Palestine

Le terrorisme d'Etat d'Israël et le terrorisme religieux des Palestiniens s'entretiennent mutuellement pour tuer l'idée même de paix au Proche-Orient.

Non, il ne faut pas désespérer Gaza

BENSAID Daniel; BRAUMAN Rony; CHAHAL Nahal; HALIMI Gisèle; HARBI Mohamed; HILAL Bachir; KAHN, Marcel-Francis; KHALFA Pierre; MALAS Fayez

Il y a un an, certains d'entre nous ont signé "en tant que juifs" un appel dans lequel nous disions: "Un pas, peut-être irréversible, est en train d'être franchi. La provocation symbolique d'Ariel Sharon [sur l'esplanade de la Mosquée Al-Aqça], en accentuant le caractère confessionnel des affrontements au détriment de leur contenu politique, favorise la montée en puissance de forces religieuses extrêmes au détriment d'une Palestine et d'un Israël laïques et démocratiques. Une course au désastre est engagée."

Il y a un an, certains d'entre nous, "Français d'origine arabe ou Arabes résidents en France", ont signé un appel symétrique pour la Palestine, dans lequel nous saluions le texte des juifs français, dénoncions "l'entêtement suicidaire du gouvernement israélien", et condamnions "toute dérive raciste ou confessionnelle, au Proche-Orient et en France, et notamment la profanation de synagogues et les agressions contre des écoles juives".

 D'autres enfin se sont joints à ces appels pour créer un collectif de soutien aux droits des Palestiniens. Ensemble, trois mois après le début de l'Intifada, nous constations "la tragique solitude des Palestiniens", et réclamions "l'application des résolutions de l'ONU, le retrait inconditionnel d'Israël des territoires occupés depuis 1967, le démantèlement des colonies d'occupation, la création d'un Etat palestinien souverain, et le droit au retour des réfugiés chassés de leur terre depuis 1947".

Nous entendions dire ainsi que le conflit du Proche-Orient est politique et non pas racial ou religieux, montrer surtout que juif et sioniste ne sont pas synonymes. Ces appels n'ont malheureusement rien perdu de leur actualité.

A écouter aujourd'hui les porte-parole des institutions communautaires juives, on croirait qu'une "vague d'antisémitisme sans précédent depuis les années 30" déferle sur la France. Nous combattrons bien évidemment tout acte antisémite. Mais la France ne vit pas à l'heure des pogroms et si une comptabilité était tenue des violences et des humiliations quotidiennes subies par des jeunes d'origine arabe, on pourrait aussi bien donner l'impression d'une déferlante raciste.

La vigilance toujours nécessaire contre l'antisémitisme ne doit pas occulter en revanche la tragédie que vivent aujourd'hui les territoires occupés. A force de répéter que judaïsme et défense inconditionnelle de la politique d'Israël ne font qu'un, les pompiers pyromanes finiront par être crus. Alors, en effet, l'antisionisme politique risque de dégénérer en racisme antisémite. Il existe un fait national israélien irréversible et une communauté nationale qui a des droits collectifs, une langue, une culture. Mais dans quel cadre? Celui d'un Etat laïque ou d'un "Etat juif"? Telle est la contradiction constitutive d'Israël: en quoi l'Etat est-il juif? Par généalogie ethnique? Par référence religieuse? L'"Etat juif" serait alors un Etat ethno-théocratique régit par le droit du sang incompatible avec l'égalité de tous les citoyens vivants sur un même sol. Imagine-t-on que l'Etat français puisse se définir comme Etat aryen ou Etat chrétien? Et que n'aurait-on entendu si la charte de l'OLP avait revendiqué une Palestine islamique au lieu d'une Palestine laïque et démocratique!

Dès lors que l'on nie la colonisation de la Cisjordanie et de Gaza, l'Intifada se réduit à l'effroyable réveil d'une "haine antisémite immémoriale". Evaporées, effacées, oubliées les colonies, les maisons dynamitées, le millier de morts et les dizaines de milliers de blessés! Si, comme Sharon le répète depuis le 11 septembre, "Arafat est notre Ben Laden", les "liquidations extrajudiciaires" deviennent les moyens ordinaires du terrorisme d'Etat. La résistance légitime à une occupation se transforme ainsi en barbarie à éradiquer, à l'instar de la "guerre sans fin" contre le terrorisme déclarée par George W. Bush.

Ministre des Questions stratégiques d'Israël, Dan Meridor s'inquiète: "Si l'on continue comme cela, sans frontière, sans partition, sans division, c'est dangereux à long terme sur le plan démographique", car si l'on arrivait à "50 % d'Arabes, ce ne serait plus un Etat juif, mais un Etat binational" (Le Monde du 1er septembre 2001). Il en déduit la nécessité de "mettre en oeuvre la séparation unilatérale"! Unilatérale? Compte tenu de l'imbrication des populations, cela signifie transferts forcés et assignation des Palestiniens à un territoire peau de chagrin, administré par un Etat croupion. Autrement dit, une réserve indienne ou un vaste camp de rétention, truffé de colonies et lacéré de routes de contournement. Certains ministres du gouvernement Sharon envisagent désormais ouvertement un transfert massif de populations. La logique de l'Etat juif et le rêve du Grand Israël trouvent dans cette expulsion leur aboutissement.

Pour le ministre de l'Intérieur Ouzi Landau, "les accords d'Oslo ne sont pas la solution, ils sont le problème [...] Jamais nous n'accepterons un Etat palestinien, ce serait une catastrophe" (Le Monde du 14 décembre 2001). Il entend ainsi effacer le principe de reconnaissance mutuelle, disant tout haut ce que vise l'entreprise de démolition de l'Autorité palestinienne: "Je préfère un Hamas sans masque à une Autorité palestinienne qui avance masquée. Alors, les choses seront claires au moins [...] Ici, ce sera une lutte à mort entre nous et les Palestiniens, car tant que les Palestiniens auront de l'espoir, la terreur ne cessera pas." Il faudrait donc "faire venir un million de juifs supplémentaires en dix ans et continuer à progresser". Voilà qui éclaire les arrière-pensées de la campagne sur la montée de l'antisémitisme, susceptible de fournir de nouveaux candidats au peuplement des colonies! Il s'agit en fait de liquider la question palestinienne en tant que question nationale spécifique au profit d'une guerre entre deux fondamentalismes: celui du gouvernement Sharon, poursuivant coûte que coûte son projet de Grand Israël; et celui des fondamentalismes islamiques refusant toute cohabitation avec le peuple israélien. Ils s'accordent pour refuser tout processus négocié. Le terrorisme d'Etat et le terrorisme religieux s'entretiennent ainsi mutuellement pour tuer l'idée même de paix.

Il faudrait, annonce donc Ouzi Landau, désespérer Gaza, Ramallah et Bethléem! Mais désespérer Gaza, c'est aussi exaspérer les peuples arabes, excédés d'être la part maudite de l'Occident impérial triomphant.

Nous sommes choqués que si peu de voix s'élèvent contre la guerre menée par le gouvernement Sharon, contre sa politique raciste et contre les propos ahurissants de son ministre de l'Intérieur. Nous sommes inquiets de voir les dirigeants israéliens lier le sort des juifs d'Israël à la guerre illimitée annoncée par George W. Bush et à son militarisme impérial.

Nous ne dénonçons pas cette "politique du pire" seulement par souci de justice envers le peuple palestinien, mais aussi par souci de l'avenir des juifs d'Israël eux-mêmes. La contradiction sur laquelle est édifié "l'Etat juif" les enfonce dans "l'angoisse de mort" dont serait né Israël. Quel peut être l'avenir d'un peuple fuyant cette angoisse dans une escalade meurtrière? Alors qu'il était censé leur fournir un foyer sûr, Israël est aujourd'hui l'endroit du monde où les juifs sont le plus en insécurité.

Peut-être est-il déjà trop tard pour arrêter cette course au désastre. Israël multiplie les faits accomplis en soutenant l'expansion "naturelle" des colonies existantes (plus de 200 colonies et de 300 000 colons), et en réduisant d'avance un hypothétique Etat palestinien à un territoire en lambeaux, morcelé en bantoustans. La logique de guerre annoncée par Ouzi Landau est bel et bien en marche. Elle conduit deux peuples, et non un seul, à la catastrophe.

Peut-être est-il encore temps d'éviter le pire par le retrait inconditionnel de l'armée israélienne des territoires occupés y compris de Jérusalem-Est, et par le démantèlement des colonies. Il ne s'agirait même pas d'une réparation, mais d'un droit reconnu aux Palestiniens depuis trente-quatre ans par les résolutions de l'ONU qu'Israël ignore délibérément, se mettant ainsi hors la loi internationale.

Paru dans Libération,mercredi 23 janvier 2002

 

 

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