Venezuela

Parlons du Venezuela!

Lettre d'un prêtre belge vivant depuis 24 ans dans les quartiers pauvres (barrios) de Caracas*.

Cette lettre écrite le 28 décembre 2002 fournit une information remarquable sur la situation au Venezuela. Depuis sa rédaction, la grève patronale s'est terminée. Mais les intentions de la droite et des Etats-Unis restent. L'information et la solidarité avec le peuple venezuelien nous semble une exigence fort peu comprise en Europe. réd.

Je me rends compte que l'information internationale n'est pas toujours très objective, et que c'est d'ailleurs chose bien difficile, pour comprendre notre situation politique et économique locale. D'autant plus que les médias d'ici, abdiquant toute éthique professionnelle, se sont ouvertement et exclusivement transformés en partis d'opposition au gouvernement.

Les deux grands journaux à tirage national, la majorité des radios, et surtout les quatre chaînes privées de TV, sont l'essence même de l'opposition qu'ils nourrissent.

Face à ce panorama, l'unique chaîne d'État, qui jusqu'il y a dix-huit mois environ était ouverte et plurielle, ne fait plus que la défense et l'information d'État: au service du gouvernement (comme à Cuba, dira-t-on...). De telle sorte qu'il faut compléter un type d'information par l'autre, et surtout essayer de comprendre à travers les silences et les exagérations - consentis de part et d'autre - ce qu'il en est en vérité.

Que se passe-t-il donc au Venezuela? Est-il vrai que ce pays est en passe de devenir un nouvel état "communiste", ou fascisant, ou dictatorial, ou militaire?...

Toutes ces accusations sont proférées, dans le pays même, ou à l'extérieur. Pour ce motif, je vais essayer, en trois pages seulement, de vous faire une synthèse serrée de la situation actuelle, et d'en examiner très brièvement les causes... et l'évolution possible.

Au centre d'un très grnd conflit

Je vous dis tout de suite l'idée principale: nous sommes ici les spectateurs d'un authentique conflit de très grandes proportions, conflit qui risque de prendre de plus en plus des dimensions internationales, et face auquel il ne sera guère facile de se déclarer neutre. Au contraire. Tout comme les conflits latino-américains d'autrefois (Cuba, Chili, Nicaragua, ...) ont vu se passionner jadis des millions d'Européens ou de Nord-américains, il en ira de même aujourd'hui ou demain.

Les petits Belges resteront difficilement en dehors de l'arène, ... et ils ont déjà commencé à s'impliquer: le Ministère des Affaires Étrangères a pris une position guère favorable à notre gouvernement local [Chavez]. Ce conflit est , je pense, très "XXIe siècle". E les acteurs en présence, avec leurs options respectives, risquent bien de se retrouver prochainement, de semblable manière, sur d'autres échiquiers nationaux.  

Ce conflit est, avant tout, une brutale agression économique pour le contrôle de l'énergie. Le reste n'est que circonstances sur lesquelles je serais disposé à m'étendre une prochaine fois.

C'est dire que le premier pays intéressé, ce sont les États-Unis. En principe, les États-Unis espéraient avoir résolu «le problème vénézuélien» dès le mois d'avril dernier, lors du coup d'état dans lequel ils s'étaient profondément engagés: indirectement (en se cooptant la classe moyenne et la haute finance) et directement (ambassade, subside "à la démocratie"; lisez: les "médias" - i.e. l'opposition - qui perdent de plus en plus d'argent).

Heureux du "débarquement" de Chávez, ils saluèrent immédiatement - imprudemment - ce prétendu "happy end".

L'Espagne de Aznar, également très engagée, fit de même. Ces deux pays durent vite déchanter, puis passer par un moment de gêne: 1) après le fameux "golpe" (coup d'état), une manifestation spontanée de centaines de milliers d'habitants de Caracas autour du palais présidentiel, en sit-inpermanent pendant plus de quarante-huit heures (on dit qu'ils étaient plus d'un million, mais allez donc compter les gens, quand il y a masse humaine débordante de ferveur); 2) et après la reprise en main de l'armée par de hauts officiers loyalistes.

Ces deux facteurs renversèrent la situation: un vendredi qui, dans la symbologie officielle fut comparé à un vendredi saint. Chávez fut fait prisonnier et envoyé successivement à trois destins inconnus, et le dimanche - continuez vous-mêmes l'analogie..., il réapparut, porté par un enthousiasme populaire indescriptible...  

Deux jours de dictature, puis un golpe à refaire

Donc, c'était manqué: Chávez restait constitutionnellement en place, et on ne pouvait pas dresser le peuple contre lui. C'était à refaire, mais d'une autre manière.

On le sut immédiatement, et le président lui-même se chargea de l'annoncer plusieurs fois: le prochain "golpe" ne serait plus directement politique, mais bien économique.  

Dans cette trop courte synthèse, je ne vais pas analyser en détail les circonstances entre avril 2002 et décembre 2002.

Le fait est que, après un moment de confusion, l'opposition reprit de plus belle, avec les mêmes alliés, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Les chaînes de télévision, qui en avril avaient été capables de consacrer les vingt-quatre heures de leur programmation au succès momentané du coup d'état, avaient passé sous silence visuel et auditif - black out total - les événements précipités du samedi et dimanche "de gloire". Elles reprirent de plus belle leur hystérie anti-présidentielle dans les mois qui suivirent.

Soit dit en passant, aucun des auteurs civils du coup d'état ne fut inquiété par la Justice; et moins encore, celui qui apposa la première signature de l'installation de l'éphémère dictature: le cardinal primat de Caracas...

Cet homme d'Église n'a jamais présenté la moindre excuse, ni jamais officiellement exprimé le moindre regret, pour un acte historiquement lourd de responsabilité

La "dictature" fut réellement telle: en moins de deux jours les morts anonymes se comptèrent par dizaines, et les perquisitions à domicile sans mandat s'élevèrent à des centaines, dans tout le pays.

Les morts de ces heures néfastes ne furent jamais mentionnés dans les médias.

Coup d'état économique, donc, mais de longue haleine. Au cours des six derniers mois de l'année, la tension n'a fait que monter.

Chaque jour, pratiquement, depuis octobre 2002, les manifestations, contre, ou pour, le chef d'Etat, toutes empreintes de la même fougue débordante, ou violente, font monter les pressions et les tensions (il y a longtemps que les laboratoires et les pharmacies ont épuisé leurs stocks d'anti-dépressifs et de tranquillisants nerveux).

Au mois d'avril, il y avait eu une quinzaine de morts autour du palais présidentiel; sans autre forme de procès, et face à un pouvoir souvent très incapable de se défendre publiquement, ils furent attribués par les médias au "président assassin".

L'enquête, toujours en cours et bien trop lente, rencontre les mêmes difficultés de collaboration de part et d'autre, et manifeste en tout cas que la majorité des tués par balles se trouvaient dans les rangs des sympathisants du gouvernement.

De la grève...

Au début du mois de décembre 2002, l'opposition décida (contre l'opinion de plusieurs ténors dans ses rangs) de faire monter le ton et d'utiliser une des dernières grosses cartouches disponibles: grève générale à durée indéfinie, jusqu'à la chute du président, ou tout au moins jusqu'à son acceptation - (non constitutionnelle) - d'une élection anticipée.

Donc, objectif ouvertement subversif, quoique maquillé d'éléments constitutionnels: la nouvelle constitution nationale, de décembre 1999, d'un grand sens démocratique, favorise la participation populaire, légalise la protestation nationale, la désobéissance civile, et prévoit en outre la possibilité (que propose effectivement le gouvernement) - du référendum, en vue de la révocation des gouvernants à la moitié de leur temps de mandat.

C'est-à-dire, en ce cas, pour le mois d'août 2003. Non, l'échéance est beaucoup trop lointaine!, crie l'opposition frénétique; ce doit être maintenant, tout de suite!...

C'est pour obtenir cet objectif non-constitutionnel que l'opposition brûle sa dernière cartouche "pacifique", si l'on peut dire.

Au fur et à mesure que les mois de l'année avançaient, il devenait de plus en plus clair que l'opposition manquait d'arguments légaux. La violence du cri médiatique, et son effet d'hystérie entretenu de manière permanente chez les opposants, devait pallier ce manque.

De même, au fur et à mesure que la grève au "finish" se développait, depuis le 2 décembre 2002, il était clair qu'elle n'avait pas la faveur populaire: ici plus qu'en d'autres pays du Nord, le mois de décembre est l'unique mois de l'année pendant lequel le travailleur peut profiter de quelque argent au-delà de sa paie hebdomadaire ou bimensuelle.

C'est le moment de penser à repeindre la maison, à construire la chambre du gamin, à s'acheter un téléviseur ou de nouveaux meubles, et à étrenner le vêtement qu'on a dû attendre toute l'année...

Fermer les portes des commerces en ce mois de dépenses et de bénéfices n'est pas mince affaire.

Qu'à cela ne tienne: sous prétexte de "sauver la démocratie à venir", des bandes armées se chargèrent de faire baisser les volets métalliques à tous les commerçants trop tièdes. Pendant trois ou quatre jours, cette "démocrature" parut prendre le dessus, surtout dans les secteurs de la ville où la police se chargea d'appuyer ces mesures "effectives" (il y a cinq polices différentes, à Caracas, correspondant aux cinq secteurs de la ville, et plusieurs sont de l'opposition).

L'opposition pensait triompher en peu de jours et assassiner le régime. Deux des énormes défauts communs aux partis en présence consistent, d'une part, dans la surestimation des propres forces, ou - ce qui revient au même -, dans une valorisation insuffisante de la force de l'adversaire. Cela implique souvent de lourdes erreurs tactiques, lesquelles compliquent la situation car il ne s'agit surtout pas, d'autre part - deuxième défaut - de faire la moindre concession à l'adversaire. En ce pays "machiste", ce serait faire preuve impardonnable de faiblesse....

à la grève pétrolière, bancaire...

La grève s'étiolait plus on avançait. L'opposition fit alors intervenir les arguments les plus puissants et les plus "pacifiquement" violents: au risque de mener le pays tout entier à l'abîme, elle promut à la mi-décembre, d'une part, la grève totale de toute l'industrie pétrolière (production, raffinage, distribution, exportation), et d'autre part, une grève bancaire perlée.

En effet, ces deux secteurs s'étaient initialement maintenus en marge du mouvement.

L'entrée en grève de ces deux secteurs les plus lourds, franchement illégale et subversive, produit un tort immense à toute la nation. Bon gré mal gré, tous souffrent de ces ravages qui vont laisser, pendant des années, des séquelles économiques immenses.

Nombreux sont ceux qui s'en réjouissent ouvertement.Ainsi, il est significatif de constater que l'opposition au gouvernement est capable de vouloir ruiner tout le pays en sapant sa production principale et en sabotant l'outil, pour atteindre son unique but: la chute du président.

Y a-t-il une limite à l'indécence politique et à l'illégalité? Elle a été franchie depuis longtemps.  Les médias entretiennent cette situation. Il est difficile de comprendre une telle violence médiatique pour qui n'en vit pas et n'en voit pas la réalité quotidienne.

L'analogie à laquelle on peut se référer est probablement le précédent connu au Rwanda en 1994: pendant trois ans, la "Radio Mille- Collines", contredisant la poésie de son nom, s'était chargée d'y propager la haine et le meurtre, produisant ce qu'on pourrait appeler, selon le titre d'un roman connu du Colombien Gabriel García- Marquez, la "Chronique d'un génocide annoncé". Elle était parvenue à ses fins, au prix que l'on sait.

Au Venezuela, l'incitation publique à la guerre civile de la part de nombreux segments de la société dite "civile", orchestrée par radios et chaînes de télévision, n'est un secret pour personne. Vrai cas d'école. Censures et pressions, inventions et mensonges se succèdent sans cesse dans les médias,- sans qu'il soit possible de s'y opposer. Comment est-il possible d'arriver à une telle distorsion de la réalité elle-même?

Au moment où je vous écris (début janvier), nous en sommes là. Parant au plus pressé, et profitant du fait que la Cour Suprême (Cour d'État) a rendu obligatoire la reprise du travail dans l'industrie pétrolière - chose que l'opposition a refusé d'accepter.

Le gouvernement a limogé près d'une centaine de cadres de haut niveau, a tenté de faire face au sabotage systématique et à la destruction de l'outil industriel réalisés par les ingénieurs avant leur mise à l'écart; en outre, il a cherché des appuis du côté de la OPEP, et de certains pays latino-américains, dont le Brésil, qui étrenne son nouveau président.

Cette parade a eu un certain succès; suffisant, dans l'immédiat, pour empêcher le pays de sombrer dans la catastrophe la plus totale.  

Quelle évolution?

Évolution possible? L'opposition a perdu tout sens d'honnêteté. En ce moment, avec l'appui de certains gouvernements étrangers, elle s'emploie à différentes stratégies:

• En premier lieu, elle tente de soudoyer par des offres économiques fabuleuses les cadres militaires les plus élevés, dans l'espoir d'obtenir leur soulèvement "volontaire", pour "sauver la démocratie".

• Ensuite,. elle pratique la même tactique à l'Assemblée Nationale, essayant, à coups de dollars, de faire changer de camp les élus favorables au gouvernement.

• En troisième lieu, elle essaie d'obtenir d'autres "morts", qui puissent être l'arme suffisante pour accuser le gouvernement de dictature , d'intolérance et de violence insupportable;-

• En outre, consciente du fait que le rôle néfaste des médias commence à être perçu à l'étranger - quoi que bien timidement encore - , elle veut lancer une campagne générale et internationale de discrédit contre le gouvernement (

• Enfin, de la grève bancaire perlée, elle menace de chercher à obtenir la grève générale dans ce secteur...

Que se passerait-il si l'opposition arrivait à ses fins, c'est-à-dire si elle arrivait à renverser le gouvernement? Il n'est pas fréquent que l'opposition rende un compte détaillé et sincère de cette éventualité.

Deux fois cependant, à ma connaissance, un économiste et un militaire rebelle, respectivement, ont- répondu à cette question. Leurs réponses, à peu près identiques, peuvent inviter à réfléchir:

1. Mise en vente (privatisation) de l'industrie pétrolière;

2. dollarisation de l'économie (mesure qui a précisément mené l'Argentine à la ruine...);

3. à la question de savoir "que feriez-vous des millions de gens qui appuieraient encore un Chávez déchu?", la réponse fut instructive: "Oh, les militaires s'en chargeraient"...

4. Et finalement, sur invitation des Etats-Unis, les "Forces Armées Nationales" seraient réduites de manière considérable, rendant plus facile au gendarme mondial américain sa tâche de maintien de l'ordre international.

C'est d'ailleurs ce qui se passa, par exemple au Panama après la chute de Noriega. Panama était stratégiquement trop important que pour lui laisser une force nationale trop influente.

Il est nécessaire et urgent que l'opinion publique internationale commence à se rendre compte de l'importance de l'enjeu, dans ce qui se passe au Vénézuéla.

Recevant son information des médias vénézuéliens, l'opinion internationale relaie fréquemment les schèmes les plus fanatiques et les plus fascisants de notre situation nationale.

Or ce dont il s'agit, c'est, comme le dit le "Forum Social" au Brésil, de penser qu' "Un autre monde est possible", et de commencer à l'organiser.

Ne nous faisons pas d'illusion: même dans les meilleures conditions possibles, même dans la plus grande transparence politique et économique, il en coûtera.

Il s'agit de créer une économie plus solidaire,- plus communautaire, plus transparente, plus équitable, plus écologique...

Est-ce que les secteurs les plus ouverts de la société mondiale, et en particulier du "Nord", accepteront de parrainer ce monde moins injuste et plus fraternel, où il fasse bon vivre? (28 décembre 2002)

PS. Avec plaisir (et un peu plus de temps), je pourrais m'étendre sur d'autres aspects de ce bref panorama. Par exemple: 1. Pourquoi, dans les réalités locales, et même compte tenu de l'influence extraordinairement malhonnête des médias, pourquoi et comment parvient à s'articuler une telle opposition à Chávez?.

2. Ou, à l'inverse, comment est-ce que les gens de milieu populaire, surtout, soumis à un matraquage mental dont on n'a pas idée ailleurs, de la part des télévisions et des radios,comment parviennent-ils à résister, sans se soumettre? Cette résistance est réellement surprenante!

3. Quel est le rôle de l'Église Catholique? (ah la!...)

4. En quoi est-ce que ce conflit semble annonciateur des conflits à venir, dans le sous-continent?...   

*Sous titre de la rédaction.

 

Haut de page

Retour


case postale 120, 1000 Lausanne 20
fax +4121 621 89 88
Pour commander des exemplaires d'archive:

Soutien: ccp 10-25669-5

Si vous avez des commentaires, des réactions,
des sujets ou des articles à proposer: