Economie politique du génome
 
 

Blocher, le 19 décembre 2006: «Je vous rappelle que 15% de la valeur ajoutée helvétique
provient de l'industrie pharmaceutique».

 

La révision de la Loi suisse sur les brevets (I)

Robert Lochhead *

Le 19 décembre 2006, le Conseil national, en bon ordre sous la baguette de Blocher, a débattu du «brevetage du vivant». Dans la novlangue fédérale le quotidien Le Temps (20 décembre 2006) affirme: «La décision renforce la place de la Suisse sur la carte mondiale de la recherche en biotechnologie». Lisez: renforce la position de Novartis, Roche, Syngenta dans la concurrence – qui n’empêche pas des accords et des collaborations – entre les géants de la pharma mondiale et de l’agro-business (Monsanto, Syngenta). Des géants dont la taille ne cesse de croître, d’autant plus que le secteur pharmaceutique est encore relativement dispersé, comparé à l’automobile ou la sidérurgie.

Willy Boder, la voix des autorités fédérales dans Le Temps écrit: «Christoph Blocher, ancien patron d’une importante entreprise chimique devenu conseiller fédéral, s’est retrouvé hier dans une étrange position face au Conseil national. Il a défendu avec succès (sic !), contre une alliance gauche-verte lâchée à cette occasion par les habituels sympathisants du Parti démocrate-chrétien, une adaptation de la loi sur les brevets favorable au développement de la biotechnologie».

Le «compromis» est décrit presque fidèlement. Il «permet de breveter une fonction dérivée d’une séquence génique, c’est-à-dire un mécanisme biologique modifié. Le brevet porte sur la fonction décrite et ouvre ainsi le droit à des revendications sur plusieurs applications futures largement méconnues lors de la première invention». Ne discutons pas ici du sens effectif du terme «invention». La question est posée dans l’article publié ci-dessous.

Robert Lochead prolongera cette première contribution par une analyse des débats au Conseil national du 19 décembre et les implications de la Loi suisse sur les brevets (Réd).

 

Mercredi 13 décembre 2006, le Conseil national a entamé le débat sur le projet de révision de la Loi sur les brevets de 1954. Il a voté l’entrée en matière. Il reprendra la discussion mardi 19 décembre. Le Conseil des Etats examinera à son tour ce projet de révision dans le courant de 2007.

C’est le 23 novembre 2005 que le Conseil fédéral rendait public son message concernant la modification de la loi suisse sur les brevets du 25 juin 1954. Il écrivait: «Le point central du projet consiste en une protection appropriée des inventions biotechnologiques par les brevets.» [1] Les pharmas se seraient ralliés à «un bon compromis»

Le Conseil fédéral, Christoph Blocher en charge du dossier, Economiesuisse (l’organisation faîtière des grandes entreprises), Interpharma (celle de l’industrie pharmaceutique), la majorité parlementaire radicale, le PDC et l’UDC ainsi que les deux conseillers fédéraux «socialistes» – donc en citant un célèbre petit livre de 1847, «Les pouvoirs publics qui nesont que le comité quiadministre les affaires communes de la classe bourgeoise» [2] – se félicitent combien ce projet est un bon compromis. Roche et Novartis, ou encore Serono (la biotech de la famille Bertarelli, rachetée en septembre 2006 par le groupe pharmaceutique allemand Merck KGaA) et Syngenta (agissant dans le secteur de l’agro-industrie et contrôlé par Novartis) sont des groupes caractéristiques du capital transnational, ayant un ancrage en Helvétie. Leurs intérêts dans la concurrence sur le marché mondial entre firmes géantes transnationales participent «tout naturellement» d’une «priorité patriotique» (sous un vocable modernisé, il s’agit de la «compétitivité de la place Suisse»)

La Basler Zeitung (baz) du 13 décembre 2006 se devait donc de titrer «Biotech-Patente unter Beschuss. Die Linke will die Patentierbarkeit von Biotech-Erfindungen stärker einschränken» (Les brevets du biotech pris pour cible. La gauche veut restreindre plus sévèrement la brevetabilité des inventions du biotech.) Et la baz d’interroger Thomas Cueni, le secrétaire général d’ Interpharma qui déclare « C’est un bon compromis».

«Question: Cette loi est-elle sévère ? Réponse de Cueni: Elle est sévère. La Suisse réglemente la brevetabilité des gènes et des séquences de gènes de façon plus sévère que l’UE (Union européenne) ou les Etats-Unis.» Interrogé aussi par Le Temps, il ajoute: « Depuis, nous avons fait des concessions, en particulier en acceptant des exceptions aux brevets en faveur des chercheurs, et en admettant qu’un brevet soit limité aux applications annoncées au moment du dépôt, et ne s’étende pas à celles qui pourraient apparaître par la suite. » [3] Comme nous le verrons dans la suite, Monsieur Cueni embellit les bonnes dispositions des pharmas jusqu’aux limites de la vérité.

Le Tages-Anzeiger de Zürich, lui, rapporte que lors d’une des dernières séances toute récente de la commission des affaires juridiques du Conseil national qui examinait le projet depuis septembre dernier, Christoph Blocher a agité l’épouvantail d’une votation populaire et de la grande puissance des pharmas afin que la «minorité de gauche» des réticents et des écologistes comprenne bien que ce compromis était le meilleur que les pharmas pouvaient concéder. Dès lors, à vouloir leur imposer mieux, on aurait pire. Le 13 décembre, au Conseil national, il a souligné qu’il «en allait de la capacité d’innovation de l’économie suisse car la recherche et l’industrie de chez nous sont à la pointe dans ce domaine». [4]

Une «opposition» pharmacomptible

Toujours le 13 décembre, Anne-Catherine Menétrey (VD) et Daniel Vischer (ZH) au nom des Verts, ainsi que le «socialiste» Carlo Sommaruga (GE), membre de la commission, ont annoncé qu’ils n’étaient, a priori, pas opposés aux brevets d’invention, mais que l’éthique leur interdisait d’accepter qu’on brevette la vie elle-même et qui plus est aux dépens du consommateur qui devra payer plus cher ses médicaments. La conseillère aux Etats, la «socialiste» bernoise Simonetta Sommaruga, présidente de la Fondation pour la protection des consommateurs comme de Swissaid, de déclarer à la baz: «Nos réticences ne s’orientent pas en général contre les brevets, mais contre la possibilité que quelqu’un prétende durant des années à un monopole sur un gène humain [5] Mais Madame Sommaruga sait-elle que c’est précisément la définition même d’un brevet, de tout brevet: un monopole durant 20 ans sur l’invention brevetée.

Pour le débat qui reprendra le 19 décembre au Conseil national, la minorité de la commission et ses alliés annonce qu’elle s’opposera à la majorité bourgeoise qui est aux ordres d’Interpharma. Elle peut s’appuyer sur la réticence populaire qu’ont montrée toutes les votations depuis bientôt vingt ans sur des objets liés aux nouvelles biotechnologies. Au plan politique, il y a là regroupement plutôt hétéroclite: des Verts motivés, quelques socio-démocrates à la sensibilité écologiste, mais aussi des chrétiens de divers partis, ainsi que des députés divers sensibles aux objections qui émanent d’un fort courant parmi les chercheurs et aussi des petites et moyennes entreprises du biotech qui ne disposent pas des mêmes positions – donc des mêmes intérêts – sur le marché que Roche, Novartis, Syngenta ou Serono.

Le Parti socialiste suisse (PSS) sous la signature du conseiller national Carlo Sommaruga a publié le 12 décembre une prise de position. Comme d’habitude quelques phrases semblent cracher des flammes, puis rien que du flou. Quand on relit, on voit clairement le parti de gouvernement:

«Brevets: les partis bourgeois se moquent des consommateurs, des paysans et des populations du Sud.
En matière de brevets le PDC, le PRD et l’UDC se moquent de l’avenir économique des communautés traditionnelles du Sud et surtout des consommateurs et producteurs agricoles suisses. Seuls comptent les profitsdes grands groupes pharmaceutiques. (…)
Mais simultanément, en matière [d']indications de la source des ressources génétiques et des savoirs traditionnels, qui concerne [–] et au premier degré [–] les intérêts des peuples indigènes du Sud, ces mêmes partis, favorisant de manière unilatérale les intérêts de l’industrie pharmaceutique, ont refusé les propositions concrètes proposées par le PS pour un «benefit sharing» effectif. C’est une véritable recolonisation du Sud par les groupes pharmaceutiques et chimiques (Novartis, Syngenta, Monsanto, etc.) qui est soutenue. (…)
Cette fois-ci, la majorité bourgeoise déroule le tapis rouge aux groupes pharmaceutiques en renvoyant aux calendes grecques l’autorisation des importations parallèles et en autorisant la brevetabilité de la matière vivante et des séquences génétiques existantes à l’état naturel mais produites techniquement.» [6]

Le style et le toupet de C. Sommaruga sont vraiment impayables. Il faudrait donc favoriser de manière non-unilatérale les intérêts de l’industrie pharmaceutique

Le comble a trait à la véritable recolonisation du Sud par les groupes pharmaceutiques et chimiques. L’emprise des pays impérialistes sur le Sud n’a jamais cessé depuis des siècles. Certes un certain processus de recolonisation s’est accentué depuis le début des années 1980. Or, le PSS ne s’est opposé jamais ni au FMI, ni à la Banque mondiale, ni à l’OMC, et ces organismes ont été les bras de levier pour faciliter aux grands groupes industriels et financiers transnationaux la tâche de s’emparer de secteurs entiers des économies de la périphérie, soit à l’occasion de privatisations imposées (avec l’accord des bourgeoisies «locales», leurs partenaires mineurs), soit en profitant de la liquidation de secteurs industriels jugés peu compétitifs sous l’effet de la levée de toutes les mesures de protectionnisme.

L’héroïne du PSS, Micheline Calmy-Rey, que fait-elle dans ses voyages à travers le monde comme ministre des affaires extérieures sinon la représentante de commerce des grandes entreprises suisses et l’entremetteuse «des bons offices» au service des impérialismes tant européen qu' étatsunien ?

L’opposition «éthique» des Verts

La prise de position des Verts du 5 décembre a un peu plus de tenue. Elle mérite que l’on s’y arrête: «Le groupe des Verts (…) rejette très clairement le principe du brevetage de gènes ou de préparations à partir de ces gènes appartenant aux espèces humaines, animales ou végétales. Les Verts réclament que les enjeux de société soient mieux pris en compte, que les valeurs sociales soient mieux protégées face aux intérêts de l’industrie.

Le groupe des Verts accepte le principe de la révision de la loi, qui est rendue nécessaire par le fait que les offices de brevets et les tribunaux disposent aujourd’hui d’une grande marge d’appréciation, qui leur a permis de délivrer des brevets sur le vivant. La nouvelle loi doit fixer des limites. Il est temps pour le parlement et, le cas échéant pour les citoyens, de déterminer quelles conditions-cadre il s’agit de fixer aux brevets dans le domaine des biotechnologies. Celles-ci doivent garantir que la disposition constitutionnelle concernant le respect de la création et la prise en compte de la dignité de la créature soit mise en œuvre.»

Aux yeux des Verts, les points suivants sont particulièrement importants. On peut les présenter de la sorte.

Selon le projet de loi, il ne doit pas y avoir de brevet sur des gènes ou des séquences géniques à l’état naturel, mais on peut les breveter s’il y a une modification ou une préparation technique. Selon la majorité de la commission, de plus, des brevets pourraient être accordés pour des procédés et pour les produits dérivés de ces procédés et les générations suivantes, même si celles-ci ne sont pas encore connues. Les Verts refusent par principe le brevetage du vivant.

• Le privilège de la recherche et le privilège des agriculteurs doivent être sauvegardés. Les Verts s’opposent à ce qu’ils doivent payer des licences pour poursuivre leurs recherches ou utiliser leurs méthodes traditionnelles de sélection des semences.

• Les Verts se prononcent aussi pour un système non bureaucratique de licences pour que les pays les plus pauvres et sans capacités de production puissent avoir accès aux médicaments.

• Les mesures prévues pour lutter contre la biopiraterie ne vont pas assez loin aux yeux des Verts. Les gens qui pendant des siècles ont utilisé des ressources biologiques de leur pays sans jamais en tirer des bénéfices doivent pouvoir recevoir une part équitable des revenus des brevets. Pour cela, il faut que les détenteurs de brevets révèlent les sources de leur savoir ou de leurs ressources biologiques. Les Verts estiment que cette information sur les sources comporte aussi le devoir de consulter les populations concernées et de leur accorder un droit de recours.

• La question des importations parallèles de produits sous brevets a été exclue de la présente révision. Les Verts tenteront de la réintroduire.

Ce qui est frappant dans cette opposition à tonalité si helvétique, c’est qu’elle oppose au projet de révision de la loi faite sur mesure pour les pharmas, des objections certes pertinentes et parfois bien intentionnées, mais hétéroclites, à forte coloration «éthique» (c’est une marchandise très à la mode !). Toutefois, il n’y a jamais de contestation explicite: de l’institution même de la propriété intellectuelle en droit bourgeois; de l’institution même du brevet; du fait que les progrès de la biologie, les médicaments, la santé «publique» elle-même soient littéralement propriété privée de grandes entreprises dont l’objectif – normal et inévitable en système capitaliste – est générer des profits (les plus hauts possible) et d’enrichir leurs actionnaires stratégiques. On tourne autour du pot avec diverses critiques et contre-propositions plus ou moins judicieuses en soi, mais à l’égard de la propriété privée et du capitalisme, comme de bien entendu: pas touche.

Le pouvoir politique des grands pharmas

Ces opposants tellement helvétiques réussissent le tour de force de se faire déborder, sur la gauche, par le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, ancien conseiller économique de Bill Clinton, ancien vice-président de la Banque mondiale et aujourd’hui conseiller économique du parti démocrate des Etats-Unis. Dans son dernier ouvrage «Un autre monde. Contre le fanatisme du marché» [7], à propos des brevets, il emploie un franc parler rare sous la coupole fédérale et appelle un chat un chat. Cette longue citation devrait être méditée par des parlementaires «d’opposition».

«En revanche, les droits de propriété intellectuelle créent un monopole. Le pouvoir de monopole engendre des rentes de monopoles – des surprofits –, et ce sont ces surprofits qui sont censés inciter à s’engager dans la recherche. […] Plus généralement, puisque les brevets entravent la dissémination et l’utilisation des connaissances, ils ralentissent la “recherche du suivi” qui vise à innover à partir des travaux des autres. Puisque presque toutes les innovations s’appuient sur des innovations antérieures, c’est l’ensemble du progrès technique qui est alors ralenti. […]

Les changements des régimes de propriété intellectuelle intervenus ces dernières années ne reflètent pas seulement l’évolution de l’économie mais aussi celle de l’influence politique des milieux d’affaires. Les grandes firmes aiment le monopole: il est beaucoup plus facile de maintenir ses profits en jouissant d’un monopole puissant qu’en augmentant continuellement son efficacité; de leur point de vue, la monopolisation est donc un pur bénéfice, et non un coût sociétal.

On aurait pu espérer que les parlements et les tribunaux équilibreraient soigneusement les coûts et les avantages de chaque article de loi, mais en pratique les législations sur la propriété intellectuelle ont évolué de façon beaucoup plus aléatoire. Avec une tendance majeure, néanmoins: les firmes sérieusement intéressées par les propriétés intellectuelles ont progressivement réussi à obtenir ce qu’elles voulaient. Aux Etats-Unis, beaucoup – dont je suis – estiment qu’on est allé trop loin. […]

L’influence qu’ont eue ces intérêts d’affaires dans la conclusion de l’accord sur les ADPIC [aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce] à l’OMC [en 1993] illustre bien ce processus […]Les exigences américaines, selon nous, n’étaient bonnes ni pour les Etats-Unis, ni pour le progrès de la science, et encore moins pour les pays en voie de développement. Mais les négociateurs américains et européens se sont alignés sur les positions des compagnies pharmaceutiques, de l’industrie cinématographique et d’autres intérêts qui voulaient simplement des droits de propriété intellectuelle les plus forts possible. Une étude du Center for Public Integrity, une association qui surveille les activités de l’Etat, révèle que, de tous les intérêts privés, c’est l’industrie pharmaceutique qui a exercé l’influence la plus importante sur le bureau du représentant au Commerce. […] Les prix élevés sont supposés stimuler la recherche pour les médicaments vitaux. Mais en dépit de la rhétorique, les incitations que sont censés fournir les droits de propriété intellectuelle n’ont pas abouti à des actes. On affirme que le prix de monopole des médicaments accroît l’innovation, mais les réalités disent le contraire: la plupart des compagnies pharmaceutiques dépensent beaucoup plus en publicité qu’en recherche; davantage en recherche liée au “style de vie” (les produits pour faire repousser les cheveux, par exemple, ou contre l’impuissance masculine) qu’en recherche consacrée aux maladies; et pratiquement rien pour les travaux sur les maladies les plus répandues dans les pays très pauvres, comme la malaria ou la schisostomiase.

Le système actuel de financement de la recherche est injuste et inefficace. L’Etat finance la recherche fondamentale et le secteur privé apporte les médicaments sur le marché. Par la vente des médicaments, les firmes engrangent d’immenses profits

Joseph Stiglitz développe ensuite des propositions de politique publique de la recherche, des solutions de développement du domaine public. En effet, à quoi sert d’être contre le brevetage des gènes si l’on ne propose aucune solution de construction du domaine public, et du contrôle public de la science et de la technologie. Ces propositions de Stiglitz sont intéressantes mais assez timides. Son style «anti-corporate» (anti-grands trusts ayant des pouvoirs «excessifs») à l’américaine étonne le lecteur européen. Néamoins Stiglitz s’inscrit dans le courant économique dominant et reste dans un défenseur convaincu du système capitaliste. Au Conseil national helvétique, les «socialistes» et les Verts n’oseront pourtant jamais utiliser le vocabulaire de ce Prix Nobel d’économie qui sait reconnaître quelques caractéristiques de la configuration du capitalisme d’aujourd'hui.

Depuis le 18e siècle, la bourgeoisie est pour ou contre les brevets selon que cela l’arrange…

Depuis le 18e siècle, la tradition juridique bourgeoise a oscillé entre l’exaltation des brevets comme une propriété privée et leur désapprobation comme monopole d’un capitaliste aux dépens des autres.

Michael Perelman, professeur d’économie politique à l’Université d’Etat de Californie à Chico, écrit dans son livre de 2002 sur la propriété intellectuelle [8]: «En dépit de l’engouement actuel en faveur de la propriété intellectuelle comme source de prospérité universelle, il fut une époque où sa critique était très répandue. Le brevet en tant que tel fut très controversé en Angleterre, en France, en Allemagne, en Hollande et en Suisse durant la période 1850-1875, particulièrement parmi ceux qui croyaient au libre-échange et dans le laissez-faire. En d’autres termes, c’étaient ceux qui croyaient dans les vertus du marché qui critiquaient avec le plus de passion les brevets comme une violation du laissez-faire.»

L’explosion du nombre des brevets, l’extension de leur objet, au-delà des inventions techniques proprement dites, à des découvertes scientifiques et à des êtres vivants (végétaux et animaux), l’élargissement des privilèges de leurs détenteurs, l’imposition par l’OMC de leur respect aux pays dominés par le traité ADPIC / TRIPS, sont un des aspects de la réorganisation capitaliste depuis 30 ans. Elle est appelée communément politique néolibérale. En réalité, il s’agit une profonde contre-réforme conservatrice, d’une restauration d’un pouvoir sans limite du capital financier (au sens de fusion du capital industriel et financier).

Cela touche particulièrement les biotechnologies. Les grands trusts pharmaceutiques sont le fer de lance de cette expansion du droit des brevets, alors que le boom de l’électrotechnique et de l’électronique des années 1950-1970 avait relativement peu fait usage du droit des brevets. [9]

En permettant depuis une vingtaine d’années le brevetage des espèces vivantes et de leurs gènes, en dépit de la tradition juridique explicite qui, depuis le 19e siècle, voulait que le droit de la propriété intellectuelle ne permette de breveter que des inventions humaines et non des découvertes de réalités naturelles, et encore moins des êtres vivants, on satisfait les exigences des détenteurs stratégiques des pharmas et du biotech dont les profits (appropriés de manière privative) dépendent de recherches biologiques de pointe. Et cela, dans une mesure sans précédent, parce que « s’est rétrécie la distance entre la recherche fondamentale et ses applications commerciales [10]. Ce faisant, un saut dans l’inconnu a été permis. Cela fait hésiter certains capitalistes devant les risques de monopolisation des connaissances elles-mêmes.

Depuis la fin des années 1970, s’est manifestée une tendance à rigidifier le droit de la propriété intellectuelle, le droit des brevets ainsi que les droits d’auteurs et le copyright. Ils ont été étendus à de nouveaux domaines et rendus plus absolus et exclusifs. Cela s’est accompagné d’une production idéologique cherchant à les assimiler à une propriété privée comme une autre.

Or on peut constater aujourd’hui à ce sujet un certain débat au sein des élites dirigeantes du capitalisme occidental, aux Etats-Unis ou en Europe. Dans le cadre de la concurrence exacerbée sur le marché mondial, ce débat n’est pas seulement un débat d’idées. Il relève aussi d’un différend d’intérêts face à un nouveau paysage mondial que personne ne domine ni ne sait prévoir, mais où il y aura des gagnants et des perdants.

Aux Etats-Unis, l’appropriation privée de la connaissance se traduit par une hausse exponentielle du nombre des brevets, qui a commencé le plus tôt et est allée le plus loin. Il semble y avoir un secteur du capitalisme des Etats-Unis qui voit dans les rentes de ses portefeuilles de brevets et de copyrights une source de pouvoir (sur des secteurs et même des pays) et de profits importants (à côté de ceux obtenus par le secteur financier), susceptibles de compenser la baisse relative des profits issus des productions industrielles plus classiques, étant donné la réorganisation transnationale de la production industrielle (délocalisation, déclin de la rentabilité de divers investissements aux Etats-Unis, etc.). Les revenus de ces portefeuilles ont déjà leur place dans les revenus des investissements extérieurs rapatriés aux Etats-Unis par les investisseurs.

D’autres secteurs sont plus réticents envers le droit des brevets. L’affaire se complique avec le véritable militantisme de très nombreux scientifiques en faveur des logiciels libres, des journaux scientifiques libres et gratuits sur Internet. C’est aussi le cas des banques de données de gènes libres et gratuits dont nous reparlerons dans le prochain article.

Il y a là une contradiction classique entre le développement de forces productives «inédites» et les rapports de propriété capitalistes. Cette contradiction trouve son expression dans des oppositions entre diverses fractions du capital. De plus, beaucoup de chercheurs et scientifiques de pointe sont de simples salariés du capital. La vaste armée mondiale de salarié·e·s de hautes compétences techniques et scientifiques que le capitalisme emploie aujourd’hui prennent eux aussi des initiatives pour défendre leurs intérêts. Certains contestent, de fait ou explicitement, l’appropriation privée tous azimuts des connaissances par une infime minorité; et cela au moment où les implications désastreuses pour l’humanité de l’utilisation des découvertes sous le fouet sélectif des «exigences du marché» éclatent aux yeux de cercles de plus en plus larges. La lettre des 66 biologistes adressée à la commission du Conseil national dont nous allons parler plus loin participe de ce contexte.

«Trop d’appropriation privée» peut-elle nuire aux profits du capital ?

Une étude récente a conclu que presque 20 % des gènes humains sont explicitement revendiqués par un brevet, soit 4382 sur 23688, avec 1156 titulaires différents. Si 81,5 % ne font donc pas l’objet d’un brevet, 14 % sont en mains privées et 3 % en mains publiques: universités, instituts de recherche, hôpitaux; 15 % sont en mains de propriétaires des Etats-Unis, 1 % en mains européennes, le Japon et le Canada se partageant un peu plus de 1 %, d’autres pays les 1,5 % restants. Des dix plus gros propriétaires, un seul n’est pas basé aux Etats-Unis [11]. Ce ne sont pas seulement les laboratoires publics qui voient leur travail compliqué par l’écheveau croissant des droits de propriété sur les gènes qu’ils aimeraient pouvoir utiliser pour leurs travaux, jusqu’au point que les chercheurs évitent de trop s’approcher de gènes dont les «propriétaires» vont lancer contre eux leurs avocats spécialisés. Les laboratoires privés sont confrontés au même problème. Pour pouvoir utiliser certains gènes, ils doivent consacrer beaucoup de travail et d’argent à négocier avec les titulaires de droits des contrats de licences.

C’est là que réside la base matérielle de la bonne disposition des grandes pharmas suisses en faveur du privilège de la recherche que prévoit le projet de loi. Thomas Cueni, le secrétaire général d’Interpharma, dans l’entretien accordé à la baz – cité plus haut – la présente comme une concession [12]. Mais il ajoute de manière révélatrice: «Nous soutenons ce compromis car l’industrie, elle aussi, n’a pas d’intérêt à des brevets spéculatifs, qui freinent en fin de compte notre propre recherche

En outre, les progrès foudroyants du séquençage de génomes entiers ouvrent un marché que certains capitalistes: les séquenceurs, les fabricants de machines à séquencer, les fabricants de logiciels bio-informatiques d’exploration de génomes entiers, les fabricants de matériels de diagnostic médical, et aussi les assureurs, espèrent prometteur. Le National Human Genome Research Institute(NHGRI) de l’administration fédérale des Etats-Unis, table sur la possibilité de séquencer le génome entier d’une personne pour 1000 $ dans dix ans. De fait, le NHGRI et les NIH (les Instituts nationaux de la santé, la gigantesque organisation fédérale de recherche biomédicale publique) ont publié en février 2004 un appel d’offres pour subventionner des projets de développement de technologies révolutionnaires de séquençage du génome afin de faire descendre progressivement à 1000 $ le prix du séquençage d’un génome complet avec la qualité suffisante.

Aujourd’hui cela coûte encore entre 10 à 50 millions $. C’est le projet de graver l’intégralité du génome de chacun sur un CD ! Il n’est pas difficile de comprendre que l’écheveau de brevets sur des gènes individuels dispersés sur tous les chromosomes est un obstacle pour toute entreprise qui compte investir dans l’exploration de génomes entiers. C’est de ce côté là, plutôt que dans le génie helvétique du compromis éclairé, qu’il faut chercher l’explication des dispositions relativement un peu meilleures depuis le tournant du millénaire des géants des pharmas et du biotech suisses pour des formules légales plus nuancées.

La très influente fondation scientifique britannique Nuffield a publié en juillet 2002 les conclusions d’une table ronde réunissant neuf sommités de la biologie moléculaire et du droit, dont le juge Jacob, de la Haute Cour, et l’allemand Joseph Strauss, le directeur de l’Institut Max Planck du droit de la concurrence, du copyright, et des brevets étrangers et internationaux: «The ethics of patenting DNA, a discussion paper» (L’éthique de breveter l’ADN, une contribution à la discussion) [13].

En fait d’éthique, il y est surtout question de science et d’économie. Les conclusions sortent des refrains qu’on entend habituellement. Par exemple: «Nous remarquons que de nombreux brevets formulant des revendications sur des séquences d’ADN (un gène est une certaine séquence d’ADN, RL) qui ont été accordés sont d’une validité douteuse. Les effets de beaucoup de ces brevets sont extensifs parce que les inventeurs qui revendiquent des droits sur des séquences d’ADN obtiennent une protection pour tous les usages des séquences. Nous concluons que, dans le futur, la délivrance de brevets qui revendiquent des droits sur des séquences d’ADN devraient devenir l’exception plutôt que la norme. […] Nous faisons remarquer, en outre, que le fait que des séquences d’ADN ne sont essentiellement que de l’information génétique les distingue des autres composés chimiques, pour ce qui est du système du brevet.»

Il y a quinze jours, le Trésor du Royaume-Uni publiait le rapport sur la propriété intellectuelle commandé à une commission présidée par Andrew Gowers, ancien rédacteur en chef du Financial Times. Il insiste sur la nécessité d’une réforme du système des brevets qui, selon lui, s’est trop déséquilibré au profit des très riches et aux dépens du domaine public. [14]

On n'a pas assez fait remarquer, dans la fameuse course de vitesse entre 1998 et 2001 pour séquencer le génome humain qui opposa le bouillant challenger privé Celera au Programme public du génome humain, que non seulement ce dernier a gagné largement la course quoiqu’en aient dit les médias, mais qu'en fait de public, il l’était moins que les médias le disaient.

En effet, il associait les NIH et le DOE (le Département de l’énergie) – soit les deux titans de la recherche fédérale aux Etats-Unis qui n’ont aucun équivalent en Europe – avec un consortium réunissant rien moins que la dizaine des plus grandes multinationales pharmaceutiques mondiales. Nous y reviendrons. L’objectif – réalisé depuis lors – était la construction d’une banque de données génomiques gratuite en libre accès sur Internet. [15]

On allait oublier trop vite que dans le capitalisme, le domaine public, c’est d’abord le domaine public des connaissances et des services techniques à disposition de l’ensemble des capitalistes comme une infrastructure nécessaire à la mise en valeur du capital. Aussi nécessaire au capitalisme qu’un réseau routier ou un réseau étatique de laboratoires et instituts techniques dont les services sont à disposition de toutes les entreprises. Ces banques de données génomiques gratuites devaient aussi freiner le brevetage des gènes puisque tout ce qui est dans le domaine public ne peut plus être breveté. L’intention de ce consortium de multinationales pharmaceutiques était de constituer des banques de données génomiques “pré-compétitives”, c’est-à-dire ouvertes à toutes, en amont de la concurrence qui oppose les divers capitaux privés sur le marché mondial.

Quelle révision de la loi sur les brevets et pour qui ?

La révision de la Loi suisse sur les brevets de 1954 était devenue indispensable de par l’importance économique qu’ont prise le génie génétique et le brevetage des gènes, ainsi que par l’obligation pour la Suisse, qui est membre de l’Office européen des brevets (OEB), de transposer dans sa législation la Directive du Parlement européen et du Conseil de l’Union européenne du 6 juillet 1998 «relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques».

Au plan national, tant les grandes entreprises pharmaceutiques qui exigeaient depuis les années 1980 un renforcement de la protection qu’offrent les brevets que les courants scientifiques, écologistes et chrétiens qui s’alarment du brevetage du vivant, réclamaient une nouvelle législation pour définir une position claire face aux faits accomplis de la jurisprudence. La révision partielle de 1976 avait explicitement interdit le brevetage de variétés végétales et animales. Or, dès 1986, l’Office fédéral de la propriété intellectuelle avait accepté, comme ses homologues des autres pays industrialisés et l’OEB, les demandes de plus en plus nombreuses de brevets sur des variétés modifiées génétiquement. [16] Si une législation spécifique n’était pas consacrée aux gènes, c’est le précédent juridique des «brevets de produit», tels qu’ils s’appliquent aux substances médicamenteuses, qui s’appliquait à l’ADN, comme s’il était une molécule comme une autre, offrant au détenteur du brevet sur la substance une protection absolue, même pour des usages futurs qu’il n’avait pas envisagés, permettant ainsi un brevetage sans restrictions des gènes. En 1986 déjà, le conseiller national radical Félix Auer, vice-directeur alors de Ciba-Geigy, devenue depuis Novartis, avait demandé une révision de la loi.

Faute d’une perspective de majorité claire, le Conseil fédéral et les Chambres avaient enterré la question. Une nouvelle motion, celle de la conseillère aux Etats radicale lucernoise Helen Leumann de 1998, demandant l’application de la Directive européenne, a suscité la publication en 2001 par le Conseil fédéral d’une première version. Elle suscita un feu croisé de critiques durant la procédure de consultation. Une deuxième version fut soumise à une deuxième consultation le 29 juin 2004 et finalement publiée, remaniée, en novembre 2005.

Mais arrivant relativement tard, sept ans après la Directive européenne, le projet porte également la marque de ce retour du balancier, après l’euphorie du tout brevetable de la fin des années 1990, donc d’une certaine prudence de milieux bourgeois. Ces derniers sont échaudés par les contradictions et les contentieux et par les protestations des scientifiques à propos du frein à la recherche et des labyrinthes juridiques provoqués par «l’écheveau de brevets» sur les gènes. Le brevetage rapide de nombreux gènes, dès la fin des années 1980, a exprimé des intérêts puissants et court-termistes à une appropriation capitaliste. Mais voilà que personne ne maîtrisait plus les conséquences de ce qui apparaissait, après coup, comme l’ouverture d’une boîte de Pandore et une véritable balkanisation des chromosomes.

En 2001, l’US Patent Officea modifié ses règles pour ne plus accepter des demandes de brevets sur des séquences d’ADN qui ne décrivent pas de fonction précise utilisable industriellement. L’OEB dont la jurisprudence avait été de toute façon plus restrictive faisait de même. La transposition de la Directive européenne dans les législations nationales, qui devait être terminée au plus tard le 30 juillet 2000, a pris un immense retard et suscité des grandes polémiques.

Les succès relatifs en Suisse des initiatives populaires de ces dernières années – elles visaient à fixer des limites restrictives à l’application des nouveautés de la biotechnologie – témoignent de la popularité d’un large courant d’opinion écologiste et religieux, relayé au plan parlementaire non seulement par les Verts, mais aussi dans une certaine mesure par le PSS ainsi que par des minorités de conviction chrétienne au sein des partis bourgeois.

Le Conseil fédéral a donc proposé ce soi-disant «bon compromis» voulant jouer la carte helvétique du consensus. Mais le bloc de la grande industrie dispose aisément d’une majorité aux Chambres fédérales. Il ne manquera pas de l’utiliser à l’occasion d’amendements lors des débats en plénum du Conseil national dès le 19 décembre et l’année prochaine au Conseil des Etats. Il le fera, à l’occasion, même hors de proportion avec une raisonnable considération de l’objet du point de vue des intérêts capitalistes. La symbolique politique doit se manifester clairement: nous commandons dans ce pays.

Les Académies suisses des sciences naturelles et des sciences médicales sont réticentes à autoriser le brevetage des gènes et partisanes de formules restrictives, de même que la Commission fédérale d’éthique pour la biotechnologie dans le domaine non humain (CENH) ainsi que la Commission nationale d’éthique pour la médecine humaine (CNE-NEK).

C’est pourquoi, le projet propose en option une protection seulement partielle comme brevet d’un gène (art.8c), définit un «privilège de la recherche et de l’enseignement», rappelle le «privilège l’agriculteur» (art.9). Se référant à la Convention internationale pour la protection de la biodiversité du 5 juin 1992 signée lors du fameux Sommet de la Terre à Rio, le projet prévoit une obligation de déclaration de la source (art.49a) afin de réserver le droit (qui n’a toujours pas trouvé de concrétisation !) des pays du Sud et de leurs communautés indigènes à partager les bénéfices, ou tout au moins à recevoir une juste rémunération, pour les produits issus de la biodiversité de leurs pays et des savoirs traditionnels de leurs communautés que l’industrie du Nord en vient à exploiter, voire à breveter.

Le projet (art.40d) reprend l’accord de l’OMC du 30 août 2003 qui permet de recourir à une licence obligatoire pour produire des médicaments génériques en faveur des pays pauvres qui n’ont pas d’industrie pharmaceutique capable de le faire. Enfin le projet propose la ratification de la révision de la Convention européenne sur les brevets et du Traité international sur le droit des brevets (PLT) signé à Genève le 1er juin 2000.

L’économie de règles pour économiesuisse

Dans sa prise de position du 29 octobre 2004, économiesuisse, l’organisation faîtière du grand patronat helvétique, au sein de laquelle les multinationales de la chimie et de la pharmacie donnent le ton, se réjouissait de la ratification des traités internationaux, de la régulation du métier d’avocat spécialisé en propriété intellectuelle, de la création d’un tribunal fédéral des brevets et des mesures contre les contrefaçons et la piraterie. Cependant, elle menaçait de retirer tout soutien au projet si une protection absolue de brevet de produit n’était pas accordée aux brevets sur les gènes et si n’était pas retirée du texte l’obligation pour le dépositaire d’un brevet portant sur des ressources génétiques ou des savoirs traditionnels d’indiquer ses sources (article 49a).

Sur ce point concernant les pays du Sud, économiesuisse n’argumentait pas quant au fond, mais prétendait que seuls des traités internationaux, et non une législation nationale, peuvent fixer cette exigence. Gageons que l’industrie chimique et pharmaceutique suisse, grande utilisatrice de substances naturelles tropicales, non seulement ne veut pas être liée par des règles plus sévères que ses concurrents internationaux, mais sait pouvoir compter dans la négociation de tels traités sur l’attitude intraitable du gouvernement des Etats-Unis contre toute concession aux pays du Sud.

La procédure de consultation a révélé l’éventail de positions suivant:

• Le parti radical et l’UDC, de même que la communauté des juristes spécialisés en propriété intellectuelle, ont pour l’essentiel la même position que économiesuisse.

• Les petites et moyennes entreprises biotechnologiques, elles, mais aussi les hautes écoles et les instituts de recherche, ont plaidé contre des brevets sur les gènes accordant une protection absolue en souhaitant la variante d’une protection limitée. Le désaccord entre multinationales pharmaceutiques et entreprises biotech plus modestes révèle des intérêts industriels concurrents (une concurrence qui peut conduire à l’absorption des petites par les grandes, selon une «loi» classique du capitalisme; la discussion portant alors sur le prix à payer).

• Le parti démocrate-chrétien, les associations agricoles, l’Union des villes suisses, les hautes écoles et instituts de recherche, plusieurs associations médicales, les commissions d’éthique, les petites et moyennes entreprises de biotechnologie, soutiennent le projet qu’ils trouvent dans l’ensemble équilibré.

• Le parti chrétien-social, le parti socialiste et les Verts, les organisations pour la protection de l’environnement, de consommateurs, de protection des animaux et de coopération au développement, ainsi que les milieux médicaux, refusent le brevetage des gènes et d’autres éléments humains, animaux et végétaux.

Quelle appropriation privée du gène, exactement ?

Sur le point central du brevetage du gène, le plus controversé, la formulation du nouvel article 1b proposée est la suivante:
III séquences géniques               
1. Une séquence génique ou une séquence génique partielle n’est en soi pas brevetable.
2. Une séquence dérivée d’une séquence génique ou d’une séquence génique partielle existant à l’état naturel constitue toutefois une invention brevetable lorsqu’elle est préparée techniquement, que sa fonction est décrite concrètement et que les autres conditions de l’art.1 sont remplies.

Ces autres conditions de l’article 1 de 1954 qui reste en vigueur sont essentiellement:
1. Les brevets d’invention sont délivrés pour les inventions nouvelles utilisables industriellement.

Toute la question – le message du Conseil fédéral l’évoque explicitement – porte la marque de l’embarras général suscité par la rupture qu’introduit le brevetage des gènes avec la tradition du droit des brevets qui veut qu’on ne puisse breveter que des «inventions» et non des «découvertes». Une invention est un produit de l’ingéniosité humaine qui n’existe pas dans la Nature, tandis qu’une découverte désigne un élément naturel révélé et élucidé. Or personne ne conteste qu’une séquence de l’ADN, un gène, sa fonction, sont des découvertes et non des inventions. Tant la Directive de l’UE que le Message du CF le rappellent très explicitement.

Pour les breveter en dépit de toute la tradition juridique, il a fallu inventer une distinction sophistique que la Directive européenne formule ainsi, disant quasiment une chose puis son contraire:

(20) considérant, en conséquence, qu’il est nécessaire d’indiquer qu’une invention qui porte sur un élément isolé du corps humain ou autrement produit par un procédé technique, et qui est susceptible d’application industrielle, n’est pas exclue de la brevetabilité, même si la structure de cet élément est identique à celle d’un élément naturel, étant entendu que les droits conférés par le brevet ne s’étendent pas au corps humain et à ses éléments dans leur environnement naturel;

(21) considérant qu’un tel élément isolé du corps humain ou autrement produit n’est pas exclu de la brevetabilité puisqu’il est, par exemple, le résultat de procédés techniques l’ayant identifié, purifié, caractérisé et multiplié en dehors du corps humain, techniques que seul l’être humain est capable de mettre en œuvre et que la nature est incapable d’accomplir par elle-même;

Ce qui devient dans le projet de la loi suisse le nouvel article 1a alinéa 2:
2. Les éléments du corps humain, dans leur environnement naturel, ne peuvent pas être brevetés. Un élément du corps humain constitue toutefois une invention brevetable lorsqu’il est préparé techniquement, si un effet utile de nature technique est indiqué et si les autres conditions de l’article 1 sont remplies.

L’astuce pour autoriser le brevetage des gènes juste après avoir rappelé qu’on ne peut pas l’autoriser consiste à assimiler les techniques indispensables pour découvrir un élément naturel à une démarche inventive. Or, la science ne découvre pas les réalités naturelles par la contemplation, mais par des procédés techniques qui impliquent souvent la recréation de l’élément naturel d’une manière artificielle. Seuls des sophistes intéressés peuvent considérer que cela annule le caractère naturel de l’élément ainsi découvert.

L’électron et ses propriétés ont aussi été découverts par de tels procédés techniques de recréation en laboratoire de processus naturels, mais l’industrie électrique et électronique a breveté des dispositifs et appareils n’existant pas dans la Nature et non pas l’électron ou les couches d’électrons des différents atomes.

L’enjeu dans le contexte de la concurrence capitaliste consiste à savoir si le brevet pourra être opposé à l’inventeur d’une application pratique nouvelle de la même séquence mais que le brevet n’envisageait pas. Le message cite des procès en Allemagne, en France et en Italie autour de cette question. Le Conseil fédéral a tenté de maîtriser le dilemme en envisageant deux «approches», au moyen de deux versions alternatives de l’article 8c.

• L’une, plus restrictive, n’offre au détenteur du brevet qu’une protection partielle limitée à la fonction utilisable du gène décrite dans la demande de brevet:
«Dans le cas où la découverte concerne une séquence dérivée d’une séquence génique ou d’une séquence génique partielle existant à l’état naturel, les effets du brevet sont limités à la séquence qui correspond aux fonctions concrètement décrites dans le brevet.»
Les représentants du grand patronat et les juristes spécialisés ont dénoncé qu’une telle formulation mettrait la Suisse en contradiction avec les législations étrangères et avec le Traité de l’OMC dit ADPIC / TRIPS [17] du 15 avril 1994 qui oblige tous les pays du monde à honorer tous les brevets. Mais après des années de controverses, tant la nouvelle loi allemande du 15 janvier 2005 que celle de la France du 6 août 2004 ont transposé, à la différence des autres pays de l’UE, la Directive européenne d’une manière restrictive analogue. Un rapport récent de la Commission européenne balance entre les deux variantes. • Dans l’autre version, que le Conseil fédéral a retenue, puis la Commission des affaires juridiques du Conseil national également, et à laquelle économiesuisse se rallie finalement comme «un compromis acceptable» équivalant, selon elle, à un «brevet de produit» [19], la protection est absolue mais une restriction différente est introduite que la jurisprudence internationale suggère et qui tient compte du fait que les gènes sont très longs et subdivisés de manière complexe en segments divers ayant des fonctions particulières:
«La protection découlant d’une revendication portant sur une séquence de nucléotides dérivée d’une séquence génique ou d’une séquence génique partielle existant à l’état naturel, se limite aux segments de la séquence de nucléotides qui remplissent la fonction décrite concrètement dans le brevet.»
Les formulations juridiques déroutent le non-spécialiste, mais le Message du Conseil fédéral précise bien:
«Mais selon la doctrine dominante et la jurisprudence relatives à l’étendue de la protection des substances chimiques, elle revient à accorder aux séquences de nucléotides une protection absolue

L’insistance des pharmaceutiques et des associations patronales sur une protection absolue des séquences couvertes par un brevet exprime leur détermination à fonder leur profit pas seulement sur le brevetage de procédés biotechnologiques, mais sur une appropriation de larges territoires du génome lui-même (land grabing) pour jouir durant vingt ans d’une rente véritablement territoriale en interdisant aux concurrents de s’intéresser aux mêmes gènes. C’est ainsi que Jensen et Murray [20] peuvent littéralement cartographier la propriété privée sur chaque chromosome humain, comme si une entreprise possédait dans le cœur l’oreillette gauche et une autre le ventricule droit.

La question hérite du précédent des molécules médicamenteuses. Mis à part les molécules totalement artificielles, beaucoup de molécules médicamenteuses sont plus le fruit de découvertes de substances et de processus biochimiques présents dans la Nature que de véritables inventions humaines. Le basculement du droit des brevets pour englober non plus seulement des inventions techniques mais les résultats de la science eux-mêmes a commencé avec les molécules pharmaceutiques.

Encore dans les années 1970, le droit des brevets italien et espagnol, comme encore tout récemment celui de l’Inde, ne permettait pas de breveter la substance médicamenteuse et ses fonctions, mais seulement une technique de sa production. Le brevet n’empêchait donc pas un concurrent de mettre au point une autre technique de production pour commercialiser la même substance.

La lettre des 66 biologistes

Le 30 juin 2006, 66 personnalités de la recherche biologique et médicale suisse, emmenées par le prix Nobel Werner Arber [21], qui est un des pères fondateurs du génie génétique, ont écrit une lettre ouverte à la Commission des affaires juridiques du Conseil national, sur le point de commencer l’examen du projet, pour la prier de restreindre le brevet sur les séquences de gènes à la fonction inventée. Le texte de cette lettre mérite d’être reproduit en entier:

«Madame la Conseillère nationale, Monsieur le Conseiller national

Vous allez bientôt examiner le projet que le Conseil fédéral propose pour réviser la loi sur les brevets d’invention. Nous vous demandons instamment de tenir compte, dans vos travaux, des intérêts de la recherche et, en particulier, de restreindre à la fonction le brevet sur les séquences de gènes (art.8c du projet LBI).

D’après le projet du Conseil fédéral, on pourrait breveter les séquences de gènes dès lors qu’il serait possible de les isoler d’un organisme et de décrire leur fonction. Le Message du Conseil fédéral prévoit actuellement un brevet absolu sur les substances.

Ce droit consacrerait le monopole du détenteur du brevet sur toutes les fonctions de la séquence de gènes, y compris celles encore inconnues au moment du dépôt du brevet. Cela constituerait à notre avis une rétribution excessive pour le titulaire du brevet, aux dépens de la recherche et de l’innovation.

Certains d’entre nous condamnent fondamentalement tout brevet sur des séquences de gènes. D’autres approuvent cette idée. Mais tous, nous sommes d’avis que la protection absolue du brevet sur les substances va trop loin.

Nous vous prions de vous engager à restreindre le brevet sur les séquences de gènes à la fonction inventée, comme l’envisage en alternative le Conseil fédéral. C’est aussi la variante qu’a soutenue la majeure partie des milieux de la recherche et des Hautes Ecoles lors de la procédure de consultation.

Notre proposition pour l’art. 8c est la suivante:
Si l’invention concerne une séquence dérivant d’une séquence ou séquence partielle existant à l’état naturel, l’étendue du brevet se restreint à la séquence en relation avec les fonctions concrètes décrites dans le brevet.

Nous craignons en effet qu’un brevet absolu sur la substance des séquences de gènes n’ait des effets néfastes sur la recherche et la médecine.

Nous devons déjà faire face à un faisceau toujours plus impénétrable de prétentions consignées dans les brevets, nécessitant toujours plus de démarches administratives.

Et les conséquences négatives qu’entraînerait le brevet sur la substance ne pourraient guère être surmontées par le maintien du privilège de la recherche.

La France et l’Allemagne se sont déjà décidées en faveur d’une protection des brevets restreinte à la fonction du gène, pour renforcer les chances de succès de leurs centres d’excellence. Nous souhaitons que la recherche helvétique bénéficie des mêmes conditions.

Veuillez agréer, etc...

Signée par Werner Arber et 65 autres signatures»

Les 7 et 8 septembre 2006 à Berne, sous la présidence du Conseiller national des Verts, Daniel Vischer, en présence du conseiller fédéral Christoph Blocher, la commission des affaires juridiques du Conseil national avait entamé la discussion du projet. La majorité avait approuvé les formulations du Conseil fédéral sur la brevetabilité des gènes. Une forte minorité avait rejeté toute exception à la non brevetabilité d’éléments du corps humain et des séquences de gènes. Par 11 voix contre 7, les formulations du Conseil fédéral pour les articles 8a et 8b avaient été acceptées. [22] Dans un communiqué de presse le 8 septembre, les Verts avaient déploré que la majorité de la commission n’ait pas voulu suivre la demande que les 66 biologistes formulaient dans leur lettre ouverte.

Les exceptions au brevet: le privilège de la recherche… et de l’enseignement

Les dits «privilèges» de la recherche, de l’enseignement, et de l’agriculteur sont formulés par le projet d’article 9:
Art.9 (nouveau)
1. Les effets du brevet ne s’étendent pas:
a. aux actes accomplis dans le domaine privé à des fins non commerciales;
b. aux actes accomplis à des fins expérimentales et de recherche servant à obtenir des connaissances sur l’objet de l’invention, y compris sur ses utilisations possibles; est permise notamment toute recherche scientifique portant sur l’objet de l’invention;
c. aux actes nécessaires à l’obtention d’une autorisation de mise sur le marché d’un médicament selon les dispositions de la loi du 15 décembre 2000 sur les produits thérapeutiques;
d. à l’utilisation de l’invention à des fins d’enseignement dans des établissements d’enseignement;
e. à l’utilisation de matière biologique à des fins de sélection ou de découverte et à des fins de développement d’une variété végétale;
f. à la matière biologique dont l’obtention dans le domaine de l’agriculture est due au hasard ou est techniquement inévitable.
2. Les accords qui limitent ou annulent les exceptions visées à l’al.1 sont nuls.

Le privilège de la recherche est formulé par a, b et c et par le projet d’article 40b. C’est la reprise explicite dans la loi d’un droit reconnu plus ou moins généralement depuis longtemps par la jurisprudence des tribunaux. N’importe qui peut utiliser gratuitement le brevet sans l’autorisation de son détenteur pour des recherches portant sur le contenu du brevet. Ce droit est complété par l’article 40b:

«Quiconque entend utiliser une invention biotechnologique brevetée comme instrument ou comme accessoire de recherche à droit à une licence non exclusive.»

C’est-à-dire que le chercheur qui souhaite utiliser le brevet comme instrument de recherche peut, si le détenteur ne lui en accorde pas une licence d’utilisation, se la faire accorder par le juge. Mais une licence se rémunère à un prix proportionné que la tradition veut modeste et sur lequel le juge peut être amené à se prononcer.

economiesuisse s’est ralliée à ce privilège de la recherche pour prétendre résolu le problème que soulèvent les chercheurs alarmés par le frein à la recherche qu’est la multiplication des brevets sur les gènes:

«La crainte évoquée dans le message explicatif que la protection absolue de produit puisse gêner la recherche est injustifiée parce que le large privilège de la recherche que définit le projet et l’introduction d’un droit à une licence non exclusive pour pouvoir utiliser une invention brevetée dans un but de recherche garantit dans une mesure suffisante la liberté de recherche.» [23]

Dans le projet d’article 9, le sous-alinéa b et plus encore le c sont un enjeu économique décisif pour l’industrie des médicaments génériques, importante en Suisse. C’est la concurrence qui obsède les pharmas quoique Novartis, pour sa part, produise de plus en plus de génériques elle-même. Ces dispositions vont donc permettre au fabricant du générique de réaliser déjà durant le délai de validité du brevet tous les préparatifs industriels et administratifs pour être prêt à mettre sur le marché son générique à l’échéance du brevet, à l’exception de la production industrielle elle-même

Le privilège de l’enseignement que définit le sous-alinéa d est, lui, une vraie nouveauté réjouissante. Les établissements d’enseignement auront le droit d’utiliser un brevet gratuitement et sans à avoir à demander l’autorisation du détenteur. C’est la reprise explicite dans la loi suisse d’un droit traditionnel aux Etats-Unis compris dans ce qui s’y appelle fair use. Aux Etats-Unis cela s’applique aussi au copyright. A quand la reprise de ce privilège de l’enseignement dans la loi suisse sur le droit d’auteur pour soulager les établissements d’enseignement du harcèlement et des dépenses que leur valent ces dernières années les obligations accrues de respecter les droits d’auteur ?

Le privilège de l’agriculteur: le pot de terre contre le pot de fer

Quant au «privilège de l’agriculteur», c’est une tout autre question. Ce que le projet définit à ce sujet est loin de donner satisfaction aux organisations agricoles, de protection de l’environnement et d’aide au développement. D’ailleurs, le Conseil fédéral ne parle que de protéger l’agriculteur «contre des prétentions abusives». Le «privilège de l’agriculteur», dans le sens commun de l’expression, c’est le droit pour lui de semer gratuitement les graines récoltées pour obtenir la récolte de l’année suivante, ou d’élever les petits de ses animaux et de pouvoir opposer ce droit au propriétaire du brevet des semences brevetées achetées en premier lieu ou du détenteur de la protection intellectuelle d’une variété végétale ou race animale.

L’article 9 y fait allusion dans ses sous-alinéas a, e et f. La Directive européenne le définit dans son article 11:
«Par dérogation aux articles 8 et 9, la vente ou une autre forme de commercialisation de matériel de reproduction végétal par le titulaire du brevet ou avec son consentement à un agriculteur à des fins d’exploitation agricole implique pour celui-ci l’autorisation d’utiliser le produit de sa récolte pour reproduction ou multiplication par lui-même sur sa propre exploitation, l’étendue et les modalités de cette dérogation correspondant à celles prévues à l’article 14 du règlement (CE) no 2100 / 94.»

Les variétés végétales et animales ne sont en principe pas brevetables parce qu’elles font l’objet d’une protection particulière en droit de la propriété intellectuelle, régie par Loi fédérale sur la protection des obtentions végétales du 20 mars 1975 et par la Convention internationale sur les obtentions végétales du 2 décembre 1961.

Cette loi était alors à la fois la mise par écrit de traditions agricoles, mais aussi une première concession à la tendance vers l’appropriation privée qu’on se refusait encore à concrétiser par le droit de breveter des êtres vivants, puisque la tradition juridique l’avait toujours exclu. Pour son détenteur – appelé l’obtenteur, c’est-à-dire celui qui par sélection a produit une variété ou race originale, cette protection est différente d’un brevet. Elle a une durée plus longue, pouvant aller jusqu’à 25-30 ans selon le temps de croissance de la plante, mais est accordée par l’Etat selon des critères relativement restrictifs. Par contre, une demande de brevet n’est pas soumise à un contrôle sur le fond par l’Etat, mais seulement enregistrée par l’Office des brevets si les conditions formelles sont remplies.

En comparaison avec le brevet, l’obtention végétale s’accompagne à la fois de restrictions et de privilèges particuliers. [24] Dans la même démarche de transposition en droit suisse de la Directive européenne et du traité TRIPS / ADPIC, le Conseil fédéral proposé le 23 juin 2004, une révision de cette loi et la ratification de la révision du 19 mars 1991 de la Convention internationale. Il a voulu formuler le privilège de l’agriculteur, comme exception aux droits de l’obtenteur, dans l’article 7 de la Loi sur les obtentions végétales et donc aussi dans la loi sur les brevets comme exception aux droits du détenteur du brevet.

De plus en plus de variétés végétales sont l’objet à la fois de brevets et simultanément de droits au titre de la Loi sur les obtentions végétales. Le Conseil fédéral a donc inclus dans son projet du 23 juin 2004, trois nouveaux articles 35a, 35b et 36a de la loi sur les brevets. Ces articles ne figurent donc pas dans le projet de révision de la Loi sur les brevets du 23 novembre 2005 tout en y étant évoqués. Le Conseil des Etats a débattu cette révision de la Loi sur les obtentions végétales en juin 2005. Il ne débattra de la révision de la Loi sur les brevets qu’en 2007. C’est le contraire pour le Conseil national qui a débattu de la révision de Loi sur les brevets mais qui ne débattra de la révision de la Loi sur les obtentions végétales qu’en 2007.

Tant les propositions du Conseil fédéral que la Directive européenne, s’efforcent de restreindre le plus possible le «privilège de l’agriculteur». Elles réservent clairement le droit du détenteur d’un brevet sur une variété végétale et animale modifiée par un procédé de biotechnologie d’exiger de l’agriculteur qu’il le rémunère et qu’il se limite à reproduire gratuitement l’être vivant à l’intérieur de son exploitation ou domaine privé sans en faire aucune exploitation commerciale. Le Message du Conseil fédéral est très clair à ce sujet. Les intérêts des grands multinationales des semences et fournitures agricoles, comme Monsanto et Syngenta, sont bien trop grands pour marquer le pas devant un «privilège de l’agriculteur».

L’article 35 qui date de 1954 permettait de se passer de la permission du titulaire du brevet à celui qui, de bonne foi et déjà antérieurement au dépôt de la demande de brevet, utilisait l’invention dans l’enceinte de son entreprise ou de son domaine privé.

Ces articles ont la teneur suivante:

«Art.35a
1. Les agriculteurs qui ont acquis du matériel de reproduction végétal mis en circulation par le titulaire du brevet ou avec son consentement peuvent, dans leur exploitation, multiplier le produit de la récolte obtenu par eux dans leur exploitation à partir de ce matériel.
2. Les agriculteurs qui ont acquis des animaux ou du matériel de reproduction animal mis en circulation par le titulaire du brevet ou avec son consentement peuvent, dans leur exploitation, reproduire les animaux obtenus par eux dans leur exploitation à partir de ce matériel ou de ces animaux.
3. Les agriculteurs doivent obtenir le consentement du titulaire du brevet s’ils entendent céder à des tiers, dans un but de reproduction, le produit de la récolte ou de l’animal qu’ils ont obtenu, ou du matériel de reproduction animal.
4. Tout accord qui restreint ou annule le privilège des agriculteurs dans le domaine des denrées alimentaires et des aliments pour animaux est nul.»
(Ce dernier alinéa 4 formule la priorité donnée à la production alimentaire sur la production d’autres marchandises par les traités internationaux signés par la Suisse dans le cadre de la FAO, l’organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation, dont le siège est à Rome et dont la Suisse a été dès sa fondation, en 1945, un membre influent.)

«Art.35b.
1. Le Conseil fédéral détermine les espèces végétales auxquelles s’applique le privilège de l’agriculteur; ce faisant il tient compte en particulier de leur importance en tant que matière première des denrées alimentaires et des aliments pour animaux.
2. Si le privilège de l’agriculteur a des effets négatifs sur l’offre de nouvelles variétés ou si les intérêts légitimes du titulaire du brevet ne sont plus garantis, le Conseil fédéral (peut prévoir / prévoit) que les agriculteurs utilisant des semences de ferme versent une indemnité au titulaire du brevet. Il peut limiter l’obligation de verser une indemnité aux exploitations agricoles d’une taille déterminée. Il définit les modalités de perception des indemnités.»

Syngenta négocie «à égalité» avec le paysan…

Le 6 juin 2005, quand le Conseil des Etats délibéra, la commission (Simonetta Somaruga rapportait) proposait à l’alinéa 2 de l’art.35b l’amendement «peut prévoir»alors que le Conseiller fédéral Joseph Deiss avait défendu en commission la formulation «prévoit». «Peut prévoir» fut approuvé par le Conseil des Etats. L’article 36a accorde au détenteur de l’obtention végétal un droit à une licence non exclusive du brevet, s’il y en a un. Le détenteur du brevet ne peut donc pas s’y opposer.

Il est intéressant de constater qu’une minorité de droite du Conseil des Etats s’y opposa, sans succès, au nom de «la liberté de contrat». Selon la radicale lucernoise Helen Leumann, accorder un droit à une licence empêchait les deux parties de négocier librement une licence. Elle appelait cela «obliger les parties à un contrat (Zwangsvertrag)». [25] Le détenteur d’un brevet dans ce domaine a toutes les chances d’être une multinationale du biotech ou des semences. L’obtenteur de la variété végétale est, lui, le plus souvent un sélectionneur agricole, soit généralement une entreprise petite ou moyenne. Comme de bien entendu, il faut que le fort et le faible soient libres de négocier un contrat entre eux deux, puisque le dogme du droit bourgeois, c’est le contrat qui unit deux parties considérées égales par définition, comme par exemple l’employeur et le salarié, ou la multinationale et la PME sous-traitante.

L’article 2 du projet de révision de la loi sur les brevets marque donc à son alinéa 2:
«Ne peuvent en outre être brevetés:
a. Les variétés végétales et les races animales, ainsi que les procédés essentiellement biologiques d’obtention de végétaux ou d’animaux; sont toutefois brevetables, sous réserve de l’al.1, les procédés microbiologiques, ou d’autres procédés techniques, les produits ainsi obtenus et les inventions qui portent sur des plantes ou des animaux et dont la faisabilité technique n’est pas limitée à une variété végétale ou à une race animale;»

Et l’article 9a met les points sur les i dans son alinéa 4:
«Lorsque de la matière biologique brevetée est mise en circulation en Suisse par le titulaire du brevet ou avec son accord, elle peut être multipliée pour autant que cela soit nécessaire à l’utilisation conforme à son but. La matière ainsi obtenue ne doit pas être utilisée pour une multiplication ultérieure. L’art.35a est réservé.»

Le Message du Conseil fédéral explique très clairement (pages 70 et 71) que cet alinéa restreint le droit de l’agriculteur de laisser se reproduire gratuitement l’être vivant breveté et l’oblige à rémunérer le titulaire du brevet.

D’ailleurs, le projet d’article 8a précise bien à son alinéa 2:

«Si les produits directs du procédé consistent en de la matière biologique, les effets du brevet s’étendent au surplus aux produits résultant de la multiplication de cette matière et présentant les mêmes propriétés.» et l’article 8b de répéter encore la même idée à propos d’un gène introduit dans un être vivant.

Tout au plus le sous-alinéa f de l’article 9 protège-t-il un peu l’agriculteur contre les poursuites engagées par un semencier, comme l’a fait Monsanto, contre l’agriculteur qui sans avoir jamais acheté ses semences avait dans son champ des plantes incorporant le brevet, soit que des semences y avaient été amenées par le vent ou les oiseaux, soit que la pollinisation naturelle avait hybridé ses cultures avec des cultures brevetées poussant ailleurs.

Pour le reste, l’agriculteur devra se débrouiller devant le tribunal pour se défendre contre un plaignant puissant à propos d’une législation embrouillée.

C’est bien pourquoi certains conseillers nationaux qui sont des notables de l’agriculture suisse, qui comptent dans la droite helvétique, comme le député UDC thurgovien Hansjörg Walter, se plaignent que le «bon compromis» dont se vante Christoph Blocher, penche plus en faveur des pharmas, de Roche, Novartis, Serono et Syngenta que du monde agricole. Mais c’est que l’UDC du grand industriel de la chimie Blocher n’est plus le Parti des paysans, artisans et bourgeois (PAB) d’antan. [26]

Les importations parallèles

Le brevet confère par définition à son détenteur, durant les 20 ans de sa validité, le monopole de la commercialisation de son objet, et une série de droits monopolistiques sur toute marchandise incorporant le brevet. Donc aussi le droit de décider la provenance de la marchandise mise en vente sur le marché intérieur du pays dans lequel le brevet s’applique, si à partir de sites de production intérieurs ou si par une importation en provenance d’un autre pays. La jurisprudence autorise dans des cas très particuliers une importation parallèle, c’est-à-dire l’importation par un tiers sans licence du détenteur du brevet de la marchandise protégée par le brevet.

Cela ne cause un «préjudice financier» au détenteur du brevet que si le prix de vente de l’objet importé est inférieur à celui de l’objet commercialisé par le détenteur du brevet. En Suisse, où le niveau des prix est dans plusieurs secteurs très supérieur aux pays voisins, cette situation se présente souvent. On se souvient des conflits autour de l’importation parallèle de voitures en contournant les concessionnaires officiels.

Le projet de révision de la loi sur les brevets ouvre une toute petite possibilité dans des cas extrêmement particuliers de telles importations parallèles dans un nouvel article 9a au 3e alinéa.

Etant donné le prix beaucoup plus élevé des médicaments en Suisse que dans les pays européens voisins, cette question a suscité une grande polémique. Les grands de la pharma et leur organisation faîtière sont bien sûr farouchement opposés à cette possibilité. Toutefois certaines entreprises qui importent et distribuent des médicaments ont intérêt à l’ouverture plus grande de cette fenêtre qui facilite la consolidation de la niche de marché où ils font leurs affaires. Par ailleurs, des secteurs bourgeois intéressés à la diminution des dépenses en médicaments par les assurances maladies (financées par un impôt sur les assurés: la prime d’assurance maladie) et qui insistent sur le développement des médicaments génériques voudraient miser pour les médicaments de marque sur un accroissement des importations parallèles.

Il y a là un conflit d’intérêts entre différents secteurs et branches du capitalisme. Par exemple, l’entreprise Orifarm fait valoir que l’importation parallèle permettrait de vendre des médicaments 10 à 15 % moins chers et une commission fédérale a calculé que cela permettrait d’économiser plus de 100 millions de francs dans les dépenses annuelles en médicaments. On fait valoir également que seul un quart des médicaments de marque vendus en Suisse émanent d’entreprises suisses. [27]

La gauche officielle suisse dénonce depuis des décennies les prix astronomiques des médicaments en Suisse où les pharmas font ce qu’elles veulent alors que dans beaucoup de pays de l’UE les autorités sanitaires imposent un strict contrôle des prix. Ainsi, les pharmas font, par exemple, la guerre à la Sécurité sociale française qui leur impose les prix, à un niveau beaucoup plus bas qu’en Suisse.

Comme nous l’avons vu au début du présent article, PS, Verts et leurs alliés, «tiers-mondistes» et défenseurs des consommateurs se sont donc enthousiasmés pour la petite fenêtre qu’ouvre aux importations parallèles ce nouvel article 9a.

La majorité bourgeoise de la Commission du Conseil national a préféré retirer complètement cette question du projet de révision de la Loi sur les brevets et a voté début novembre une motion dans ce sens adressée au Conseil fédéral. Celui-ci a approuvé cette décision le 22 novembre 2006 et a retiré le sujet de son projet. Le Département fédéral de justice et police est chargé de préparer un projet de loi particulier d’ici fin 2007. La minorité de la commission, indignée, annonce qu’elle reproposera au Conseil national cette possibilité à inscrire dans la loi sur les brevets. Pas de quoi inquiéter la majorité bourgeoise.

* Robert Lochead, biologiste, a terminé cet article le 17 décembre 2006. Un second article sera publié sur ce site en janvier 2007.


[1] Message du Conseil fédéral du 23 novembre 2005 concernant la modification de la loi sur les brevets et l’arrêté fédéral portant approbation du Traité sur le droit des brevets et du Règlement d’exécution  /p>

[2] Karl Marx, Friedrich Engels, Le Manifeste du parti communiste, GF Flammarion, Paris 1998, page 76

[3] Le Temps, 8 décembre 2006

[4] NZZ, compte rendu des débats au CN le 13 décembre 2006.

[5] baz, 13 décembre 2006.

[6] http://al.sp-ps.ch/data/DIV/Medienkonferenzen/061212_Parallelimporte/061212_Sommaruga_f.pdf

[7] Traduction de Making Globalization work, Fayard, Paris 2006.

[8] Michael Perelman, «Steal this Idea, Intellectual Propriety Rights and the Confiscation of Creativity» (Vole cette idée ! La propriété intellectuelle et la confiscation de la créativité par les firmes), Palgrave, New York, 2002

[9] Voir les articles que nous avions publié en 2001 dans les numéros 2 et 3 de A l’encontre.

[10] Arti K.Rai et Rebecca S.Eisenberg, «Bayh-Dole Reform and the Progress of Biomedicine, Allowing universities to patent the results of government-sponsored research sometimes works against the public interest», American Scientist, janvier-février 2003.

[11] Kyle Jensen, Fiona Murray, «Intellectual Property Landscape of the Human Genome», Science, 14 octobre 2005.

[12] Baz, 13 décembre 2006

[13] Nuffield Council on Bioethics, The ethics of patenting DNA, a discussion paper, Nuffield Foundation, London, 2002

[14] The Economist, 9 décembre 2006

[15] En particulier le site www.ensembl.org, propriété commune du Centre Sanger de Cambridge et de l’Institut européen de biologie moléculaire de Heidelberg.

[16] Déclaration de Berne, 01.10.2000 et 26.01.2006

[17] Accord du 15 avril 1994 sur les aspects des droits de la propriété intellectuelle qui touchent au commerce/Trade Related Aspects of Intellectual Property Rights

[18] Evolution et implications du droit des brevets dans le domaine de la biotechnologie et du génie génétique,Rapport de la Commission au Parlement européen et au Conseil, COM(2005)312.

[19] Prise de position de économiesuissedu 3 mars 2006, www.economiesuisse.ch

[20] Kyle Jensen, Fiona Murray, «Intellectual Property Landscape of the Human Genome», Science, 14 octobre 2005

[21] En 1971, on avait découvert chez des bactéries ce qui deviendra l’outil du génie génétique: les enzymes de restriction. Le suisse Werner Arber (né en 1929) obtint pour cela le prix Nobel en 1978, ensemble avec D.Nathans et H.Smith. Professeur à l’Université de Genève jusqu’en 1971 puis à celle de Bâle jusqu’à sa retraite, son nom est devenu l’étendard du ˝pôle d’excellence˝ bâlois en biotechnologies. Ces enzymes coupent l’ADN à l’endroit d’un motif précis. Pour les bactéries, c’est une arme pour détruire les virus qui tentent de les parasiter. Extraites et purifiées par les biologistes moléculaires, elles leur permettent de couper l’ADN pour extraire un gène qu’ils intercaleront dans un autre ADN.

[22] Communiqué de presse de la Commission des affaires juridiques du Conseil national, 8 septembre 2006, www.parlament.ch

[23] Prise de position de économiesuisse, lettre au Département de justice et police du 29 octobre 2004, www.economiesuisse.ch

[24] Loi sur la protection des obtentions végétales du 20 mars 1975 et Convention internationale sur les obtentions végétales du 2 décembre 1961.

[25] Bulletin officiel, Session d’été 2005, Conseil des Etats, www.parlament.ch objet ”04.046”

[26] «Blochers Biopatent-Idee verärgert nun auch die Bauern» (”Les brevets biotech de Blocher commencent à fâcher même les paysans”), Tages-Anzeiger, 13 décembre 2006.

[27] Tages-Anzeiger, 13 décembre 2006