Suisse
 
 

Barbey: la grève, l’«office de conciliation» et un terrain occupé par une organisation despotique du travail

Alan Stermix

A l’heure où le mouvement de grève dans l’entreprise Barbey est suspendu durant l’intervention de l’Office cantonal de conciliation (canton de Vaud), il est intéressant de suivre les développements de cette lutte, qui ne va pas sans poser bon nombre de questions (voir l’article publié sur ce site le 18 juin 2010).

On connaît la force des institutions helvétiques de «règlement pacifié» des conflits du travail. Ils constituent une énorme pression à la fin des grèves, qui sont précisément le meilleur argument des salarié·e·s à l’appui de leurs revendications. Cette question a bien sûr été discutée par les salarié·e·s de Barbey, mais la menace patronale des licenciements, l’absence d’expériences de lutte et le poids du légalisme (entretenu, chaque jour, par les organisations syndicales) ont fait pencher la balance vers la décision de suspendre la grève.

Durant cette période, plusieurs questions surgissent quant aux conditions de travail et au problème de l’organisation du travail, en lien avec l’évolution du rapport de forces après la grève. Les problèmes immédiats ayant provoqué la révolte des salarié·e·s sont les cadences de travail infernales, la flexibilité totale du temps de travail – problème doublé par la non prise en compte d’heures travaillées et le non-paiement des heures supplémentaires – et l’autoritarisme du chef de production ainsi que l’arbitraire sans rivage de la direction.

Le problème de l’organisation du travail – et plus précisément celui du temps de travail et des horaires – se pose toujours dans son acuité, du fait que cette flexibilité est une manière pour l’entreprise de s’adapter aux ordres de ses clients qui exigent en effet une totale «réactivité» chez leurs fournisseurs. C’est précisément là que réside le principal défi syndical à l’avenir, ce d’autant plus que la volonté revancharde de la direction de l’entreprise ne fait aucun doute. Alors que la grève venait d’être suspendue, la direction entamait une politique de «provocations de moyenne portée», en versant notamment le salaire de mai avec trois jours de retard, ou même, plus grave, en infligeant un avertissement à une salariée pour un motif arbitraire.

Au-delà, la pression pour l’acceptation d’horaires complètement irréguliers s’exerce quotidiennement, y compris pendant que la conciliation institutionnalisée est en cours. En effet, la période de conciliation permet, de facto, à l’entreprise de reprendre la production (et l’exploitation de la force de travail des salarié·e·s) «comme avant», avec certes quelques aménagements au niveau des «excès». Cela contribue fortement au découragement des salarié·e·s puisqu’ils sont poussés à considérer leur mobilisation comme relativement inefficace dans le court terme. Si la période de conciliation a pour effet de freiner les mouvements des travailleur·e·s, le front de la lutte des classes n’est aucunement déserté par la partie patronale qui peut ainsi reprendre unilatéralement le terrain perdu.

Au-delà du résultat des tractations qui se déroulent à l’Office de conciliation, le défi syndical dans l’entreprise demeure entier puisqu’il s’agira de s’opposer aux conséquences de la flexibilité totale de l’horaire de travail des salarié.e.s («on sait à quelle heure on commence, mais on ne sait jamais quand on pourra sortir»). La pression de l’entreprise issue du contrat de travail – qui installe un rapport de subordination entre l’employeur et les salarié·e·s – est redoublée ici par le chantage à l’emploi selon lequel une moindre flexibilité constituerait un risque pour la survie de l’entreprise, dépendante de la satisfaction des clients très exigeants (Migros, Denner, Aldi, etc).

Il ne fait aucun doute que cette pression sera utilisée par l’entreprise pour récupérer le terrain perdu lors de la grève. Si les salarié·e·s ont montré dans l’immédiat après-grève de belles capacités de résistance en refusant collectivement les horaires de travail extrêmes. Il s’agira, actuellement, de construire sur la durée un rapport de forces suffisant, cela alors que l’éloignement de la grève joue en faveur de la direction. Le reflux consécutif à l’intervention de l’Office se conjugue en effet avec le découragement de ne pas avoir de résultat immédiat, ce qui peut entraîner une perte de confiance dans l’action collective. Il est également à craindre que les éventuels départs des «meneurs» de la grève (quand bien même ils ne seraient pas licenciés, mais décideraient de partir «par eux-mêmes», comme Adilson l’a déjà fait) risquent de compliquer encore les choses. Tout cela dans un contexte d’absence de protection contre le licenciement pour les salarié.e.s les plus engagés.

Si la grève chez Barbey a bien été l’illustration de la volonté des salarié·e·s de faire face à la peur sur le lieu de travail afin d’affirmer leur dignité, ce qui a passé par le refus de l’inacceptable, reste évidemment présent le risque que la peur regagne du terrain. La direction la de suite compris et conduit une lutte de position.

Affronter la question de l’avenir dûne telle grève – dans un secteur soumis à tous les éléments d’une production flexible à flux tendu, dans la branche alimentaire – suppose de réfléchir aux moyens de remobiliser les salarié·e·s autour de l’exigence de conquérir une maîtrise sur leur temps de travail face à une direction bien décidée à avoir recours à toutes les possibilités offertes par ladite loi sur le travail en matière d’horaires irréguliers et de flexibilité.

Il apparaît donc nécessaire à la fois de relancer une pédagogie critique – qui devrait être un facteur permanent de l’éducation-propagande syndicale – des dispositions légales. Cela devrait et pourrait aboutir à une remise en question des rythmes imposés «légalement» («normalement») aux salarié·e·s dans le but de fournir les géants de la grande distribution au plus près de leurs diktats (qui semblent être émis par les «clients», alors qu’ils sont largement déterminés par la logique de la concurrence forte entre quelques grands groupes). Au même titre, la construction sur la durée d’un rapport de forces devrait permettre aux salarié·e·s organisés d’effectuer des incursions sur le terrain de l’organisation du travail. Avec toutes les difficultés que ces tâches représentent dans ce type d’entreprise lorsqu’il s’agit d’aller au-delà de l’explosion de révolte face à l’inadmissible.

(6 juillet 2010)