Palestine

Alors, vous voyez bien, puisque je vous dis qu'il n'y a pas de bananes !

par Stéphen Langfur, in Challenge Magazine(bi-mensuel israélien) N°69 du 3 septembre 2001

Un beau matin, au réveil, Melvin Tucker se retrouva transformé en sioniste de base. Comme il était étendu sur le dos - position inhabituelle pour lui - il pensa que c'était peut-être la raison de son trouble. Il se retourna, enlaça son épouse et se rendormit. Mais, se réveillant à nouveau, il constata que son état avait encore empiré. Il se leva et alla se regarder dans la glace. Seul petit changement, à peine perceptible: la courbe de sa lèvre supérieure était un peu plus accentuée qu'à l'accoutumée, comme s'il la relevait, prêt à rétorquer à une accusation. A part ça, tout était habituel.

"Tuck, qu'y a-t-il ?" demanda sa femme, depuis le lit.

"Qu'est-ce qu'il y a ?!", s'insurgea Melvin. "Quel autre pays au monde ferait preuve de retenue lorsque des fanatiques venus du territoire voisin pénètrent dans ses villes et s'y font sauter le caisson en tuant des dizaines de civils innocents, l'autorité voisine ne faisant rien pour empêcher ça ? Quel autre pays pourrait supporter une situation où les gens du territoire voisin tirent sur sa capitale - des gens que le pays en question a lui-même armés en vertu d'un accord de paix de bonne foi ?"

"Tuck !" l'interrompit sa femme. "Tu délires... Ma parole, tu es en plein sionisme !"

Melvin baissa la tête.

Madame Tucker se leva pour téléphoner.

Plus tard, dans le cabinet du médecin, elle demanda à son mari de répéter ses propos au sujet du "seul pays au monde...". Il s'exécuta, de bonne grâce.

"Les faits que vous énoncez sont réels, et bien tristes", dit le docteur. "Mais cela ne fait pas de vous, pour autant, un sioniste. Vous pouvez très bien avoir entendu quelqu'un proférer ces choses-là, dans un bulletin d'informations, par exemple. Vous les aurez ruminées durant votre sommeil. Et vous vous serez mis à y croire dur comme fer. Rien d'inquiétant..."

"Mais... nous n'avons jamais fait de politique !", le coupa Mme Tucker. "Nous savons bien qu'il y a toujours deux côtés, dans tout conflit."

Le docteur se renversa dans son fauteuil et mit ses mains en pagode, joignant les extrémités de ses doigts.

"Voyons-ça de plus près", décida-t-il. Il tourna un regard pénétrant en direction de Melvin:

"Dites-moi, M. Tucker. Y a-t-il un autre pays qui fiche des colonies dans le territoire du pays voisin ? Comment un pays qui a toujours refusé de déterminer le tracé de ses frontières peut-il espérer empêcher des kamikazes de s'infiltrer chez lui ? Comment le dit pays peut-il escompter que ces terroristes n'existent pas, tout en étrillant systématiquement le peuple dont ils sont issus et, cela, depuis des générations ? Quant aux tirs sur sa capitale, parlons-en... Savez-vous que la partie de la capitale sur laquelle on a tiré de la sorte est bâtie sur des terrains que le pays en question a confisqués aux gens qui tirent ? Et qu'avez-vous dit, encore ?... Ah ; oui... L'accord de paix de bonne foi... Grands Dieux! Mais cela suffit, pour le moment... Alors, qu'avez-vous à répondre ?"

Melvin se mit à sourire, soulagé: "Merci, docteur ! Je me sens beaucoup mieux maintenant ! C'était tellement bizarre: j'avais l'impression qu'un poste de radio s'exprimait par ma bouche. Vous savez, nous ne sommes jamais allés dans le pays en question. On serait incapables de le trouver, sur une carte. Même que nous ne serions pas capables d'en épeler le nom..."

Le couple se leva pour s'en aller mais, soudain, le visage de Melvin sembla pétrifié par l'angoisse. Il se rassit.

"Nous sommes un petit peuple", dit-il.

"Oh, Seigneur !" soupira Mme Tucker. "Voilà que ça le reprend !"

"Nous avons été persécutés à travers les siècles", poursuivit Melvin. "Nous avons toujours été des victimes".

Il se leva à nouveau de son siège et se mit à arpenter le cabinet du médecin, faisant force moulinets de karaté en l'air.

"Nous sommes des victimes ! Des Victimes !..."

"Il ne fait jamais de moulinets de karaté comme çà, en temps normal", expliqua Mme Tucker au médecin.

"... nous devons avoir notre propre Etat", proférait Melvin, poursuivant sa logorrhée intarissable, "afin que ces horreurs ne se reproduisent plus jamais. Il faut que nous retournions sur la terre d'où nous avons été chassés, il y a deux mille ans..."

"Eh béh !" le coupa le docteur. "Et qui vous a expulsés de la sorte ?"

Melvin sembla un moment désarçonné. Il se rassit et resta silencieux un moment, les sourcils froncés, en proie à une intense cogitation. Puis il déclara, triomphant: "les Romains !"

"Les Romains !", s'esclaffa le médecin. "Et quand donc les Romains vous ont-ils chassés? J'ai visité le pays en question. Il y a des vestiges de synagogues datant de toute la durée de la période romaine. L'exil dont vous parlez n'a jamais existé..."

"Mais je ne cesse d'avoir le sentiment que nous avons été bannis !", geignit Melvin.

"Cela te passera, mon chéri", lui dit Mme Tucker. "Rappelle-toi: nous ne sommes même pas juifs..."

"Nous sommes un petit pays de victimes dans un océan d'Arabes ! Par-dessus le marché, ils sont tous antisémites ! Nazis !"

"Cher M. Tucker, mon ami", dit le médecin, "il est vrai que l'un de leurs dirigeants avait tenté, en vain, de conclure une alliance avec Hitler, mais allez-vous punir un peuple entier pour cette bévue ? S'il vous faut absolument punir quelqu'un, pourquoi ne punissez-vous pas les Allemands ? Occupez donc un Land. Ou bien prenez quelque chose aux Italiens. Eux, alors là, oui d'accord... étaient de vrais alliés des nazis. Ou les Japonais. Je ne sache que le pays en question interdise les Fiat, les Subaru ou les Volkswagen. Bien au contraire: ses routes en sont encombrées... En réalité, les seules voitures américaines qu'ils achètent, ce sont des Ford, dont le fondateur a écrit l'un des ouvrages antisémites favoris d'Hitler. Prenez le contrôle de Ford, qu'attendez-vous ?"

"Je le sens toujours, docteur: c'est la terre de nos ancêtres, c'est la terre que Dieu (nous) a promise !"

Le médecin prit son carnet d'ordonnances et écrivit longuement. Puis il releva les yeux et livra son diagnostic. "Ce que vous avez, M. Tucker, est une affection rare, de nos jours, mais d'après mon examen, je redoute un accès de sionisme. Il y a un centre de soins spécialisé pour cela, à Porto-Rico. Ils utilisent la technique de la banane et font état d'un certain degré de réussite." Il se remit à écrire, puis lui tendit une lettre de recommandation.

Au grand regret de Mme Tucker, elle n'était pas admise dans le centre de soins.

"C'est là un chemin...", lui dit le spécialiste qui recevait le couple, "... que votre mari doit parcourir seul..."

Il s'appelait Dr. Flapan. Plein de prévenances, il donna à Mme Tucker l'adresse d'un groupe de soutien aux épouses de sionistes. Après les formalités d'entrée, le Dr. Flapan conduisit Melvin dans une petite pièce, avec une fenêtre.

Celle-ci donnait sur ce qui ressemblait à un gymnase reconverti. L'immense hall était plein de gens qui essayaient frénétiquement d'attraper des noix de coco: ils avaient, en fait, les mains prisonnières de noix de coco, attachées avec des chaînes à des barres de fer fichées dans le sol. Il y avait aussi un singe, dans la même posture.

"Mais... que font-ils ?" demanda Melvin.

"Eh bien, voilà", dit le médecin: "c'est la vieille méthode traditionnelle pour attraper les singes, que l'on utilise en Inde.

C'est d'ailleurs pourquoi nous avons aussi un singe: il donne l'exemple. Vous faites un trou dans une noix de coco, qui soit tout juste assez grand pour livrer passage à la main du singe. Puis vous placez une banane à l'intérieur de la noix de coco et vous attachez celle-ci à une barre solidement arrimée dans le sol. Le singe vient, voit la banane, introduit sa main dans la noix de coco et attrape la banane. Mais le trou n'est pas assez grand, voyez-vous, pour que le singe puisse retirer sa main de la noix de coco, tant qu'il ne lâche pas la banane. Pour se libérer, il faudrait qu'il laisse tomber la banane. C'est là exactement ce à quoi le singe ne peut se résoudre. Il s'entête, tout en essayant vainement de se dégager, comme vous le voyez faire, en ce moment précis. Il sait que le trappeur de singes arrive. Il entend ses pas, il le flaire, et enfin il peut même le voir. Mais le singe ne peut se résoudre à lâcher la banane. Et il se fait capturer."

"Mais", dit Melvin "ce sont des gens, que je vois, là: ils sont assez intelligents, eux, pour laisser tomber, et lâcher la banane !"

"Bien sûr..."

"Alors, pourquoi ont-ils ce comportement bizarre ? C'est dingue ! Effrayant !"

"Oui, vous l'avez dit , M. Tucker: effrayant.... Car, voyez-vous, dans leurs noix de coco, à eux, vous ne trouverez aucune banane..."

"Pas de banane !"

"Pas de banane..."

"Qu'est-ce qu'il y a, alors, dans leurs noix de coco ?"

"A votre avis ?"

"Je ne sais pas - des diamants, des perles - voilà ce qui pourrait, à la rigueur, me faire adopter le même comportement qu'eux."

"Eh bien... allons les interroger..."

Le bon docteur ouvrir une porte, située à côté de la baie vitrée: un vacarme intense envahit la pièce. L'apparition des deux visiteurs redoubla l'agitation des captifs et ils se mirent, tous, à courir de ci, de-là, montrant les dents et criant d'une manière pitoyable, jusqu'à ce que leur main, toujours emprisonnée dans leur noix de coco, ne les arrête net, sous l'effet de la douleur.

Le docteur demanda à Melvin de ne pas bouger et d'attendre un relatif retour au calme. "C'est tellement excitant, pour eux, de voir un étranger", lui dit-il, "ça leur donne l'espoir que quelqu'un d'autre va venir les rejoindre. Ils ont toujours besoin de se gagner de nouveaux membres."

"Mais certains avaient l'air de vouloir s'enfuir..."

"Ah, oui, il y en a aussi, de ceux-là. Ils ont dû penser que vous apparteniez à l'autre côté."

"Parce que... il y a un autre côté ?"

Le docteur répondit, en riant: "mais bien sûr, M. Tucker ! Seulement voilà: l'autre côté est invisible, pour la plupart d'entre eux. Disons qu'ils ne les voient pas. Ni vous, d'ailleurs, je pense, dans l'état où vous êtes actuellement. Mais, voilà que le calme est revenu. Je pense que vous pouvez parler à l'un d'eux."

Il y avait là un vieil homme à la noble allure, avec un front immense et des cheveux argentés ramenés sur les côtés. Il avait de très beaux sourcils arqués: on aurait dit un peu les ouïes d'un violon. Ses yeux, sous ces sourcils remarquables, brillaient d'aménité. Melvin pensa immédiatement à Simon l'Aimable, le 'méchant' d'une série télé de sa jeunesse. Simon - c'est comme ça que nous l'appellerons désormais - ne cessait d'introduire sa main dans sa noix de coco et de l'en retirer aussitôt, comme s'il voulait montrer qu'il était capable de l'abandonner et de partir.

"Allons lui parler", proposa Melvin. "Il a l'air gentil".

"Gardons-le pour plus tard", répondit le docteur. "Commencez donc avec celui-là". Il mena Melvin auprès d'un personnage barbu, à l'allure formidable, qui évoquait quelque personnage biblique. Cet homme ne cessait de s'acharner sur sa noix de coco. Parfois, il la soulevait à hauteur de sa bouche et il mordillait le bord du trou afin, apparemment, de l'élargir. Mais tout ce qu'il réussissait à faire, en fait, c'était de mettre en sang le dos de sa main.

"Monsieur", dit Melvin, "qu'avez-vous donc, dans cette noix de coco ? Seuls des diamants, ou des perles, pourraient ainsi me retenir prisonnier, comme vous l'êtes".

"Prisonnier ! Je ne suis pas prisonnier !" brailla l'homme de sa voix de stentor.

"Regardez !". Dans un geste de défi rapide comme l'éclair, il desserra sa prise sur ce que la noix de coco était supposée renfermer et il retira lestement sa main du trou, tout en plaçant la noix à la hauteur des yeux de Melvin - tout en veillant, bien entendu, à ce qu'elle ne lui échappe pas. Melvin regarda à l'intérieur, sous différents angles. Il ne vit rien. Il pensa que l'éclairage était insuffisant. "Je peux toucher ?", demanda-t-il.

"Vous êtes juif ?" lui demanda l'homme, en retour.

"Je suis épiscopalien de naissance", répondit Melvin. "Mais je ne crois pas réellement dans toutes ces bondieuseries, et j'ai beaucoup de sympathie pour le peuple juif."

"Je suis désolé", dit l'homme. "J'espère que vous comprendrez. Nous avons dû supporter tellement de siècles d'"Interdit aux Juifs !" Maintenant, au moins, sur ce morceau de terre -" il secouait sa noix de coco sous le nez de Melvin - "nous avons enfin la possibilité de décréter: "Interdit aux goys !"

"Mais", dit Melvin, "je ne vois rien du tout."

Une ombre d'angoisse passa sur le visage du barbu. Il tourna le trou de la noix de coco dans sa propre direction et regarda à l'intérieur. Immédiatement, l'expression de son visage se rasséréna. Ses yeux s'élargirent et s'humidifièrent de joie. En regardant l'intérieur de sa noix de coco, il avait l'air enfantin, béat, plus ange qu'homme, et Melvin, éperdu d'admiration, pensa: "mais non, ce n'est pas un prisonnier ! Comme c'est cruel de ma part, de dire qu'il n'y a rien du tout dans sa noix de coco, alors qu'elle lui donne tellement de satisfaction !"

"Vous ne voyez pas ce qu'il y a dans la noix de coco", dit l'homme, l'œil toujours rivé au trou ménagé dans celle-ci, "parce que vous ne voyez pas avec les yeux de la foi. Si vous aviez mes yeux, ou les yeux de certains d'entre nous, dans cette pièce, vous verriez une terre de lait et de miel, une terre chère au Verbe. Les yeux d'Adonaï y sont fixés en permanence, du début jusqu'à la fin de l'année."

"Amen ! Hallelujah !" s'écrièrent plusieurs autres, vêtus eux aussi à la mode biblique - ils s'étaient approchés du duo qu'ils formaient, aussi près que les chaînes retenant leurs noix de coco le permettaient.

Le prophète - c'est ainsi que Melvin voyait notre barbu désormais - replongea la main dans sa noix de coco et la brandit à la manière d'une torche. "Le Verbe", dit-il, " a donné cette terre en héritage à nos ancêtres, pour l'éternité.

Maintenant nous y sommes revenus, remplaçant les pampres des vignes par du fil barbelé, les arbres fruitiers par des check points, éventrant les collines pour y faire passer des routes de contournement, afin que tout homme puisse se reposer à l'ombre de son hélicoptère et de son F-16. Envisageriez-vous un seul instant que nous puissions renoncer à un tel héritage - nous en aller et l'abandonner là, dans une noix de coco, à n'importe qui ?

Jamais, Monsieur ! C'est à nous ! Si vous aviez les yeux de la foi, vous sauriez que la vie sans le Verbe n'a aucun sens, et que le Verbe nous a donné cette terre afin que nous l'occupions et que nous la possédions, que nous la surveillions et que nous la gardions. Beaucoup plus que nous ne la gardons, c'est elle qui nous garde !"

"Eh bien, si une chose est sûre, c'est que ces noix de coco, vous en êtes accro !", pensa Melvin.

"Vous ne pouvez pas demander à quelqu'un", dit le prophète, en souriant, "de s'en aller en laissant là ce qui donne un sens à sa vie !"

"Amen ! Hurrah !" s'exclamèrent les autres. Ces vivats devinrent rapidement des grincements de douleur, car ils n'avaient pu s'empêcher de lever les bras, dans leur enthousiasme. Melvin et le docteur les laissèrent là, à pleurnicher en montrant leurs poignets.

"Docteur", dit Melvin, "je vous jure qu'il n'y avait rien du tout, dans cette noix de coco".

"Quiconque est capable de prendre la Bible à la lettre, Monsieur Tucker, après les événements du vingtième siècle, peut bien croire, aussi, qu'il y a quelque chose dans la noix de coco."

"Quel cynisme !": la remarque leur venait de derrière. Ils se retournèrent et virent celui qui venait de crier.

C'était l'un des enthousiastes. Il brandissait son poing serré, d'où pendait sa noix de coco.

"Et la création de notre Etat ?! Et la guerre des Six Jours ?! Et notre retour sur notre terre - sur toute notre terre ! Voilà les réponses de Dieu à ce que vous appelez, avec un cynisme incroyable, les événements du vingtième siècle !"

Melvin voulait parler à cet homme, mais le docteur l'arrêta: "Non. Ne vous arrêtez pas. Il est dangereux."

"Dangereux ? Pourquoi ?", demanda Melvin.

"Il veut mettre en balance l'extermination de millions de personnes avec le vide de sa noix de coco", répondit le médecin, qui poursuivit: "Vous comprenez, maintenant, M. Tucker, pourquoi ils ne peuvent se libérer ? Ils doivent garder vivante leur version de Dieu." Le docteur lui prit le bras.

"Pas par là ! Il y a des gens, devant vous ! J'espère qu'à la fin de la journée, vous les verrez... Là, voilà: mettez les mains sur mes épaules, et marchez derrière moi."

Le docteur et Melvin, ainsi associés, se frayèrent un chemin difficile et tortueux à travers le gigantesque gymnase.

"Nous croisons des millions de personnes", M. Tucker.

"Mon Dieu !", s'écria Melvin. "Et je ne les vois pas !..."

"Mais eux, ils vous voient, Monsieur. Pas sous le jour avantageux que vous voudriez, certes, mais ils vous voient !"

Ils atteignirent enfin un endroit où le docteur déclara qu'ils pouvaient marcher plus librement.

"Dites-moi, docteur", demanda Melvin, "tous les sionistes sont-ils religieux ? Je me sentais tellement déplacé, au milieu d'eux."

"Non. C'est d'ailleurs pourquoi je vous ai amené jusqu'ici. Regardez !" Le médecin fit un large geste du bras. La pièce sembla alors à Melvin beaucoup plus grande qu'il ne le pensait au début. Elle s'étendait aussi loin que portait sa vue.

Elle était pleine de gens vêtus des costumes les plus divers (et même en costume d'Eve et d'Adam, pour certains) mais munis, tous, par contre, d'une noix de coco.

"Il y a tellement de gens, ils sont innombrables !" s'exclama Melvin.

"Oui, il y en a encore plus de ce côté", fit remarquer le docteur. "Voyons ces deux-là."

Deux jeunes femmes B.C.B.G., assises à une petite table ronde, dégustaient du yoghourt glacé à la petite cuillère.

Chacune avait posé sa noix de coco, sans façon, sur ses genoux, comme s'il se fût agi de son sac à main.

"Mes élégantes", dit Melvin, "qu'avez-vous donc, dans ces noix de coco ? Je ne puis imaginer chose moins précieuse que des diamants ou des perles, qui seules pourraient me retenir prisonnier comme vous l'êtes."

"Oh, mais nous ne sommes pas du tout prisonnières !", répliqua une d'elles. "Nous pouvons laisser ces noix de coco quand nous voulons. Nous n'avons rien dedans, n'est-ce pas, Giselle ?"

"Permettez ? Je peux jeter un coup d'œil ?" s'enquit Melvin.

"Certainement", répondit la dénommée Giselle. Elle ôta sa main de la noix de coco et la lui tendit - sans lâcher prise - à Melvin, pour lui permettre de l'inspecter.

Il regarda, mais ne vit rien. "Je peux toucher ?"

"Mais bien sûr, allez-y", dit Giselle. "Vous n'avez pas besoin d'être juif..."

Melvin passa la main à l'intérieur. "Vous avez raison", dit-il. "Il n'y a rien, là-dedans".

"Pourquoi: il devrait y avoir quelque chose ?" demanda Giselle. "Nous avons la conscience tranquille... n'est-ce pas, Sue ?"

"Dominer un autre peuple, c'est vraiment pas notre truc", dit Sue.

"Nous ici, eux là-bas !" ; renchérit Giselle.

"Du moment qu'ils n'ont pas d'armée !" ; précisa Sue. "C'est la seule chose... Avec la manière dont ils se sont comportés !"

"Ouaip. Pas d'armée", reprit Giselle; "Pourquoi donc auraient-ils besoin d'une armée ? Y'a quelqu'un qui veut leur faire du mal ?"

Le docteur se glissa dans la conversation: "et comment allez-vous les empêcher d'avoir des armes ?"

"Eh bien, nous allons surveiller les frontières... Elémentaire, mon cher Watson", répliqua Sue.

"Avec l'histoire qu'on se trimballe...", ajouta Giselle, "... je pense que le monde comprendra."

"On a été hypergénéreux, à Camp David. On a tendu la main pour faire la paix, et regardez comme ils nous y ont donné des baffes !"

"Absolument", dit Giselle. "Comment leur faire confiance, après un coup pareil ? Nous devons obtenir la sécurité. C'est la moindre des choses. Nous leur rendrons tout. Tout ce que nous voulons, c'est vivre dans notre petit Etat bien à nous, sans avoir la peur au ventre."

"Vous allez rendre Jérusalem Est ?", demanda le docteur. "Le Mur ? le Mont du Temple ? la Vieille ville ? La Colline des Français ? Gilo ? Tous ces quartiers édifiés par votre gouvernement sur des territoires conquis ?"

"Jérusalem est un cas à part", dit Sue.

"Ils ont déjà La Mecque et Médine, alors...", précisa Giselle.

"Bien sûr, il faut encore faire quelques petites mises au point, " ajouta Sue. "S'ils insistent à réclamer toutes les colonies, cela ne montrera qu'une chose: qu'ils ne sont pas intéressés à faire la paix."

"De plus", intervint Giselle, "si nous leur rendons tout, cela apparaîtra comme de la faiblesse, et alors là: faites leur confiance...: ils réclameront toujours plus !"

"Ainsi, vous prenez toujours plus", déduisit le médecin "afin d'éviter qu'ils ne vous demandent davantage. Mais alors, quid des réfugiés ? Etes vous prêtes à les voir revenir chez eux, à Haïfa et à Jaffa ?"

"Vous êtes dingue ?" s'exclama Giselle. "Il y a quand même des réalités qu'ils vont bien devoir admettre ! Leur "chez eux" n'existe même plus !"

"Eh oui", commenta Sue: "vous ne pouvez faire revenir les aiguilles de l'horloge cinquante ans en arrière."

"Et pourtant, j'en connais", dit le docteur, "qui essaient, depuis cinquante ans, de les ramener deux mille ans en arrière..."

"Bon... " dit Sue. "Ce qu'il faut, c'est le compromis et la coexistence. Le problème, c'est eux: y' veulent pas le compromis."

D'un geste leste, le docteur lui prit son yoghourt.

"Hé ! Mais c'est à moi !" protesta Sue.

"Faisons un compromis", se moqua-t-il. Il essuya la cuillère de Sue avec une serviette en papier et se mit à manger le yoghourt.

"Ah ben çà alors! C'est fort de café !..." balbutia Sue, outrée.

"Continuez..." dit le docteur avec flegme. "Je vous écoute. Tenez, M. Tucker, prenez un yoghourt, vous aussi". Il tendit le yoghourt glacé de Giselle à Melvin.

"C'est révoltant !" protesta à son tour Giselle.

Mais le docteur, impavide, continuait à manger. "J'attends..." leur dit-il.

Son attitude choquait les deux jeunes femmes au plus haut point. Elles se levèrent, comme pour s'en aller, mais leurs noix de coco les arrêtèrent net. Les chaînes, toutefois, étaient plus longues, dans cette partie du hall, remarqua Melvin. Il venait à peine de finir le yoghourt glacé de Giselle...

"Vous avez bouffé nos yoghourts !" s'insurgea Sue.

"Désolé", expliqua le médecin, "mais vous aviez un nombre incalculable d'occasions de faire des compromis. Vous n'avez plus qu'une solution: la coexistence." Il rota. Les jeunes femmes se retournèrent, dégoûtées. Mais à nouveau, leurs noix de coco enchaînées les ramenèrent en arrière. Elles commencèrent à se débattre.

"N'oubliez pas de payer les yoghourts", dit le docteur en tirant sa révérence, emmenant Melvin avec lui.

"On n'a pas exagéré un peu ? On n'a pas été trop cruels ?", demanda celui-ci, en s'essuyant les lèvres.

"Il faut que je le sois," lui répondit le docteur, "mais il n'en reste pas moins que c'était leurs yoghourts et que nous les avons mangés... Je n'ai pas une solution pour tout, M. Tucker.

C'est dans un drôle de pétrin que ces gens se sont fourrés, et il n'y a peut-être pas de solution. Mais je sais au moins ceci: il n'y aura certainement pas de solution tant qu'ils ne les voient pas. Pour le moment, ils ne les voient toujours pas. Ces femmes ne voient pas les autres plus que les fanatiques ne les voient. Et vous, commencez-vous à les voir, maintenant ? Le docteur fit un geste en direction de l'est: Melvin vit à nouveau le prophète et ses amis, toujours acharnés après leurs noix de coco. Autour de leur groupe, toutefois, des forme évanescentes avaient commencé à émerger.

"Je vois des fantômes", s'écria Melvin.

"Voilà qui est mieux", dit le docteur.

"Pouvons-nous parler à Simon, maintenant".

"Qui c'est, ce Simon ?"

"Celui qui est si noble et si aimable. Vous avez promis..."

"Ah oui !... Vous pensez pouvoir y aller par vous-même ?"

"J'vais essayer..."

Hésitant, prudent, Melvin suivit le docteur à quelque distance, se frayant un chemin parmi les ectoplasmes évanescents, mais lumineux. Enfin, il fut auprès du vieil homme imposant, duquel émanait un tel rayonnement que les formes, autour de lui, semblèrent disparaître à nouveau.

"Oh, noble personne !", commença Melvin.

"Pas noble: Nobel", le corrigea l'homme.

"Oh, Monsieur Nobel", se reprit Melvin, "qu'avez-vous donc dans cette noix de coco ? Je ne saurais imaginer chose moins noble que des diamants ou des perles précieuses, qui seules pourraient me tenir prisonnier comme vous l'êtes."

"Je suis prisonnier, en effet... Je suis enchaîné au processus de paix."

"Voilà qui est plus raisonnable !" s'exclama Melvin.

Simon Le Nobel contempla sa noix de coco. "Je pourrais être enfermé dans une coquille de noix, Monsieur, et m'estimer le roi d'un espace infini, n'eussent été ces rêves merveilleux qui ne pourraient qu'être bénéfiques au monde tout entier. Regardez !"

Il enleva sa main du trou de sa noix de coco et présenta celle-ci à l'œil de Melvin, en ayant toutefois le plus grand soin de ne pas la laisser échapper. A l'intérieur de la noix de coco, Melvin vit une lueur dorée. Son excitation ne fit que croître. "Cette fois, pensa-t-il, il y a quelque chose". Un examen plus approfondi, toutefois, lui permit de conclure qu'il s'agissait du reflet du visage lumineux de Simon Le Nobel.

"Je suis désolé, Monsieur Nobel", dit-il: "je ne vois absolument rien."

"C'est parce que cela n'existe pas encore. Vous devez être capable de voir avec l'œil du futur."

"Ah ! Maintenant je comprends pourquoi le docteur voulait que je ne vous parle qu'en dernier", dit Melvin. "Le passé...

le présent... et... mais oui !... mais c'est bien sûr... !: le futur... !"

"Si vous restez près de moi et développez votre vision prospective, vous ne tarderez pas à apprendre que la seule possibilité que nous ayons de survivre est de normaliser nos relations."

"Normaliser !", dit Melvin. "Cela sonne bizarrement, après tout ce que j'ai vu !"

"Ils devront nous accepter... nous devrons les accepter."

"Wâouw ! Quelle symétrie !" s'exclama Melvin. "C'est comme quand on partage le yoghourt... "

"Chuttt! !" ; souffla Simon, lançant un regard furtif autour de lui. "Ne dites jamais ce gros mot: "partager" ! Quelqu'un pourrait croire que nous avons l'intention de partager ce-que-vous-savez."

"Et quoi donc ?"

Simon se pencha vers lui et lui murmura à l'oreille: "Il vaut mieux que vous l'ignoriez. Vous voyez cet homme, là-bas ?"

Il montrait un type visiblement hypernerveux, muni d'une noix de coco gigantesque.

"C'est mon assistant. Vous ne devinerez jamais ce qu'il a dans sa noix..."

"Et qu'est-ce que c'est' y donc ?" demanda Melvin.

"Juste un petit projet, dans lequel j'ai pris ma modeste part. Cela rime avec poing. Toin, coin, poing... Comme dans 'levez le poing ! Brandissez votre nnnnn.... " Il faisait de grands gestes de la tête à Melvin.

"... votre nucléette, votre bombinette ?" proposa Melvin.

"Chuttt !" le coupa le vénérable personnage, l'index sur les lèvres et le regard inquiet. "Nous n'aimons pas parler de ces choses-là. Nous ne serons pas les premiers - je l'ai déclaré solennellement - à l'introduire dans la région... !"

"Eh ben, dites-moi, si ce n'est pas introduire, alors, comment appelez-vous çà ?", le coupa Melvin en montrant l'énorme noix de coco."

"Jusqu'à ce qu'elle pète", poursuivit Simon Le Nobel. "On ne vous a pas mis au parfum..."

"J'préfère pas", dit Melvin. "Si ce n'est pas là le fin du fin de l'attentat-suicide..."

"Changeons de sujet", dit Simon Le Nobel. "Essayez de nouveau de regarder dans ma noix de coco. Je pense que vos yeux sont peut-être d'ores et déjà assez prospectifs. Vous y verrez à quel point notre pays est le cerveau de la région."

Melvin regarda dans la noix de coco. Mais il ne voyait toujours rien. Il montra d'un geste les formes qui l'entouraient, qui étaient redevenues presque physiques, solides, en dépit de l'aura lumineuse que diffusait autour de lui Simon: "Et eux ?"

"Qui çà ?", demanda Simon.

"Eux. Tous ceux-là. Tous ces gens qui - eux - n'ont pas de noix de coco."

"Ah !... Eux, ce sont les muscles. Ensemble, cerveau et muscles, nous constituerons un seul corps qui prendra sa place parmi les grandes régions industrialisées du monde."

"Mais... et s'ils en veulent pas être les muscles ?" demanda Melvin. "Et si, eux, ils voulaient être le cerveau ?"

"Ils n'ont pas le choix. Nous sommes déjà dans la place, et Nous Sommes le cerveau. C'est une réalité à laquelle ils devront se faire. D'ailleurs, quelle alternative ont-ils ? Ils ne peuvent nous jeter à la mer. De plus, c'est ce que prévoit mon petit projet."

"Mais comment peuvent-ils être au courant de votre petit projet, si vous ne les en informez point ?"

"C'est la question de Mae West", répondit Simon. "Qu'est-ce donc, dans votre poche: un flingue, ou bien est-ce que vous êtes simplement content de me voir ?" Nous serons contents de les voir et eux, ils auront intérêt à être contents de nous voir, sinon..."

"Ouaip... J'sais pas... " dit Melvin. "Ils n'ont pas l'air content-content. Je ne vois pas comment vous allez pouvoir les rendre heureux. Et puis... et s'ils n'étaient seulement qu'un peu heureux, pas assez heureux ? Et s'ils persistaient à ne pas être heureux ? Et si, à la fin, tout ce que vous obtenez, ce n'est que votre petit projet...? "

"Eh bien ?"

"Pour reprendre les mots de Sam Goldwyn: "admettez-moi en dehors de votre club !"

A ce moment-là, le singe, qui s'était détaché, détala et passa à côté d'eux dans sa course. Melvin se tourna vers le médecin: "Hé, toubib, le singe se fait la malle !"

Le docteur haussa les épaules: "La banane est pourrie, à la fin de la journée. Ah, si seulement ils avaient des bananes, M. Tucker ! C'est cette absence de quoi que ce soit, cette vacuité, qui est tellement difficile à guérir !"

Simon Le Nobel sursauta. "Quelle vacuité ?" s'insurgea-t-il. "C'est ici que nous vivons, docteur. Pour nous, ce n'est pas rien. Nous n'avons pas d'autre endroit pour vivre."

"Le problème", dit le docteur, "c'est que vous ne savez pas où vous vivez. Vous croyez vivre dans la Bible, ou bien vous pensez que vous vivez en Europe ou bien, encore, vous vous croyez dans un Nouveau Moyen-Orient. La seule chose que vous ignorez totalement, c'est où vous vivez. Jusqu'à ce que vous le sachiez enfin, vous n'aurez rien. Tant que vous prendrez ce qui ne vous appartient pas, vous vous retrouverez avec rien, en fin de compte."

Simon Le Nobel jeta un coup d'œil furtif dans sa noix de coco. Un air de grande quiétude s'empara à nouveau de son visage majestueux et maussade.

Le docteur soupira. "Venez, M. Tucker. J'ai encore quelque chose à vous montrer. Une petite surprise."

Il conduisit notre héros quelques pas plus loin: il y avait une noix de coco libre, fraîchement perforée, et enchaînée à une barre de fer flambant neuve.

"Cette noix est pour vous, M. Tucker", annonça le médecin. Le coeur de Melvin se mit à battre la chamade. Il ramassa la noix de coco, regarda dans l'orifice et, à son grand émerveillement, il vit quelque chose. Il vit la ville sainte de Jérusalem, aux coupoles de vermeil resplendissantes. Il vit les collines et les vallées du berceau de la Bible. Il vit les yoghourts glacés de Tel-Aviv. Il vit tout un pays tout bruissant de réseaux haute technologie reliés aux autres grandes nations du globe. Il vit bonheur et splendeur - un paradis terrestre. Comme entré en transe, il introduisit sa main dans la noix de coco et attrapa tout ça. "J'en suis un, moi aussi", pensa-t-il. "J'appartiens à ce monde-là !"

Exactement au même moment, toutefois, Melvin remarqua les autres, tout autour de lui: la grande foule des sans-noix. Ils ne cessaient d'apparaître et de s'évanouir, dans une sorte de fondu-enchaîné. Pendant un moment, ils disparurent même tout à fait, et Melvin pensa alors: "Ah ! Je peux être heureux !"

Mais, soudain, ils ressortirent du néant, et devinrent cette fois aussi matériels que des gens - et, de fait, c'était des gens, en chair et en os !

Melvin eut une sensation étrange, qui lui descendit le long du bras, jusqu'à sa main encore dans la noix de coco. Il se sentit comme quelqu'un qu'on aurait surpris en train de commettre quelque chose d'inconvenant. Il retira vivement sa main.

"Non, docteur", dit-il: "Je ne peux... cette noix de coco n'est pas à moi."

Ils se dirigèrent vers la sortie. Quand le docteur ouvrit la porte, un brouhaha s'éleva dans l'immense salle. C'était ceux avec les noix de coco. Ils se poussaient vers la sortie frénétiquement, mais leurs chaînes les arrêtaient net. Ils revenaient à l'assaut, encore et encore, comme les vagues de la mer, poussant des cris d'impuissance pitoyables.

"Partez, sauvez-vous !" leur cria Melvin, en se retournant, depuis le seuil.

"Mais, bon sang, qu'attendez-vous donc pour partir ! Il n'y a rien, dans ces noix !"

Mais ils continuaient à s'élancer, stoppés net à chaque tentative, comme enchaînés à leurs propres mains.

Haut de page


case postale 120, 1000 Lausanne 20
fax +4121 621 89 88
Pour commander des exemplaires d'archive:

Soutien: ccp 10-25669-5

Si vous avez des commentaires, des réactions,
des sujets ou des articles à proposer: