Hariolf Kottmann, patron de Clariant
La nouvelle catastrophe de Schweizerhalle et ses précédents
Peter Streckeisen *
Le grand groupe de la chimie Clariant veut arrêter une large part de la production à Muttenz (Bâle-Campagne) et aussi à Huninge. Le 11 mars, une manifestation réunissant quelque 300 salariés a eu lieu à Liestal, la capitale du demi-canton de Bâle-Campagne. Le responsable d’Unia pour la chimie en Suisse française, Roland Conus, a dénoncé «les erreurs stratégiques du groupe qui achète et vend des unités partout dans le monde sans aucune vision industrielle» (L’Evénement syndical, 24 mars 2010). Pour qui connaît la structure de la production et des ventes de Clariant (respectivement 60 % et 40 % en Europe), il est assez simple de saisir le fil rouge de la stratégie du groupe, qui, cela va de soi, obéit à ses impératifs de rentabilisation du capital. Ce genre de déclaration permet une rhétorique de dénonciation. Elle ne permet pas une mobilisation sur la durée afin de reconstruire un rapport de force qui, pour devenir effectif, doit prendre de face les thèmes du type de production de ce secteur, du développement et de la mutation des emplois, cela conjointement à l’exigence d’une prise en charge des coûts sociaux de reconversion par les groupes qui ont fait «l’histoire» de la chimie bâloise. Cet article permet aux lectrices et lecteurs de situer la suppression des emplois par Clariant dans la dynamique historique de la «chimie bâloise». (Réd.)
Le 16 février 2010, à la bourse de Zurich, le patron de Clariant, Hariolf Kottmann (entré en fonction en septembre 2008 et venant du groupe SGL Carbon, Wiesbaden), a annoncé la suppression de centaines postes de travail ; en 2009, à l’échelle du groupe, 2500 emplois avaient déjà été supprimés. En dix ans, les emplois sont passés de quelque 31'000 à quelque 16'000 ; fin 2009, Clariant déclarait 17'500 salariés dans le monde. Quatre cents places de travail seront supprimées au siège central de Schweizerhalle à Muttenz (Bâle-Campagne). Tous les secteurs du textile (colorants et autres additifs) seront délocalisés en Asie et les composants chimiques pour l’industrie du papier en Espagne. D’autres restructurations sont en cours au Brésil et en Inde. Au siège de Muttenz, moins de 100 ouvriers de production resteront sur le site.
Les partenaires les plus importants
Kottmann n’a pas choisi le lieu de sa conférence de presse au hasard. En dépit du bavardage sur «le partenariat social» et «la responsabilité de la région», les entreprises adressent leurs messages en priorité à leurs «partenaires» les plus importants du village international de la finance (actionnaires, investisseurs, banques, agences de notation). Ils savent que les autorités sont à leurs bottes et que les syndicats sont démunis. Suite aux assemblées du personnel du 18 février 2010, le syndicat Unia a certes annoncé des «mesures de lutte». Mais il avait à l’esprit de simples manifestations devant le site de production et le Grand Conseil à Liestal (capitale de Bâle-Campagne) du 11 mars 2010. A l’époque où le syndicat était encore enraciné dans la chimie bâloise, le terme de «mesures de lutte» signifiait, partiellement, autre chose.
Pour comprendre les événements actuels, il faut connaître l’histoire. Le programme de Kottmann s’applique au dernier reliquat de ce qu’était autrefois la «chimie bâloise». La réaction du syndicat rappelle le naufrage d’une tradition syndicale que l’on pourrait envier. Un quart de siècle après l’incendie catastrophique de Schweizerhalle en 1986, le lieu de ce nouveau drame devrait nous inciter à réfléchir sur le «bilan écologique» de l’industrie chimique.
Des colorants aux produits pharmaceutiques
Sauf en ce qui concerne Hoffmann-La Roche, toutes les grandes entreprises de la «chimie bâloise» sont issues de la production de colorants au XIXe siècle. Elles se sont diversifiées au cours du XXe siècle dans différents domaines: médicaments, agrobusiness, vitamines, produits semi-finis pour différentes branches de l’industrie. En dépit du fait que ces entreprises ont connu une internationalisation précoce, elles ont aussi promu la production régionale. Les sites importants étaient, outre ceux en ville de Bâle, Schweizerhalle, le Fricktal inférieur (Stein, Sisseln), la France voisine (Huningue) et l’Allemagne (Grenzach, Wehr). Après la Seconde Guerre mondiale, l’industrie chimique était une branche clef de l’expansion économique et de la modernisation du capitalisme occidental et la «chimie bâloise» s’était spécialisée dans le domaine de la chimie fine (synthèse organique de produits intermédiaires pour l’industrie pharmaceutique et agrochimique) qui assurait des marges bénéficiaires supérieures à la moyenne.
La crise conjoncturelle et structurelle du capitalisme qui s’est déclenchée dans les années 1970 n’a pas épargné cette branche. Dans les années 1990, la croissance économique était faible en comparaison avec d’autres branches, mais la croissance des dépenses de santé ayant fortement augmenté, cela a entraîné une accentuation de la réorientation de leur champ d’activités, en accord avec les attentes des investisseurs, institutionnels ou non. Lorsque Ciba-Geigy et Sandoz ont fusionné en 1996 pour créer la transnationale Novartis, ils ne voulaient pas seulement s’agrandir et gagner des parts de marché. Un autre objectif, tout aussi important, était le recentrage des activités sur le secteur le plus rentable (la pharma) et la liquidation du reste. Sandoz s’était séparé en 1994 de la chimie industrielle en la transférant à l’entreprise nouvellement créée Clariant. Ciba-Geigy a fait de même dans le cadre de la fusion, en fondant Ciba SC. De plus, en 1999, Novartis s’est séparé de l’agrobusiness en l’unifiant à la transnationale suédoise et britannique AstraZeneca au sein de la nouvelle entreprise Syngenta, qui domine aujourd’hui, ensemble avec Monsanto (Etats-Unis), le marché mondial des insecticides, des herbicides et des semences.
La fin de la chimie bâloise
Alors qu’au sein de la Champions League des favoris de la bourse les transnationales de la pharma, Roche et Novartis, jonglent aujourd’hui avec des profits gigantesques et qu’elles continuent à faire fonctionner et rénover des lieux de production dans la région de Bâle, les temps sont rudes pour les firmes du secteur de la chimie. Ciba SC n’existe plus en tant qu’entreprise autonome, les entités les plus importantes ayant été revendues au groupe Huntsman (Etats-Unis) et à BASF (Allemagne). Chez Huntsman à Bâle, la production de colorants, qui fut le fleuron de Ciba-Geigy, est menacée d’une baisse d’effectif et risque d’être délocalisée en Asie. Syngenta a arrêté la production à Schweizerhalle. BASF a annoncé en été 2009 la suppression prochaine de 530 postes en Suisse dans le cadre d’une réduction d’ensemble de 3700 emplois. Et voilà que Kottmann annonce, de fait, la fin de la production à Schweizerhalle et la fermeture de l’usine Clariant de Huningue (Alsace).
Avec ces nouvelles, le terme «chimie bâloise» appartient définitivement au passé. A côté des deux géants de la pharma (et d’une industrie biochimique relativement jeune), la région de Bâle ne connaît plus que des entreprises de produits chimiques non originaires de la Suisse. Des baisses de production ainsi que des fermetures d’entreprises sont programmées dans les secteurs de production traditionnels, dont notamment celui des colorants. L’entreprise Clariant, qui cumule les restructurations depuis des années, représente une combinaison de ces tendances. Issue d’une externalisation de Sandoz, elle s’est renforcée en 1997 en reprenant le département de la chimie de Hoechst, dont l’envergure était deux fois supérieure à la sienne. Le siège principal de Clariant est (et devrait rester) à Bâle ; mais le cercle dirigeant autour de Hariolf Kottmann est composé de managers issus de Hoechst (Francfort-sur-le-Main).
En grève, il y a 66 ans
En hiver 1943/44, les ouvriers de la chimie de Schweizerhalle s’étaient mis en grève. Lorsque la lutte menaçait de contaminer les sites de production en ville, les industriels ont reculé. Ils ont accepté de négocier une convention collective de travail avec le syndicat nouvellement fondé au cours des années de guerre. Cette CCT a été signée en janvier 1945. C’était la première véritable convention collective conclue en Suisse dans un secteur industriel de première importance. A la différence de l’industrie des machines où «un accord de paix» a été conclu en 1937, les ouvriers de la chimie ont pu imposer une réglementation collective des conditions de travail et réduire réellement la liberté d’action des directions d’entreprise. La CCT bâloise instaurait certes aussi la paix du travail, mais elle contenait au moins une réglementation claire des salaires et du temps de travail. Et la présence syndicale sur les lieux de travail n’est pas restée sans conséquences pour le quotidien des travailleurs. Ainsi, cette convention a longtemps été considérée comme «la meilleure CCT de Suisse». Mais depuis lors de l’eau a coulé sous les ponts du Rhin et ce qualificatif est devenu de plus en plus un mythe qui, si on ose encore le brandir, exprime plus un désespoir que de la conviction.
Car les industriels de la chimie ne sont pas restés inactifs après 1945. Pour reprendre en main les rênes, ils ont développé une double stratégie. D’un côté, ils ont joué les fédérations d’employés restées fidèles à eux contre les syndicats, en accordant à leurs membres de petits privilèges: prix réduits en cas d’achat de produits de l’entreprise, accès séparé aux lieux de travail pour les employés, cantines séparées, blouses blanches pour les laborantins et pour les «docteurs» des laboratoires, etc. De l’autre, ils ont utilisé les commissions ouvrières (qu’on appelle aujourd’hui «représentations du personnel») pour faire participer les responsables syndicaux au développement de systèmes de salaires par fonction et au mérite. Petit à petit, ces systèmes ont vidé de leur sens les mécanismes salariaux inscrits dans la CCT. Les fonctionnaires du syndicat et les présidents des commissions ouvrières furent bientôt totalement accaparés par la mise en œuvre d’une évaluation de la place de travail «plus juste» en apparence. Ils se sont chargés par la suite de faire admettre les nouveaux composants du salaire par la base ouvrière qui, du moins au départ, était sceptique. Au cours des années de forte croissance économique, la «chimie bâloise» s’est massivement développée et les salaires des ouvriers ont pris l’ascenseur. Rapidement, ceux-ci ont quitté avec leurs familles les quartiers urbains proches de l’usine pour aller habiter dans des zones d’habitation «mieux considérées» ; et ils se rendaient au travail en voiture. Les syndicats n’ont toujours pas réussi à prendre pied parmi le personnel des bureaux et des laboratoires qui est aujourd’hui majoritaire, en dépit du fait que cette implantation compte depuis 1960 parmi leurs objectifs clefs.
De McKinsey à la fusion
Le vent a tourné au début des années 1980. Pour la première fois, des consultants de McKinsey & Co ont fait leur apparition, en étant chargés de faire la chasse aux économies. Lors du renouvellement de la CCT de 1983 / 4, les industriels ont pour la première fois réclamé la suppression de l’indexation des salaires au renchérissement. A ce moment, le syndicat avait encore la capacité de réagir en organisant une manifestation qui a réuni presque 10'000 personnes à Bâle. Mais dix ans plus tard, les positions syndicales se sont effondrées au premier coup de vent comme un château de cartes. L’indexation des salaires au renchérissement a été abolie, la réglementation des salaires a disparu de la convention collective et le temps de travail a été flexibilisé (annualisation). Le dos au mur, les responsables syndicaux ont organisé en hiver 1995/96 une votation à la base. Face à la menace d’une CCT vide de contenu, une majorité s’est dégagée en faveur de l’organisation de «mesures de lutte». Mais les responsables syndicaux n’ont pas respecté ce choix en invoquant un taux de participation insuffisant. Avec cette décision, le syndicat (qui s’appelait à l’époque encore SIB, Syndicat de l’industrie et du bâtiment) a perdu pour longtemps la dernière occasion d’influencer le cours des événements. Au printemps 1996, peu de temps après la signature d’une CCT largement dépourvue de tout contenu, fut annoncée la fusion Novartis, avec à la clef la suppression de 10'000 places de travail. Puis, la transnationale a simplement externalisé les activités de maintenance, d’entretien et de sécurité et avec elles une large partie des syndiqués.
Unia, le plus grand syndicat de Suisse, créé en 2004 par la fusion du SIB et de la FTMH, ne joue plus aujourd’hui dans le secteur de la pharma et de la chimie que le rôle d’un «observateur critique» des décisions du management. Il y ajoute celui de gérant des cotisations syndicales et des «contributions de solidarité» que les entreprises paient en reconnaissance du maintien d’un simulacre de représentation du personnel. Comme le montre sa réaction à l’annonce de l’actuelle débâcle de Clariant, sa capacité de riposte est aujourd’hui tombée à zéro.
Les «responsables syndicaux» s’efforcent d’autant plus de faire croire qu’ils assument le rôle de partenaires sociaux éclairés que la présence du syndicat est faible sur les lieux de travail, dans les usines, les bureaux et les laboratoires. Mais qui se laisse encore berner, lorsque la presse d’Unia dresse, à l’occasion du dernier renouvellement de la CCT, le portrait du héros syndical solitaire Corrado Pardini (dirigeant de la branche Chimie et Pharma à Unia) qui aurait obtenu des concessions grâce à d’âpres négociations ? Auparavant, l’activité syndicale avait quelque chose à faire avec la présence sur les lieux de travail et avec l’organisation collective. Aujourd’hui c’est devenu un mélange de coopération silencieuse entre «partenaires sociaux» et de propagande fruste que personne ne prend plus vraiment au sérieux.
L’incendie catastrophique de 1986
Le 1er novembre 1986 une halle de dépôt de Sandoz a pris feu sur l’actuel site de Clariant (Schweizerhalle). Les sirènes ont hurlé à Bâle. Le Rhin s’est teinté en rouge et les poissons ont péri, en partie, jusqu’à Rotterdam. A cause de cet évènement Schweizerhalle a acquis du jour au lendemain une célébrité internationale. Mais ce n’était que la pointe d’un iceberg dont l’envergure peut au mieux être imaginée.
Au cours de son histoire la «chimie bâloise» n’a cessé de polluer l’environnement avec ses déchets. Pendant longtemps le Rhin a servi de fosse de décantation naturelle et il n’était pas rare que la rivière change de couleur pour quelque temps. Après la Deuxième Guerre mondiale, les entreprises ont commencé à ouvrir des décharges dans la région, un problème d’environnement que le public a appris à connaître grâce à la controverse autour de Bonfol (Jura). Jusqu’à aujourd’hui les entreprises responsables mènent une politique systématique de dissimulation des problèmes et des informations, d’obstruction face aux tentatives d’études sérieuses des sols et de l’eau (potable) et de limitation maximale des mesures d’assainissement, lorsqu’elles sont pratiquement contraintes d’entreprendre quelque chose. Les dernières controverses autour de l’eau potable en provenance du Harz et les assainissements à Grenzach (frontière allemande) montrent par ailleurs que les autorités se rangent toujours du côté des entreprises sauf en cas de pression politique massive.
De nombreux produits de la «chimie bâloise» posent un problème à l’homme et à l’environnement. Le cas le plus connu est l’insecticide DDT que Geigy a commencé à produire durant la Deuxième Guerre mondiale. La majorité des pays industriels occidentaux l’ont interdit à partir des années 1970, car c’est une substance cancérigène. Aujourd’hui, les produits de Syngenta destinés au secteur agricole ne contribuent pas seulement à la pollution de l’environnement, ils détruisent aussi, dans les pays du Sud, les formes traditionnelles de l’agriculture au profit d’une production agro-industrielle à grande échelle et de plantes génétiquement manipulées. Des millions de familles de paysans perdent leurs moyens de subsistance. De façon comparable, les géants de la pharma sont coresponsables de la privatisation du secteur de la santé et de la dégradation de la qualité des soins. Ils font obstacle à la production de certains médicaments qui seraient d’une importance vitale pour un grand nombre de personnes sur Terre et la structure des prix, la politique des brevets comme les règles de distribution rendent d’autres médicaments inaccessibles à des millions de personnes. Et tout ce qui est (co-) produit par les entreprises de la chimie contribue à grossir les montagnes de déchets qui envahissent la Terre et sont devenus une menace majeure pour l’avenir de la planète.
Une reconversion industrielle nécessaire
Chez Clariant, au même titre que dans le secteur des automobiles, le maintien des places de travail ne peut constituer un but en soi. Si l’Etat (Bâle-Campagne en la matière) est appelé (par exemple, par le syndicat Unia) à soutenir le développement d’un parc industriel, il ne s’agit pas de subventionner des décisions de restructuration et d’investissement prises par des entrepreneurs privés. Au lieu de cela, il serait prioritaire de mener une large discussion sur ce qui doit être produit à Schweizerhalle et de quelle façon, et de développer en plus une réflexion approfondie sur l’éco-bilan de la «chimie bâloise».
Pour donner un exemple concret, le sol pollué de l’aire de production de Clariant devrait être assaini avant la mise en place d’un «parc industriel». La revendication d’une garantie d’emploi pour tous les salarié·e·s est justifiée, mais elle ne doit pas aboutir à ce que l’Etat assume les «coûts» sociaux, environnementaux et humains engendrés par les entreprises. Il faut au contraire la lier à l’exigence d’une discussion sur des stratégies de reconversion industrielle. Celles-ci ne peuvent être pensées sans une appropriation collective de l’infrastructure de production et de l’espace industriel. Sur le plan syndical, il faudrait au moins lancer la discussion sur le scénario suivant: les usines abandonnées par Clariant sont occupées et remises en marche pour susciter une discussion publique large sur des concepts de politiques industrielles alternatives, capables d’assumer les problèmes écologiques et sociétaux de la branche.
* Cet article a été publié dans Debatte, organe du BFS-MPS de Suisse alémanique.
(31 mars 2010)
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