Suisse
 
 

La grève chez Allpack:
leçons de chose d'une grève exemplaire

J.-F. Marquis

La majorité des salarié·e·s de l'entreprise Allpack à Reinach (Bâle-campagne) sont en grève depuis le mardi 25 novembre, avec l'appui de leur syndicat comedia. Lundi 1er décembre, les grenadiers de la police cantonale sont intervenus brutalement pour casser le piquet de grève et imposer l'entrée dans l'entreprise de quelques briseurs de grève et du patron. Les grévistes, plus déterminés que jamais et fort de l'appui des syndicats, ont néanmoins décidé de poursuivre leur mouvement. Le 2 décembre, dès 5 h du matin, les piquets de grève étaient à nouveau en place aux portes de l'entreprise. Le soir, à 17h30, une manifestation de solidarité avec les grévistes et de dénonciation de l'intervention policière a réuni plus de 500 personnes à Liestal, chef lieu de Bâle-campagne, ce qui constitue un succès sans précédent. Les autorités ont fait déployer plus de 180 policiers en tenue anti-émeutes, accompagnés de chiens, pour faire face à cette manifestation totalement pacifique.

Cette grève, qui en est à son 9e jour, est une extraordinaire leçon de chose sur la réalité sociale et du pouvoir dans ce pays. Reprenons dans l'ordre chronologique.

Allpack: éclairage sur les désastres du corporatisme

Allpack est une entreprise d'emballage. Elle a été créée en février 1971. Dès sa fondation, elle a travaillé pour deux types de clientèle: l'industrie pharmaceutique, d'une part, l'industrie alimentaire, d'autre part. Novartis, chocolats Frey (Migros) ou Ricola sont parmi ses principaux donneurs d'ordre.

Allpack occupe donc, de fait, une position de sous-traitant vis-à-vis de géants comme Novartis et Migros. Cela offre à ces derniers de nombreux avantages. Un sous-traitant leur évite des investissements dans des machines qu'ils auraient de la difficulté à rentabiliser seuls. Il est idéal pour des petites séries, difficilement rentabilisables sur des chaînes d'emballage maison. Il est extrêmement souple et flexible. Il est dans une position de dépendance à leur égard, ce qui permet de lui dicter des prix bas, sans rapport avec les exigences de qualité.

Tout cela est bien entendu possible pour deux raisons. Premièrement Allpack, en tant que petite entreprise indépendante, n'est pas intégrée dans un dispositif collectif de protection des droits des salarié·e·s (CCT) ni à une grande entreprise facilitant, dans une certaine mesure, un minimum d'harmonisation des conditions de travail. Deuxièmement, une entreprise comme Allpack peut prendre appui sur la fragmentation du salariat - entre femmes et hommes, entre Suisses et immigré·e·s notamment - et, depuis les années 90, sur l'impact d'un chômage d'ampleur durable, pour imposer des conditions de travail très détériorées à son personnel de production, des femmes de nationalité étrangère dans sa très grande majorité: salaires de références entre 3000 et 3500 fr. brut pour un plein temps, hyperflexibilité dans les horaires, rapports de commandement brutaux et dénués de respect, etc.

Allpack constitue de ce point de vue une bonne illustration de la structuration effective de l'appareil de production et du marché du travail en Suisse. Elle montre comment des transnationales, comme Novartis, ont réussi à faire coexister, sur le même territoire, des laboratoires de pointe et tout leur environnement, présentés comme offrant des conditions de travail de pointes également, et des entreprises sous-traitantes imposant des conditions de travail extrêmement dégradées, que bon nombre de gens n'imaginent tout simplement pas exister en Suisse. La juxtaposition sur un même territoire de ces deux mondes est un des succès remarquables du capitalisme helvétique dans sa capacité d'exploitation des salarié·e·s. La clé de ce succès réside dans la capacité qu'a eue la classe dominante de ce pays à perpétuer et à renforcer, jusqu'à ce jour, la division et la fragmentation du salariat. Une telle division et fragmentation sont bien entendu inhérentes aux modalités de fonctionnement du marché du travail dans une économie capitaliste. Mais la profondeur de ces divisions et de cette fragmentation, spécifique à la Suisse, renvoie pour une part déterminante à l'histoire sociale et politique de ce pays. Concrètement, la paix du travail, et son pendant politique, la «politique de concordance», ont institutionnalisé un corporatisme exacerbé. Durant des décennies, le mouvement syndical a ainsi activement participé à cette segmentation du salariat: en refusant d'organiser des couches entières de salarié·e·s (personnel «sans qualification», par exemple), ou en revendiquant des discriminations à l'égard des travailleurs immigrés (priorité à la main-d'œuvre indigène). La réalité sociale mise à jour par la grève de Allpack est le fruit de cette histoire.

Un coup de force... et ses précédents

Vendredi 21 novembre, le patron d'Allpack, Robert Scheitlin, communique aux salarié·e·s de l'entreprise de nouveaux contrats de travail individuels. Ceux-ci prévoient: 1) la suppression du 13e salaire et son remplacement par une prime liée aux résultats de l'entreprise ; 2) l'augmentation de 40 à 41 heures du temps de travail hebdomadaire ; 3) l'annualisation du temps de travail ; 4) la suppression d'une semaine de vacances par année ; 5) la diminution du 13 à 8 semaines du congé maternité payé ; 6) une augmentation de la participation des salarié·e·s aux cotisations à l'assurance perte de gain. Cela correspond globalement à une baisse du salaire de 12 à 15 %.

Les salarié·e·s ont jusqu'au mardi 25 novembre (!) pour signer ces nouveaux contrats. Sinon, ils·elles seront licencié·e·s. Scheitlin refuse toute discussion avec le syndicat.

Le procédé, brutal et méprisant, convient à cet individu habitué à manier la cravache. Robert Scheitlin n'a, en effet, pas seulement la réputation de collectionner les Ferrari ; il possède aussi plusieurs chevaux de race et de compétition, qu'il doit, de toute évidence, mieux traiter que le personnel de son entreprise.

Mais le contenu de ce coup de force n'a rien d'exceptionnel. Il s'inscrit parfaitement dans la politique préconisée par les secteurs clés du patronat (Union patronale suisse (UPS), economiesuisse) depuis le début des années 90: prendre appui sur le chômage durable pour déstabiliser les salarié·e·s, détériorer massivement leurs conditions de travail et, au bout du compte, comprimer durablement et fortement les salaires (en comparaison avec la forte augmentation, durant le même temps, de la productivité). De ce point de vue, le coup de force de l'industrie chimique et pharmaceutique bâloise au milieu des années 90, pour casser les mécanismes de négociations salariales nationales, exclure les syndicats, dicter leurs conditions au niveau des entreprises, creuser les différences salariales (salaire au mérite, primes de résultat) s'inscrit exactement dans la même logique - baisser fortement les coûts salariaux - que le diktat du patron d'Allpack. Simplement ces Messieurs de la chimie et d'économie suisse savent enrober leur cravache: ils ne manquent jamais de répéter leur attachement au «partenariat social».

La grève se met en place

Ayant eu vent de la volonté de l'employeur de dégrader leurs conditions de travail, les salarié·e·s d'Allpack avaient pris, dès avant le 21 novembre, contact avec le syndicat. Leur détermination est claire: le diktat patronal est tout simplement inacceptable. Matériellement. Mais aussi parce cela constitue, après une succession de licenciements, un recours de plus en plus important à des temporaires, l'arrogance et le mépris quotidiens des chefs, une manifestation de plus, et de trop, du manque complet de respect dont ils et elles sont victimes. Les salarié·e·s d'Allpack veulent répondre à cette agression par la grève. Elle débutera le mardi 25 novembre aux premières heures.

Le fait est là. Après une décennie de contre-réformes, de chômage, d'insécurité et de dégradations continues des conditions de travail, des secteurs de salarié·e·s en sont venus de plus en  plus à considérer qu'ils n'ont pas d'autre choix que de se défendre: ils et elles ont fait pratiquement l'expérience que «faire le dos rond» ne leur a évité aucun coup.

Pour se défendre, ces salarié·e·s sont inévitablement amenés à se réapproprier la première arme des travailleurs: la grève. Dans de tels cas, la disponibilité du syndicat à appuyer cette détermination ouvrière suffit pour permettre le passage à l'action. A l'inverse, il suffit que le syndicat freine - sous prétexte par exemple, qu'il y a un «risque», argument pseudo-réaliste classique - pour étouffer une volonté qui ne peut pas encore s'adosser à suffisamment d'expériences pour être autonome.

Dans ce cas, l'appui de comedia à la détermination des salarié·e·s est claire. La grève débute le mardi 25 novembre à 5h30. Des piquets de grève bloquent l'accès à l'entreprise. La majorité du personnel fixe de production y participe. Quelques temporaires s'y associent. Plusieurs salarié·e·s licencié·e·s les dernières semaines viennent prêter main-forte à leurs collègues.

Despotisme patronal illustré

Le patron de Allpack riposte à cette grève d'une triple manière.

Premièrement il licencie immédiatement l'ensemble des grévistes employé·e·s fixes. C'est une violation crasse du droit de grève et du Code des obligations. Mais la protection des salarié·e·s face à de tels abus est ridiculement faible en Suisse: il n'existe pas d'obligation légale de réintégration des salarié·e·s abusivement licencié·e·s.

Deuxièmement, il tente de forcer les piquets de grève avec des temporaires et une petite minorité de fixes qui ne participent pas au mouvement.

Troisièmement, il cherche à diviser les grévistes. Il offre des augmentations de salaire, des contrats fixes à des temporaires, un réengagement à des personnes licenciées les semaines précédentes. Il obtient ainsi que trois salariées brisent la solidarité avec leurs collègues. Mais pas plus. Le front de la grève tient bon.

En un jour, les mécanismes classiques du despotisme patronal - le chantage à l'emploi, le recours à l'armée de réserve industrielle des salarié·e·s précarisé·e·s (temporaires), et une politique consciente de construction des divisions - sont ainsi mis à nu. Trois niveaux auxquels une réponse politique et syndicale est indispensable, si l'on veut travailler, sur le long terme, à la reconstitution dans ce pays d'une conscience et une solidarité de classe.

L'Etat sans fard

Dès le mercredi 26 novembre, la police, le Conseil d'Etat et l'administration de Bâle-campagne agissent pratiquement en faveur du patron.

• Le mercredi 26 novembre, vers 7h, la police vient aux portes de l'entreprise pour aider des briseurs de grève à entrer. Cette intervention est stoppée à la dernière minute, suite à diverses pressions syndicales et politiques.

• Les autorités de Bâle-campagne font savoir dès ce jour-là qu'elles considèrent le blocage de l'entreprise par les grévistes comme une «contrainte» portant atteinte à la «liberté de travailler». La menace d'une intervention policière est suspendue en permanence au-dessus de la tête des salarié·e·s. Un encouragement évident à l'intransigeance patronale.

• L'Office cantonal de l'industrie, des arts et métiers de Bâle-campagne (le seco cantonal), répond positivement à une demande d'Allpack pour une autorisation de travailler la nuit dès le 1er décembre. L'autorisation du travail de nuit est, en principe, une dérogation accordée par rapport à la règle, qui est l'interdiction du travail de nuit. Et cette dérogation est accordée en pleine grève ! Le syndicat a fait recours contre cette décision scandaleuse et a obtenu, le 1er décembre, un effet suspensif. Mais le 2 décembre - alors que la grève se poursuivait toujours - le Conseil d'Etat levait cet effet suspensif !

L'action des autorités de Bâle-campagne est une parfaite illustration de comment la position de l'Etat, prétendument «au-dessus des parties», «neutre», est la forme parfaitement adaptée de sa prise de partie, permanente, en faveur des intérêts des dominants et des possédants. Au même titre où l'égalité formelle entre les deux signataires d'un contrat de travail - l'employeur et l'employé - est l'habit de la subordination effective du salarié au despotisme du propriétaire de capital.

En effet, dans toutes leurs interventions, les représentants des autorités développent la ligne d'argumentation suivante:

1. Ils n'ont pas d'opinion au sujet des enjeux du conflit du travail; cela n'est pas de leur compétence.

2. Ils n'ont pas davantage d'opinion au sujet du fait que l'employeur a congédié les grévistes ; ce sera, le cas échéant, à la justice de se prononcer.

3. Ils ne contestent pas, en tant que tel, le fait que les salarié·e·s fassent grève.

4. Mais ils doivent, disent-ils, faire respecter, si nécessaire par une intervention policière, la «liberté de travailler».

Certes, dans la réalité, le licenciement des grévistes est une manifestation brutale du despotisme patronal et une violation crasse du droit de grève. Il sera sanctionné - s'il l'est - au mieux dans plusieurs mois par une sanction dérisoire (au maximum 6 mois de salaires d'indemnité, le plus souvent 2 ou 3 mois). Par contre l'intervention policière pour faire respecter la «liberté de travailler» est une question de jours (elle intervient en fait le 1er décembre) et elle a pour effet de casser sur le champ la seule arme dont disposent les salarié·e·s, dans leur rapport de force inégal face à leur employeur: empêcher par leur grève et par leur blocus l'employeur de réaliser le travail dont il a besoin pour «faire tourner» l'entreprise, c'est-à-dire pour poursuivre le processus de valorisation de son capital.

La position «neutre» et «équilibrée» revient donc à une intervention massive des autorités pour aider l'employeur à faire prévaloir ses intérêts et pour affaiblir la position des grévistes.

Il en découle deux exigences pour des organisations syndicales et / ou politiques déterminées à aider les salarié·e·s à se réapproprier une capacité indépendante à défendre leurs droits.

Premièrement, il faut dans un pays comme la Suisse - où l'on a présenté durant si longtemps la paix du travail comme une interdiction de la grève, qui serait «non suisse» - relégitimer le droit de grève et ses implications: y compris le blocage ou l'occupation des entreprises. Ces formes de lutte font partie des conditions normales pour que le droit de grève corresponde à un droit de recourir à une forme de lutte efficace, dans la mesure où elle exerce une contrainte effective sur l'employeur, réponse nécessaire des salarié·e·s à la contrainte sur eux que constitue le rapport quotidien de subordination constitutif du rapport salarial. Cela indique l'importance d'une campagne pour une défense de principe du droit de grève, sans aucune restriction, contrairement aux dispositions introduites dans la Constitution qui légitiment de nombreuses limitations de ce droit.

Deuxièmement, il faut démystifier le rôle de l'Etat et lui arracher le masque de sa pseudo-neutralité. Ce qui veut dire prendre la direction inverse de l'incroyable défense du «modèle suisse» et de la «concordance» que de plus en plus des dirigeants socialistes et syndicaux - comme Christine Goll, nouvelle présidente du SSP ou Vasco Pedrina, président du SIB - ont choisi comme «ligne de défense» face à Christoph Blocher, présenté comme une menace pour le «modèle helvétique».

Grenadiers contre femmes en grève

Lundi 1er décembre, la grève termine sa première semaine. L'Etat intervient à nouveau de tout son poids pour casser le mouvement.

Premièrement, il impose une procédure de conciliation. Où est proposé un «accord» entérinant, de fait, le bon droit du propriétaire de régner en despote dans son entreprise: Les licenciements prononcés sont simplement repoussés de deux mois (jusqu'au 31 mars 03) ; d'ici là, les parties devraient engager des négociations contractuelles, évidemment sans obligation de conclure ; durant cette période, toute grève est interdite. A nouveau, un pseudo-équilibre qui masque la réalité, à savoir que d'un côté les travailleurs sont désarmés, alors que, de l'autre, l'employeur garde toutes les possibilités d'imposer ses choix. La très grande majorité des grévistes refusent cette offre. L'employeur aussi d'ailleurs; il est, de toute évidence, convaincu de pouvoir passer en force.

Les autorités cantonales ont alors leur argument: puisque la «conciliation» a échoué, il est temps de faire respecter «le droit», concrètement, le droit du propriétaire d'une entreprise à y faire entrer des briseurs de grève pour travailler. A 16h, les grenadiers en tenue anti-émeute, casqués, emmènent sans le moindre ménagement les personnes participant au piquet de grève, des femmes en très grande majorité, qui résistent de manière totalement pacifique, assises par terre. Plusieurs personnes sont menotées, comme de dangereux criminels. Une trentaine de personnes sont arrêtées, enfermées dans des fourgons, amenées au poste de police, leurs identités contrôlées dans un garage souterrain.

La volonté d'intimider les grévistes est manifeste: «La police casse la grève de Allpack», titre Le Temps du 2 décembre. L'Etat a jeté le masque.

Un sursaut... et quelle issue ?

L'effet immédiat de cette action sur les grévistes et sur ceux qui les soutiennent est inverse. Des dizaines de syndicalistes affluent le soir même devant l'entreprise, en solidarité. Les grévistes décident de poursuivre leur mouvement. Une manifestation de solidarité est organisée le lendemain à Liestal: elle réunit 500 personnes, un énorme succès.

La manière forte n'ayant pas porté les fruits escomptés - la démoralisation des grévistes - un retour à l'autre méthode - la prétendue «conciliation» sou l'égide d'une instance étatique - est programmé. Dans ces situations, les pseudo-réalistes reprennent du poil de la bête: il faudrait conclure à tout prix, car, sinon, le risque serait de «tout perdre». Comme si le principal risque - la perte de son emploi - les salarié·e·s ne l'avaient pas déjà subi depuis une semaine. Et comme si cette grève ne montrait pas - une chose totalement oubliée en Suisse - que la capacité de durer en défense de revendications légitimes et d'élargir la solidarité - ce qu'a justement réussi la grève de Allpack depuis le 25 novembre - est le principal atout des salarié·e·s, à conserver précieusement.

Les prochains jours nous apprendront ce qu'il en est. Mais ces neufs jours de grève sont déjà une victoire.

(3 décembre 2003, 12h)