IIe pilier
 
 

La grande duperie du «legal quote»

Romolo Molo

Nous reproduisons ci-dessous un article paru dans la rubrique « Opinions » du quotidien Le Temps en date du 4 février 2010. Ce texte met en lumière une question d’importance qui n’est que très rarement abordé dans les diverses contributions argumentant contre la baisse du taux de conversion, proposition qui sera soumise au vote le 7 mars prochain. (Réd.)

Il est parfois affirmé que le bénéfice des assureurs serait «limité… à 10%» (c’est ce qu’on pourrait comprendre de l’article intitulé « Les assureurs ne profitent pas de la baisse du taux de conversion »). Il n’est pas certain que tous les lecteurs connaissent la portée des règles sur la «legal quote». Pourquoi cette norme a-t-elle été introduite?

1. De 1985 à 2004, les institutions de prévoyance gérant leurs propres capitaux, c’est-à-dire les institutions autonomes et semi-autonomes, ont réalisé et réparti des excédents nettement plus élevés que les institutions collectives des compagnies d’assurances (conclusions de la Commission de gestion du Conseil national du 22 juin 2004).

De plus, ces excédents plus faibles ont été répartis de manière opaque et, en partie, reversés aux employeurs sous forme de ristournes, ce qui est illégal. Enfin, après avoir subi des pertes au début des années 2000, les compagnies d’assurances ont imposé une diminution du taux d’intérêt minimal de la LPP et exigé de fortes augmentations de cotisations, qui ont entre autres pénalisé nombre de petits entrepreneurs.

2. Pour tenter de mettre un frein à ces abus, le parlement a adopté une règle sur la quote-part minimale («legal quote»), selon laquelle les assurés doivent bénéficier au moins de 90% des excédents réalisés par les assureurs privés.

Le Conseil fédéral, par voie d’ordonnance, a transformé cette règle en un cadeau pour les assureurs: en simplifiant, ils peuvent conserver jusqu’à 10% des primes de risque et de frais, augmentées du produit des capitaux. Cette garantie d’un bénéfice net de 10% de la recette brute, tous frais déduits, est unique en Europe, même dans le domaine des assurances privées!

Il est choquant que des assureurs privés puissent s’enrichir sur le dos des assurés dans le cadre d’une assurance sociale obligatoire comme la LPP.

Dans la définition du Conseil fédéral, même les commissions versées aux agents d’assurances ou les dépenses de publicité sont comptabilisées comme «dépenses en faveur des assurés»!

3. Un exemple illustre ce procédé, à la limite de la tromperie: si la concurrence accrue entre assureurs induit une augmentation des rémunérations versées aux agents de l’assureur ou des indemnités versées par celui-ci à des courtiers, la quote-part de distribution sera considérée comme plus élevée au sens des dispositions édictées par le Conseil fédéral (toutes les autres dépenses ainsi que les produits, l’attribution aux provisions et la part d’excédents en faveur des preneurs d’assurance étant par hypothèse inchangés), sans aucun bénéfice supplémentaire pour les assurés!

4. De plus, les frais administratifs des assureurs, sans compter les frais de gestion du capital, s’élèvent à plus de 450 francs par assuré et par année, alors que les mêmes frais, pour une institution de prévoyance comme celle de la restauration, sans but lucratif, sont de l’ordre de 60 francs par année. Il n’y a aucune raison que l’épargne forcée que constitue le 2e pilier, dans le cadre d’une assurance sociale, serve à rémunérer les fonds propres des assureurs.

5. Certains essaient de justifier cette règle étrange par l’exigence de constituer une marge de solvabilité pour l’assureur. C’est le lieu de remarquer que la constitution d’une marge de solvabilité future n’a rien à voir avec la garantie d’un quelconque bénéfice: d’abord il faut remplir les exigences en matière de solvabilité (en fixant des primes appropriées), ensuite seulement se pose la question du montant du bénéfice de l’assureur. En effet, le résultat à répartir est un résultat net, après constitution de toute réserve et provision que l’assureur estime nécessaire afin de respecter les dispositions légales, la prime étant par ailleurs fixée librement.

6. Le rôle des assureurs dans la prévoyance professionnelle est tout au plus de couvrir les risques de décès et d’invalidité, mais en aucun cas d’administrer des capitaux qui reviennent aux assurés. Or, jusqu’en 2004, il était difficile pour une entreprise de quitter l’institution de prévoyance d’un assureur, et, même aujourd’hui, il peut en résulter un désavantage financier.

C’est d’ailleurs par un calcul raisonné que les grandes institutions de prévoyance – privées et publiques – se passent des assureurs en couvrant elles-mêmes leurs propres risques.

La baisse du taux de conversion profitera aux assureurs, car ils pourront, sans augmenter leurs primes, continuer à spolier la moitié des assurés de ce pays grâce à une «legal quote» à la limite de la tromperie et dont la légalité a été questionnée par plus d’un juriste.

(4 février 2010)