Quel est le rôle de l’école ?
Entretien avec Roland Pfefferkorn *
Cet entretien a été recuelli dans le cadre du «Forum militan»t organisé à l’Université de Genève et
consacré à «L’école au XXIe siècle» avec la collaboration du cercle étudiant alapage2. Il a été publié dans le numéro 9, 5 juin 2009, de Services publics, l’organe romand du syndicat suisse des services publics (SSP).
Dans l’un de vos derniers ouvrages, vous revenez sur la montée des inégalités sociales au cours des vingt-cinq dernières années et vous proposez d’analyser ces inégalités en utilisant le concept de «rapport social». Vous mettez aussi cette expression au pluriel et vous parlez alors de «rapports sociaux». Pouvez-vous expliquer ce concept et dire en quoi il fournit une grille d’analyse pertinente de la réalité socio-économique actuelle ?
Le rapport social est une tension qui traverse le champ social et qui érige certains phénomènes sociaux en enjeux autour desquels se constituent des groupes sociaux aux intérêts antagoniques. Par exemple le travail et ses divisions ou le partage des richesses produites sont des enjeux centraux autour desquels des groupes sociaux se sont constitués, notamment les classes sociales ou les classes de sexe. Ces groupes sociaux sont en tension permanente autour de ces enjeux. L’articulation d’un rapport social avec d’autres rapports sociaux au sein de la totalité sociale est par ailleurs en même temps source potentielle de contradictions supplémentaires entre ces derniers. De ce point de vue la réalité sociale peut être envisagée comme l’unité résultant de l’organisation de l'ensemble des rapports sociaux, unité n’excluant nullement les contradictions entre eux et n’impliquant donc nulle clôture de cette réalité sur elle-même.
Quel est l’intérêt d’une conceptualisation en termes de rapport social ?
Le concept de rapport social comme paradigme de l’intelligibilité de la réalité sociale permet d’éviter la plupart des apories (des impasses) communes aux modèles épistémologiques les plus courants dans le domaine des sciences sociales. Je pense notamment à l’opposition stérile entre individualisme méthodologique et holisme. Tout rapport social est, par nature, source à la fois de cohésion et de conflit. Il unit (ou lie) les sujets sociaux qu’il médiatise, il constitue un des éléments à partir desquels se constitue l’architecture de la société globale. Mais, inversement, selon des formes et des contenus à chaque fois spécifiques, tout rapport social est, au moins potentiellement, source de tensions et de conflits entre ses acteurs ou agents, individuels ou collectifs.
Dans une telle perspective l’analyse ne s’arrête donc pas aux individus…
Exactement. L’élément social, la réalité dernière à laquelle l’analyse doit s’arrêter, ce n’est pas l’individu (ou les individus) pris isolément, mais précisément le rapport social (ou les rapports sociaux). Un individu seul est toujours une abstraction mentale. C’est en ce sens que Marx a pu dire que dans sa réalité effective l’essence humaine ne réside pas dans l’individu isolé, mais dans l’ensemble des rapports sociaux. Les individus doivent se concevoir comme les agents/acteurs de ces rapports sociaux qui en même temps les produisent comme tels dans et par les actes mêmes par lesquels ces individus les mettent en œuvre, en accomplissent les injonctions, dispositions, sollicitations et potentialités. L’analyse doit porter par ailleurs sur le processus de totalisation, toujours inachevé et contradictoire, de rapports sociaux, partiellement cohérents et partiellement incohérents – ce qui n’exclut pas l’existence d’«effets de totalité», c’est-à-dire des rétroactions de cette unité inachevée et contradictoire sur les rapports et processus partiels qui lui donnent naissance. Le social n’est donc pensable ni comme simple addition d’individus, ni comme substance surplombant ces derniers. Il opère comme une réalité à la fois produite et reproduite à travers les interactions multiples entre individus et groupements. C’est pourquoi l’absence de l’entrée «rapport social» ou «rapports sociaux» dans de nombreux dictionnaires de sociologie ou de sciences sociales ne manque pas de surprendre.
Venons en maintenant aux inégalités de scolarisation. Certains auteurs ont analysé l’école comme un lieu de reproduction des inégalités. Quels sont les mécanismes de cette reproduction ?
On sait en effet depuis les premiers travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (Les héritiers, La reproduction) que l’école n’est pas seulement un lieu de transmission des savoirs, mais aussi un centre de tri, c’est-à-dire un lieu de reproduction des inégalités et un champ de force où les dominés sont voués au déclassement social. Les inégalités de situation des parents dans la division sociale du travail engendrent en effet tendanciellement chez leurs enfants des dispositions et des capacités diverses face à la formation scolaire qui se traduiront par des résultats scolaires inégaux, débouchant sur des qualifications professionnelles inégales et des insertions inégales dans la division sociale du travail.
On parle pourtant souvent d’un processus de «démocratisation» du système de formation dans la période précédant les années 80 et le tournant néolibéral. En quoi a consisté ce processus ?
Dans le cas de la France le développement important de la scolarisation depuis les années 1960 qui s’est traduit par une augmentation significative de l’âge moyen de scolarisation, n’a en rien réduit les écarts sociaux à l’école et ce à tous les niveaux. Pour l’essentiel les inégalités face à l’école se sont déplacées et ont pris des formes inédites principalement à travers la hiérarchisation des sections et des filières formelles et informelles. Mais il ne faut pas oublier pour autant que ce sont les inégalités au sein des rapports de production qui continuent à jouer un rôle central dans la production des inégalités sociales. Ces inégalités renvoient précisément à l’exploitation qui est au cœur de ces rapports. On pourrait cependant montrer que les inégalités face à l’école rétroagissent sur les inégalités au sein des rapports de production en tendant en outre à les aggraver. Les inégalités face à l’école assurent en effet la reproduction et la légitimation de ces rapports, y compris en permettant à certains membres des catégories défavorisées de s’élever socialement. Cela explique largement pourquoi l’immobilité sociale, tendance lourde au sein de notre société a plutôt tendance ces dernières années à s’accroître, ce qui signifie que la structure de classe non seulement est toujours présente, mais qu’elle a tendance à se durcir, et cela malgré l’augmentation généralisée du niveau des études et la tendance à l’allongement de la jeunesse.
Les jeunes sont particulièrement touchés par la montée des inégalités et la précarité. En même temps, ils fréquentent un système scolaire qui a été et est la cible d’importants changements. Comment comprendre les mutations actuelles des systèmes de formation, au-delà des spécificités des différents pays et régions, et comment interagissent-elles avec l’évolution des inégalités dans la société ?
L’hérédité sociale pèse désormais à nouveau davantage que dans les années 1970. Les jeunes générations issues des catégories populaires ou moyennes se retrouvent fréquemment aujourd’hui, vers l’âge de trente ans, malgré un niveau et des titres scolaires plus élevés pour certains, dans une situation socio-économique plus défavorable que celle de leurs parents. Les raisons de ce renversement sont multiples, on peut en évoquer au moins de trois types : le très fort ralentissement de la mobilité structurelle depuis deux décennies ; la montée du chômage, de la précarité et plus largement des inégalités sociales ; et le moindre rendement social des titres scolaires depuis une vingtaine d’années, phénomène qui semble aller en s’accroissant. Grâce au suivi des jeunes sortis du système éducatif on peut mettre en évidence de manière indiscutable que c’est toujours l'origine sociale qui joue un rôle décisif dans l’accès à l’emploi des jeunes. Cet effet est la résultante de la trajectoire scolaire très typée selon l’origine sociale. Mais la différenciation selon les sexes est importante aussi. Les jeunes femmes récemment sorties de formation initiale n'ont pas encore rattrapé leurs pairs masculins. Leur retard d'activité s'accentue chez les moins diplômées. Les jeunes femmes rejetées précocement du système de formation initiale sont aussi les premières exclues de l'activité professionnelle officielle. Ici le sexe joue un rôle plus important que l'origine sociale. Par contre lorsqu'on considère la proportion d'individus en emploi parmi les actifs c'est le contraire. Si cette proportion baisse avec le niveau de formation des individus, des écarts se creusent selon leur origine sociale, c’est-à-dire qu’à niveau de formation comparable, les jeunes issus des milieux sociaux les plus favorisés sont plus nombreux à être en emploi. Une inversion de tendance est largement entamée depuis deux décennies.
Quels sont les autres éléments qui contribuent à la hiérarchisation des filières et à l’absence de démocratisation de l’école ?
On peut certainement ajouter à la diminution de la valeur sociale des diplômes les effets des stratégies scolaires mises en œuvre par les familles disposant de l’information ad hoc et qui savent utiliser au mieux un «marché scolaire» formellement égalitaire, mais de facto fortement hiérarchisé. Par exemple, le premier cycle de l’enseignement secondaire, le «collège unique», abrite des établissements, et, au sein des établissements des divisions socialement et scolairement fortement polarisées, suivant les langues vivantes ou anciennes choisies ou selon les options suivies. Le même phénomène s’observe déjà auparavant dans le cursus scolaire dans le primaire et plus tard dans le second cycle, dans l’enseignement public et dans l’enseignement privé, le recours à ce dernier permettant en dernier lieu d’échapper à la carte scolaire quand elle n’a pas été supprimée, assouplie ou contournée. L’essentiel des travaux de sociologie de l’école étaient pendant longtemps consacrés à l’enseignement général, voire aux humanités. Pourtant même après la «vague lycéenne», en France un tiers seulement d’une génération décroche un baccalauréat général (contre 39 % environ qui s’arrêtent à un niveau plus faible avec ou sans diplôme et 27 % qui obtiennent un baccalauréat professionnel ou technologique). L’apprentissage, l’enseignement professionnel et l’enseignement technologique rassemblent principalement des enfants des catégories populaires (ouvriers et employés). Ces ordres d’enseignement et de formation continuent à être massivement stigmatisés en France par rapport à des pays comme l’Allemagne. Les campagnes et discours officiels de réhabilitation ne suffisent pas face à la dévalorisation en termes de prestige social et aux perspectives salariales étriquées. Dans l’un des très rares ouvrages consacré aux apprentis, Gilles Moreau intitule significativement le chapitre rapportant leurs visions d’avenir : «Dépasser l’horizon du Smic»[1]. Dans de telles conditions de précarité il est difficile de construire un sentiment d’appartenance de classe. Or dans un contexte social marqué par un niveau élevé de chômage, qui rend l’accès à l’emploi problématique, l’horizon du Smic est devenu la norme temporaire d’une fraction importante de jeunes, principalement mais pas exclusivement d’origine populaire, y compris quand ils entament des études supérieures
Si je comprends bien l’augmentation des taux de scolarisation et le fait qu’une petite minorité des enfants des catégories populaires puisse faire des études longues ne signifient pas pour autant que l’école est devenue un lieu de réduction des inégalités sociales ?
En effet, le fait pour une petite minorité des enfants des catégories populaires, de pouvoir grimper les barreaux d’une «échelle sociale» grâce à la réussite scolaire, ne signifie pas que l’école permettrait de réduire les inégalités sociales. Il semble plus judicieux de considérer qu’elle permet, non seulement d’assurer la «circulation des élites», mais surtout de légitimer cette hiérarchie et cette structure sociale, d’assurer la «domination symbolique» et de construire les mythes de l’ «égalité des chances» et de la «société ouverte» alors que l’une des caractéristiques essentielles de cette société réside au contraire dans la reproduction tendancielle de ses structures inégalitaires.
Quelles pourraient être les lignes de force d’un système de formation qui soit un vecteur de lutte contre les différents types d’inégalités ?
C’est difficile en peu de mots de donner des indications exhaustives. Une première étape dans la réalisation d’une véritable égalité en matière éducative passerait par la construction de cursus communs à tous les élèves, par exemple jusqu’à 16 ou 18 ans, en d’autres termes de mettre à bas la hiérarchisation précoce des secteurs et des filières, formelles et informelles. Ensuite il faudrait veiller à gommer tout ce qui, sur le plan matériel, peut créer des obstacles à la scolarité des enfants issus de familles socialement défavorisées, en instaurant la gratuité totale de l’éducation y compris pour les repas, les transports et les fournitures scolaires. Il faut d’abord s’assurer que les besoins fondamentaux de l’enfant soient satisfaits avant que ce dernier ne se consacre à l’acquisition des savoirs scolaires. Enfin, il faudrait mettre en œuvre une organisation de l’école et des pédagogies efficaces permettant à tous d’acquérir une formation de base exigeante. Les exemples de la Finlande ou de la Corée du Sud montrent qu’une telle orientation est possible, et qu’elle permet à la fois de réduire les inégalités face à l’école et d’élever le niveau des acquis scolaires pour tous les élèves.
On entend aujourd’hui beaucoup parler, en lien avec les redéfinitions du système scolaire, de la notion d’ «égalité des chances». Que penser de cette notion ?
L’expression d’inspiration libérale «égalité des chances» tend à remplacer dans le discours public le mot «égalité». Cette expression était déjà utilisée dans les années 1960, mais elle restait alors pour l’essentiel cantonnée aux débats qui traversaient la sociologie de l’éducation, notamment à travers la question : l’école contribue-t-elle à égaliser les chances d’accès à une carrière correspondant au talent ou à la vocation de chacun, à maintenir ou à renforcer les inégalités ? Si les sociologues s’opposaient vivement sur les mécanismes générateurs de ces inégalités et sur les interprétations théoriques, ils s’accordaient néanmoins très largement sur les faits, à savoir que l’école ne diminuait pas globalement les inégalités de chances d’accès à tel ou tel destin, la reproduction sociale l’emportant très largement sur la mobilité. Cette notion d’«égalité des chances» n’équivaut ni à l’égalité des résultats ni à l’égalité de condition. En effet, l’«égalité des chances» renvoie avant tout à une fiction qui fait office de leurre, car l’égalité des chances n’existe pas dans le monde social réel, que ce soit en Suisse ou en France. Cette expression relève plutôt du mythe ou de la mystification, mais elle permet de justifier l’inégalité, bien réelle celle-là, des résultats. Faut-il rappeler que là où il y a égalité, par définition il n’y a pas besoin de chance ; et là où il y a chance, il n’y a pas égalité, mais hasard, gros lot ou lot de consolation... Le mot chance ne renvoie-t-il pas au monde de la loterie, un monde où l’on parie ? Un monde où quelques-uns gagnent... et où la plupart perdent ?
* Roland Pefefferkorn est sociologue et enseignant à l’université de Strasbourg. Il est l’auteur, entre autres, de Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classes, rapports de sexes, Paris, La Dispute, Col. «Le Genre du Monde», 2007, 420 pages. Plus récemment il a publié avec Alain Bihr, Le système des inégalités, Paris, La Découverte, Collection «Repères», 2008, 122 pages (lire sur ce site le compte-rendu de cet ouvrage, http://www.alencontre.org/livres/LivreSystIneg.html).
1. Gilles Moreau, Le monde apprenti, La Dispute, Paris, 2003, p. 231.
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