurs du travail ont relevé des infractions. Lors de ce contrôle, «l'Inspection du travail a constaté des irrégularités dans la tenue des registres, le décompte des horaires et le versement des salaires. Des investigations complémentaires, portant sur un éventuel délit de marchandage commis par le donneur d'ordres, ont été menées les 28 et 29 juillet», note vendredi un communiqué du ministère délégué à l'Emploi. Devant un tel tableau, Gérard Larcher, le ministre délégué au Travail, a bien été obligé de se déclarer très attentif au sort des ouvriers impayés. Sans prendre pour autant un engagement sur une sortie de crise.

Faillite

Nouveau rebondissement samedi soir. Les ouvriers sont avertis que leur employeur aurait déposé son bilan à Szczecin. Or, si la nouvelle se confirmait, cela renverrait éventuellement à un règlement français. «Cette liquidation judiciaire pourrait réveiller un espoir pour une solution en France, le donneur d'ordres (la société française Gestal, ndlr) se substituant au prestataire sous-traitant en faillite pour payer les sommes dues», veut croire le consul de Pologne. Mais il ajoute aussitôt : «Cette solution risque de ne pas être rapide, compte tenu des procédures judiciaires en cours.» Au ministère, un conseiller juridique tempère l'éventualité de ce paiement en direct : «C'est une faculté, pas une obligation pour le donneur d'ordres.»

Etendus sur les marches de la mairie de Saint-Nazaire, les treize Polonais délaissés sont en grève de la faim depuis jeudi soir. «On ne repart pas sans nos salaires (ils demandent 30 000 euros, ndlr). S'il faut finir à l'hôpital, on le fera», dit Robert, le seul à parler français. Hier, un des ouvriers pris d'un malaise devait être transporté à l'hôpital. La détermination des grévistes est d'autant plus forte qu'ils ont été prévenus qu'à leur retour en Pologne l'employeur voulait les poursuivre en justice pour les rendre responsables de la rupture du contrat de sous-traitance pour l'électricité du paquebot MSC Musica.

Deux précédents

Pour l'instant, la direction du chantier naval se garde d'intervenir dans le débat, arguant d'un conflit interne à deux entreprises en relation contractuelle. La CGT rappelle que les procédures lancées à Saint-Nazaire en 2003 contre deux sous-traitants défaillants, dont les métallos roumains et grecs avaient fait les frais, n'ont trouvé aucune issue judiciaire : «Deux ans après leur départ, les droits et les salaires de ces salariés ne sont toujours pas réglés.» Et le syndicat de dénoncer le double discours du ministre délégué du Travail qui «veut bien évoquer la responsabilité des donneurs d'ordres [dans le cadre d'un projet de décret, lire ci-contre], mais ses services refusent de s'engager sur le problème concret vécu aux Chantiers de l'Atlantique».

 

Vers une sous-traitance mieux cadrÉe ?

Sur le papier, la sous-traitance devrait être mieux gardée. Mais, encore examiné au Conseil d'Etat, le décret qui implique le donneur d'ordres n'est pas publié.

Présidée par Gérard Larcher, ministre délégué au Travail, la Commission nationale de lutte contre le travail illégal avait approuvé le 3 mai un projet de décret qui imposerait aux donneurs d'ordres de s'assurer que leurs sous-traitants respectent bien les obligations légales, sous peine de se voir condamnés à la solidarité financière. En cas d'infraction, ils seront passibles de trois ans de prison maximum. Par ailleurs, le ministre a demandé aux partenaires sociaux des propositions pour moraliser la sous-traitance «confiée aux prestataires de services étrangers», notamment par des codes de bonne conduite.

Depuis plusieurs années, les Chantiers de l'Atlantique ont adopté un tel code qui ne garantit rien hormis l'éviction rarissime d'entreprises épinglées pour «mauvaise conduite» lors de conflits trop médiatiques.

* Publié dans Libération du lundi 2 août 2005.