Filtrona
 
 

Bunzl et Filtrona : la dictature du profit

J.-F. Marquis

Ce qui arrive aujourd’hui aux salarié·e·s de Filtrona Crissier est une illustration de la dictature du profit que les entreprises, les grands groupes multinationaux en particulier, imposent partout dans le monde. Les salarié·e·s et des régions entières – comme Crissier, mais aussi comme Rovereto en Italie où Filtrona a fermé une usine début 2004 (cf. http://streik.ch/fr/filtrona/doc/041130_rovereto.php) – en font les frais.

L’empire Bunzl

En octobre 2003, Filtrona rachète Fibertec. Fibertec était une des sociétés contrôlées par le holding Baumgartner, en difficulté (cf. encadré). Filtrona est un des deux pôles de Bunzl plc, une des plus importantes sociétés britanniques, qui a été intégrée récemment à l’indice boursier FTSE 100, regroupant les 100 plus importantes sociétés cotées à la Bourse de Londres. Augmenter les profits comme les dividendes servis aux actionnaires : voilà la devise de Bunzl, qui suit ainsi, fidèlement, les sacro-saintes lois du capitalisme.

Bunzl emploie 12 000 personnes dans le monde. Ce groupe contrôle 270 unités de production dans 25 pays, répartis sur les 5 continents. Il est organisé autour de deux pôles. Le premier s’appelle « Outsourcing services » : il regroupe une large palette d’activités liées au secteur de l’alimentation et de l’hôtellerie, notamment la production de couverts et de procédés d’emballage jetables, dont la consommation ne cesse de croître. Le second est Filtrona (cf. ci-dessous).

L’empire Bunzl a réalisé en 2003 un chiffre d’affaires de près de 6 milliards de fr. Son bénéfice opérationnel s’est monté en 2003 à 471 millions de fr. Cela représente une augmentation de 10 % à taux de change constant. Durant les 6 premiers mois de 2004, ce bénéfice a une nouvelle fois augmenté de 11 %.

Patrons et actionnaires servis !

Bunzl est donc un groupe très florissant. Bunzl n’a cessé, en 10 ans, d’augmenter la rentabilité de ses capitaux. En 1994, le « retour sur capital » – les bénéfices en proportion des capitaux de la société – s’élevait à 23,8 %. En 2003, il était de 43 %, un chiffre incroyablement élevé.

Ces résultats sont obtenus par ce que les analystes financiers appellent une « gestion serrée ». En clair, par une mise sous pression sans cesse renforcée des salarié·e·s et la liquidation de tout ce qui est un peu moins rentable (on ne parle même pas de perte !).

Les actionnaires et les patrons du groupe sont ceux qui engrangent les avantages de cette politique impitoyable. En 2003, les actionnaires du groupe ont encaissé 119 millions de fr. de dividendes, soit une augmentation de 8 % par rapport à l’année précédente (à comparer avec les augmentations de salaires !). Quant aux trois grands patrons de Bunzl, leur rémunération en 2003 s’est élevée à 7,125 millions de fr., sans tenir compte des généreux plans de stocks-options (droit d’acheter des actions de l’entreprise à un prix préférentiel) dont ils bénéficient !

Le monopole Filtrona

Filtrona ne réalise que 17 % du chiffre d’affaires de Bunzl. Par contre, Filtrona a contribué à hauteur de 27 % au bénéfice de Bunzl. En clair, Filtrona est le secteur le plus rentable de Bunzl : la marge bénéficiaire y est de 12,4 %, contre 7,7 % dans le secteur « Outsourcing Services ».

Les activités de Filtrona sont divisées en deux pôles : les filtres pour cigarettes d’une part, des tampons divers en fibre (pour stylos, vaporisateurs, etc.), d’autre part.

Au moment de son rachat par Filtrona à l’automne 2003, Fibertec Crissier avait une production dans ces deux secteurs. Filtrona a depuis lors transféré la production de tampons en fibre (stylos, etc.) dans sa succursale en Allemagne. Des machines y ont été déplacées. Mais leur utilisation semble poser de gros problèmes : les machines sans le savoir-faire des ouvriers ne sont pas grand-chose.

Filtrona Crissier n’est désormais actif que dans le secteur des filtres à cigarettes. Pour comprendre la place de Filtrona sur ce marché, il faut avoir en tête les données suivantes. Actuellement, 96 % des filtres de cigarettes dans le monde sont produits directement par les cigarettiers. Les 4 % restant sont avant tout des filtres spéciaux, produits par des sociétés indépendantes. Ils ont une valeur ajoutée supérieure aux filtres normaux. Compte tenu de l’ampleur du marché de la cigarette, ces 4 % représentent encore un volume considérable, et qui a plutôt tendance à croître, compte tenu de l’évolution des goûts et du renforcement des normes de protection de la santé. Jusqu’en 2003, Filtrona contrôlait 90 % de ce marché des filtres spéciaux et Baumgartner Fibertec 9 % (1 % restant à de petites sociétés).

En rachetant Fibertec, Filtrona a donc acquis une position de monopole dans ce segment des filtres spéciaux. En même temps, Filtrona a mis la main sur une technologie développée par le personnel de Fibertec, qui était leur spécialité jusqu’alors. Il s’agit en particulier des machines cavitec, qui assurent le remplissage de filtres à cavité avec du charbon actif, avec une qualité de remplissage et une vitesse de production inégalée pour l’heure.

Le rachat de Fibertec: une bonne affaire

En d’autres termes, Filtrona a fait une excellente affaire avec le rachat de Fibertec et la direction de Bunzl ne manque pas de s’en vanter dans son rapport annuel 2003 : « L’acquisition de Fibertec du groupe Baumgartner a eu lieu en octobre [2003] et cela aura durant l’année 2004 un impact positif sur nos affaires dans le domaine des filtres à cigarettes comme des produits en fibre ; nous capitaliserons sur les clients supplémentaires, les volumes de production et les technologies complémentaires découlant de ce pas stratégique » (Bunzl, Financial Statement 2003, p. 15).

Durant le 1er semestre 2004, les bénéfices à taux de change constant de Filtrona ont effectivement augmenté une nouvelle fois de 11 % et la direction du groupe note que « les filtres spéciaux ont poursuivi leur croissance dans toutes les régions » du monde (Bunzl, Interim report 2004, p. 3).

En clair, les travailleuses et les travailleurs de Filtrona Crissier contribuent largement, par leur travail et leur savoir faire, aux bénéfices d’une puissante multinationale. Qui, en « récompense », les traite comme des kleenex.

M-Magazine, numéro 20-2004

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