Gianni Frizzo:
récit d’une phase cruciale de la grève
Durant la grève avec occupation des Ateliers mécaniques CFF Cargo de Bellinzone, le comité de grève – élu démocratiquement et qui, sans cesse, a soumis ses options à la discussion et au vote de plus de 400 participants – a joué un rôle fort et symbolique.
Comme toujours, dans un environnement médiatique, le président de ce comité, Gianni Frizzo, a traduit publiquement l’option démocratique et radicale de l’assemblée des travailleurs et du comité de grève, avec une grande modestie et sagesse.
Nous traduisons ici, pour nos lecteurs et lectrices, un entretien qu’il a accordé à l’hebdomadaire syndical (UNIA), ayant pour titre area, publié le 11 avril 2008. Les questions sont donc celles du journaliste d’area. Elles ont été posées lorsqu’un premier accord débouche sur un début de négociation. La précondition de ce début de négociation: retrait des plans de restructuration du 6 mars 2008, annoncés publiquement par la direction des CFF; «retrait» de la grève. Une bataille gagnée, mais la «guerre» continue. Nous y reviendrons (réd).
Gianni Frizzo, nos félicitations pour cette première victoire très importante.
Je ne comprends pas pourquoi… Moi-même je me suis laissé transporter par un fleuve gorgé d’eau. Dans ce genre de situation, quand tous sont sur la même longueur d’onde, on ne peut pas se tromper… Quiconque aurait été à ma place, il aurait été conduit en avant par le courant.
Mais à votre place vous deviez vous y trouver. Vous êtes arrivé là avec le comité «Bas les pattes des Ateliers» à la suite d’un travail qui a duré au moins dix ans.
Aujourd’hui, j’ai la confirmation que ce n’était pas faux, tout ce qui a été fait pendant ces années. Parce que, dans cette grève, on n’a fait rien d’autre que répéter ce qui a été toujours été dit. L’élément nouveau, c’est que les conditions étaient réunies pour passer à une phase de lutte active. Cela a été évident pour les collègues en raison de l’attitude intolérable des sommets des CFF. Et alors «on» s’est dit que Gianni n’exagère pas, qu’il a raison et qu’il vaut la peine de le suivre.
Quand avez-vous compris que la situation aurait pu évoluer à votre avantage?
Le tournant a été la grande manifestation du dimanche 30 mars 2008 [à Bellinzona], suivie rapidement de celle également massive du mercredi 2 avril [sur la place du gouvernement dès 16h30, convoquée aussi très vite]. Et lors de cette deuxième manifestation un fait très important est survenu un fait important: le Conseil d’Etat tessinois exécutif cantonal], in corpore, poussé par la grande mobilisation populaire du dimanche précédent, est descendue dans la rue à coté de nous.
Dès ce moment, toute la Suisse s’est rendu compte que le problème est institutionnel, et qu’il revient donc à la politique l’obligation de s’en occuper. A ce point, que le conseiller fédéral [social-démocrate] Moritz Leuenberger a pu dépasser les résistances pour intervenir en première personne.
Sur Leuenberger j’ai dû changer d’avis: samedi je l’ai vu très déterminé; dès le début il a dit que le fédéralisme et les équilibres régionaux sont en danger. On n’est donc pas seulement face à une tâche d’entreprise, il ne suffit pas d’accepter les conclusions d’un groupe de consultants [en gestion d’entreprise], sans se soucier de toutes les conséquences de leur mise en œuvre. Ne pas avoir compris cela relève de la responsabilité, majeure, du conseil d’administration des CFF.
Étiez-vous confiant avant le début de la réunion avec Leuenberger?
Je suis parti sans avoir aucune idée sur ce qui allait pouvoir arriver. La seule chose que j’avais en tête c’étaient nos objectifs. Puis, à partir des premiers échanges lors de la réunion, j'ai eu une mauvaise impression: je me suis alors dit que tout était fini et que la grève devrait continuer.
Cela a été le moment où Leuenberger a dit avoir dû intervenir autoritairement ?
Oui, Et dans mon intervention successive je n’ai fait rien d’autre que soutenir pleinement les thèses de Leuenberger. Là j’ai compris que nous avions fait un important pas un avant, que sous la pression, n’étions plus seulement nous-mêmes, mais aussi la direction des CFF – et ce, sans que Leuenberger perde son impartialité. L’enjeu était le mot «retirer»; ce que la direction des chemins de fer ne voulait pas accepter en ce qui concerne le plan de restructuration des Ateliers.
À la fin de la séance, tu t’es présenté devant les microphones de journalistes, très éprouvé aussi sur le plan émotionnel.
J’avais vécu un ensemble complexe d’émotions. Mais surtout je devais encore réaliser et élaborer avec rapidité certaines décisions qui venaient d’être prises. Parce que, une fois débloquée la situation, tout a ensuite été discuté et accepté très vite, sans entrer dans les détails, et j’ai dû avancer d’instinct. Finalement, j’ai eu besoin d’un moment pour recomposer les éléments de la décision et de me convaincre réellement qu’il s’agissait d’une solution juste et pondérée. Ensuite est survenue la conscience d’avoir fait un pas fondamental – et avec cela toutes les émotions.
Dans l’accord obtenu avec Leuenberger ont disparu les trois points que vous aviez posés comme condition pour vous asseoir à la table ronde.
C’est proprement ça qui est à l’origine de ma désorientation: où retrouver nos trois points inamovibles dans les quatre qui ont été souscrits avec Leuenberger ? Mais ils s’y trouvent. L’accord prévoit: le retrait du projet de restructurations; le rétablissement de la situation au 6 mars (avec wagons marchandises, locomotives et les pièces détachées); le développement futur des Ateliers; la décision finale de Leuenberger et non plus celle du conseil d’administration des CFF.
Ce dernier point est extrêmement positif pour nous, et il change complètement les cartes mises sur la table. C’est cela qui nous a fait comprendre que nous sommes sur la bonne voie.
Maintenant, nous savons tous, même si ce n’est pas dit explicitement dans l’accord, que le développement des Ateliers ne peut que passer par les locomotives, des wagons de fret et les pièces détachées: Leuenberger sait que ce point est à la base de notre consensus. Que personne n’essaie de faire rentrer par la fenêtre ce qui est sorti par la porte: nous sommes, sur cela, très vigilants.
Déjà dimanche soir le président du conseil d’administration des chemins de fer Thierry Lalive d'Epinay avait déclaré publiquement que finalement, à Bellinzona, seraient restés certaines locomotives…
Après ces déclarations, pour la direction de grève, c’était clair que l’accord ne serait jamais passé en assemblée des travailleurs [les locomotives qui seraient restées auraient été de vieux modèles, après une étape, et la cohérence du site avec les wagons, les pièces détachées fabriquées était détruite – réd.].
Nous avons donc établi un contact avec Leuenberger. Quand il nous a téléphoné, j’ai entendu qu’il était très fâché. Il m’a dit que sa parole vaut plus de celle du président des CFF et il m’a confirmé un après l’autre tous les quatre points.
Quand a été le moment plus difficile de cette grève ?
La semaine entre le 28 février et le 7 mars. Cela a été terrible. Devoir commencer, faire les premières déclarations, publier les premiers communiqués, seul quand ce n’était pas avec le soutien du comité, et tout cela sans savoir ce qui allait arriver. Aussi, ici, dans l’Atelier tout était très difficile à déchiffrer, la direction a essayé jusqu’à la fin d’intimider les collègues, d’interdire les assemblées. Mais j’étais totalement sûr d’être du côté juste, et je suis allé de l’avant comme un bélier. Après cela a été crescendo.
Maintenant vous allez à «la table ronde», une phase encore plus délicate.
Jusqu’alors les concepts étaient clairs et on luttait contre un principe facilement compréhensible. Maintenant tout devient plus complexe et difficile à déchiffrer. Mais, mis à part les capacités déjà présentes dans l’Atelier, nous avons le soutien de personnes compétentes qui nous appuient de l’extérieur. Je suis sûr que nous irons avec armes égales aux négociations.
Aves-vous confiance en l’arbitre, Moritz Leuenberger ?
Oui, Aussi parce qu’il suivra pas par pas les négociations au travers des personnes de confiance [depuis lors, l’ex-président du parti radical Franz Steinegger a été nommé médiateur et présidera la table ronde]. Le problème, et je l’ai dit aussi au conseiller fédéral, est que de l’autre coté de la table nous auront toujours les mêmes interlocuteurs: ceux qui maintenant nous demandent notre confiance sont ceux qui agissaient dans les coulisses, jusqu’il y a un mois en arrière afin de nous éliminer. Mais nous serons bien attentifs et les marquerons [ au sens de la technique du football] étroitement.
Cela ne vous déplaît pas de démanteler l’atelier de peinture? Au fond on y était bien… [c’était le lieu d’organisation de la grève; une très grande salle, avec cuisine, bar, tables nombreuses, etc.]
Oui, nous étions y bien nous-mêmes et toute la ville. Ce serait beau de réussir à maintenir vivant ce lieu de rencontre.
Quel effet éprouvez-vous d’ être arrêté sur la route par des femmes qui vous demandent un autographe ?
Non, ce n’est pas vraiment ainsi, allez… Effectivement c’est étrange, mais j’en suis content. Je l’aurais été moins si elles m’avaient cherché parce que je suis un joueur de football. Mais si ce sont surtout des jeunes à me demander un autographe, cela me remplit de joie: ils ne me le demandent pas pour une image, mais parce que je défends des valeurs, des principes qui sont humainement justes.
Je crois que pour beaucoup de jeunes la leçon de cette grève a été importante: beaucoup me saluaient et se rapprochaient, même si je n’ai marqué aucun but, au contraire, j’ai fait une grève, quelque chose qui jusqu’à maintenant avait une connotation négative. C’est cette dynamique positive, idéale, que je regretterai de perdre avec la fin de la grève.
La seule chose qui n’est pas arrivée dans l’atelier a été la Coupe suisse de football… [le match se jouait entre Bâle et Bllinzone].
Je regrette beaucoup cela. Je suis toujours été un fan du Bellinzone, malgré quelques années de détachement du sport. La grève a rapproché l’équipe [de foot] des Ateliers et j’ai pu reprendre des bons contacts. La coupe aurait été la cerise sur le gâteau et aurait permis de décharger un peu la tension. Mais ce fut un beau match, et quand Pouga fait le but [but de Pouga pour le 1 à 1, mais Bellinzone a perdu contre Bâle FC 4 à 1] a été un moment très beau; l’atelier [un écran géant était installé pour les grévistes afin de voir le match le 6 avril 2008] s’est presque écroulé.
Optimiste ?
A ce point oui, même en restant vigilant. Parce qu’ on va à la table ronde avec des préconditions que n’existaient pas jusqu’alors: l’objectif n’est plus le restructurer à la baisse les Ateliers, mais leur développement. C’est une tout autre perspective.
(15 avril 2008)
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