Un « pavillon de complaisance » en Europe
Le projet de directive Bolkestein
Jean-Jacques Chavigné
Dans le cadre du débat sur les mesures d’accompagnement, cet article, écrit par un membre de la gauche du Parti socialiste français, qui se prononce pour un non à la Constitution européenne, nous montre un des véritables usages de l’Union européenne. Il met en lumière les institutions que les directives de l’UE créent et qui auront leur impact direct en Suisse. Ces dernières vont bousculer si ce n’est balayer les mesures d’accompagnement au rabais. Réd.
Les partisans du « oui » au projet de Constitution européenne mettent en valeur les quelques concessions, sans aucune portée juridique (intégration des droits sociaux à la Charte des droits fondamentaux, emploi de l’expression « économie sociale de marché » ou de celle de Services d’Intérêt Economique Général ...), accordées aux opinions publiques pour faire passer la pilule de la Constitution.
Pendant ce temps, la Commission européenne continue son travail de démolition de nos acquis sociaux.
Elle a ainsi repris à son compte le projet de directive au titre anodin « directive relative au marché intérieur » établi par le Commissaire européen Frits Bolkestein, chargé du « marché intérieur », en place comme l’ensemble de la Commission jusqu’au 31 octobre 2004.
Cette directive qui vise à instaurer un véritable « pavillon de complaisance » dans l’Union européenne constitue une attaque majeure contre les acquis sociaux des salariés européens.
L’objectif de cette directive
La directive n’a pas pour objet d’harmoniser les législations des Etats-membres mais de les niveler vers le bas. Son objet est de libérer l’Europe des « entraves administratives et autres qui empêchent l’achèvement du marché intérieur ». Elle vise plus particulièrement la libre circulation des travailleurs et des services aux consommateurs et aux entreprises. La directive se veut destinée à combattre d’éventuelles exigences discriminatoires qui auraient été formulées à la seule fin de protéger un marché national. Elle impose, dans les faits, une étroite limitation à la capacité des Etats de continuer à réguler le marché des services dans l’intérêt des consommateurs et des salariés. Ainsi, l’article 16-3, point h, interdit « toute exigence affectant l’utilisation d’équipements qui font partie intégrante de la prestation de son service ». Cela signifie, par exemple, qu’une convention collective conclue dans le secteur de la construction du pays destinataire du service et qui prévoirait que seul un certain type d’échafaudage sera utilisé dans certains chantiers pour garantir un niveau élevé de sécurité serait contraire à la directive. Autre exemple: des exigences concernant les équipements à utiliser pour un chantier de désamiantage pourraient être remises en cause dès lors que les exigences du pays d’origine sont différentes.
Quels sont les services concernés ?
La directive s’appliquerait à tous les services fournis aux entreprises et aux consommateurs à l’exception des services des secteurs des transports, des télécommunications et des services financiers qui ont déjà fait l’objet de directives de libéralisation.
Cela va donc du conseil en management à l’entreprise de sécurité, en passant par le nettoyage, la publicité, le recrutement, l’intérim, la location de voitures, les agences de tourisme, le conseil juridique, fiscal, les agences immobilières, le gardiennage, la gestion des données de base, la construction, les métiers artisanaux (plombiers, peintres...), les professions réglementées (architectes, géomètre, experts comptables...). La directive concerne également « les services liés à la santé, les services à domicile comme le soutien aux personne âgés » aussi bien que la culture...
Les services publics sont-ils concernés ?
Théoriquement non.
Mais la définition très large des services concernés par la Commission combinée à une définition très étroite des Services d’Intérêt Economique Général (SIEG) fait qu’en pratique presque tous les services publics sont concernés.
Pour la Commission, en effet, toute prestation (hors travail salarié entre employeur et employé) qui fait l’objet d’une contrepartie économique est un service.
La Commission limite sa définition des services non économiques aux services rendus par l’Etat « sans contrepartie économique » dans le cadre de ses missions sociale, culturelle et judiciaire. Dans les faits, à part la police, la justice (pas les avocats...) ou l’armée, aucun service public n’est gratuit: on paie son train, ses timbres, l’inscription en fac, une partie de l’enseignement est privé et l’enseignement est donc payant, une partie des frais hospitaliers sont à la charge du patient...
Il est plus facile de comprendre, dans la perspective de cette directive, pourquoi la Commission ne se pressait surtout pas pour élaborer une directive-cadre sur les SIEG.
Les systèmes de santé sont menacés
Avec l’adoption de cette directive, il ne serait plus possible d’imposer à un prestataire de services de santé des tarifs d’honoraires mis en place pour éviter une concurrence anarchique et de les lier à un remboursement. Il ne serait plus possible d’imposer à ce même prestataires des normes d’équipement ou des normes d’encadrement (tant d’infirmières pour tant de lits...).
Il ne serait plus possible d’imposer aux officines pharmaceutiques venant d’un autre pays de l’Union des normes d’implantation en fonction de la population ou d’une distance géographique minimum entre prestataires. Le même phénomène que pour les médecins se produirait alors: une concentration des officines dans certaines régions et le centre des grandes villes, le désert dans les petites villes et les zones rurales.
Pour couronner le tout, le prestataire de soins s’installant dans un pays tiers ne sera plus obligé de respecter le système de Sécurité sociale du pays hôte. Pour la directive Bolkestein, en effet, le respect des systèmes nationaux de Sécurité sociale serait contradictoire avec la libre circulation des services dans l’Union...
Cette directive complèterait parfaitement la réforme Douste-Blazy pour remettre en cause toute politique de santé publique en France.
Le détachement de salariés
La possibilité est offerte à des entreprises de services de détacher des salariés dans un pays de l’Union pour y travailler temporairement.
Mais le travailleur ainsi détaché doit bénéficier du « noyau dur de règles minimales impératives concernant les conditions de travail » et notamment, précise la Commission, les salaires minima et la durée maximale de travail. Quant au contrôle du respect de ces règles sociales, il reste du domaine de l’Inspection du travail du pays destinataire.
A priori, donc, ces mesures semblent pouvoir faire obstacle au « dumping social », le nivellement vers le bas des salaires et des conditions de travail. En réalité, il n’en est rien, pour plusieurs raisons.
D’abord parce que les salariés détachés ne seront concernés que par les règles de salaires minimum et de durée du travail maximale. Les autres règles du droit social ne s’appliqueront pas à ces travailleurs, qu’elles soient issues de la loi ou des conventions collectives.
Ensuite, parce que la Sécurité sociale est régie par « la règle du pays d’origine ». Ce qui signifie qu’un salarié polonais ou lituanien détaché en France devra bien percevoir le salaire minimum net français mais que les cotisations sociales seront calculées selon les normes polonaises. Le salaire du travailleur polonais ou lituanien sera alors 30 ou 40 % moins cher que le salaire d’un salarié français. Or, la directive considère que les agences d’intérim sont des services. Une société d’intérim polonaise ou lituanienne pourra donc fournir aux entreprises françaises autant de salariés polonais ou lituaniens qu’elles en voudront à 30 ou 40 % moins cher qu’un salarié français. Les entreprises d’intérim, françaises ou allemandes, auront intérêt à installer leur siège social dans les pays où les cotisations sociales sont les plus faibles.
Enfin parce que c’est le pays d’origine qui est supposé vérifier la situation des salariés détachés qui ne feront l’objet d’aucune déclaration dans le pays destinataire. Sous prétexte « d’éviter la paperasse », la directive aura atteint son but réel: le contrôle de l’Inspection du travail du pays destinataire sera devenu impossible. Cette absence de contrôle sera un boulevard ouvert à toutes les mafias.
Cette directive est rédigée après l’arrivée de 10 pays du centre et de l’est de l’Europe dont les acquis sociaux sont beaucoup moins élevés que ceux des salariés de l’Europe des 15. Il est facile de comprendre, au vu de cette directive, pourquoi les dirigeants européens se sont empressés d’élargir l’UE avant toute harmonisation sociale par le haut: ils comptent sur les délocalisations industrielles et sur la directive Bolkestein pour harmoniser vers le bas toutes les législations sociales européennes.
Le principe du pays d’origine
Pour faciliter la circulation des services, la directive veut interdire tout obstacle administratif à l’établissement des prestataires de services. Un prestataire de services est soumis uniquement à la loi de son pays d’origine et ne doit donc plus se conformer à des règlements et des exigences administratives nationaux divergents.
Les destinataires ont le droit d’utiliser des services d’autres Etats membres sans en être empêchés par des mesures restrictives de la part de leur pays (autorités publiques ou opérateurs privés).
On ne pourrait ainsi exiger d’une société prestataire de services qu’elle ait un siège social dans le pays où elle exerce, ni même une adresse ou un représentant, ni de se soumettre aux règles applicables au même service dans le pays (être inscrit dans un ordre, posséder un accès à la profession...).
La directive incite légalement à la délocalisation des sociétés de service vers les Etats-membres où les exigences sociales, fiscales et environnementales sont les plus faibles.
La commission a le soutien des chefs d’Etat et de gouvernement de l’UE comme de la Cour de Justice
Lors du sommet européen des 25 et 26 mars 2004, les chefs d’Etat et de gouvernement ont confirmé leur volonté de voir cette directive aboutir dès 2005 et affirmé: « l’examen du projet de directive sur les services doit être une priorité absolue ».
La Commission est soutenue dans sa démarche par la jurisprudence de la Cour de justice qui a, avec constance, privilégié la liberté d’établissement sur les réglementations nationales.
Mobiliser d’urgence
Certains socialistes n’hésitent pas, encore, à présenter l’Union européenne comme un « bouclier » face à la mondialisation libérale. La directive Bokelstein qui va bien au-delà des exigences de l’AGCS devrait leur ouvrir les yeux: l’Union européenne est à l’avant-garde de la mondialisation libérale !
La Confédération Européenne des Syndicats, malgré sa légendaire prudence, a clairement pris position contre cette directive. Elle n’a, quand même, pas été jusqu’à appeler à une mobilisation européenne...
Le Parti socialiste belge a appelé avec les organisations syndicales belges et les altermondialistes à manifester à Bruxelles le 5 juin dernier contre ce projet de directive.
110 bourgmestres socialistes belges ont pris position contre ce même projet de directive.
Alors pourquoi ce silence assourdissant du Parti socialiste européen et du Parti socialiste français ? Parce qu’attirer l’attention sur ce projet de directive risquerait d’attirer l’attention sur la vraie nature de l’Union européenne et de son projet de Constitution ?
Il est pourtant urgent aujourd’hui d’informer et de mobiliser massivement contre cette directive. (Septembre 2004)
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