Réflexions personnelles sur la Palestine
Norman Finkelstein* (septembre 2003)
Le texte publié ci-dessous constitue la préface à la traduction allemande de l'ouvrage de Norman Finkelstein: The Rise and Fall of Palestine, dont la première édition en langue anglaise date de 1996. Les parents de Norman Finkelstein après sont des survivant des camps nazis.
Depuis que j'ai achevé cet essai en 1995, je suis retourné en Palestine tous les ans. En fait, à l'exception de mes voyages à l'étranger pour donner des conférences, la Palestine est le seul endroit où je suis allé depuis mon premier séjour là-bas il y a quinze ans. J'ai quelquefois rêvé de passer des vacances en Grèce ou en Italie, mais je ne l'ai jamais fait.
Si j'ai le temps et que le coût n'est pas prohibitif, je retourne toujours en Palestine. Je le fais surtout par sens du devoir - ai-je un droit d'être ailleurs? - soulagé par l'affection authentique que j'y ai développée pour des amis. Je ne peux pas dire que je me réjouis d'y retourner. Dès que j'arrive, avant même d'arriver, je compte les minutes qui me restent avant de repartir.
L'éminent sociologue de l'Université Hébraïque, Baruch Kimmerling, a décrit la Bande de Gaza comme «le plus grand camp de concentration de l'histoire». La Cisjordanie suit de très près. Lorsque le mur israélien, actuellement en construction, sera terminé, la Cisjordanie remplacera la Bande de Gaza au premier rang. Bordée sur chaque côté par des tranchées de quatre mètres, fortifiée par des tours de guet à des intervalles réguliers et surmontée par des barbelés, cette pesante barricade s'étendra sur 347 kilomètres - deux fois plus que le Mur de Berlin. (Un tiers est déjà achevé.)
S'enfonçant profondément à l'intérieur de la Cisjordanie et causant de sérieux problèmes pour les Palestiniens pris au piège entre le mur et la «Ligne verte» (la frontière d'Israël d'avant juin 1967), le mur entraînera probablement l'annexion, de fait, de 10% de la Cisjordanie et l'expulsion des Palestiniens vivant à ces endroits, tout en isolant également 300.000 Palestiniens (14% de la population de la Cisjordanie) vivant à Jérusalem-Est.
À en juger par de récentes déclarations israéliennes, ce mur pourrait éventuellement enfermer complètement les Palestiniens et les rassembler dans moins de la moitié de la Cisjordanie, territoire que le Premier ministre Sharon (avec le soutien des États-Unis) nommerait alors «État» palestinien.
Il n'est pas fait mention du mur dans l'actuelle initiative de l'administration Bush, la «feuille de route», et encore moins d'une demande pour que sa construction soit arrêtée.
En vérité, la feuille de route est simplement une version réchauffée des accords d'Oslo. De la même façon que le «processus de paix», culminant à Oslo, avait commencé après la première destruction de l'Irak par les soins des États-Unis [guerre de 1991], la «feuille de route» a été publiée après la seconde destruction. Dans les deux cas, le calcul des États-Unis et d'Israël était que les Palestiniens, se sentant suffisamment dépassés, démoralisés et isolés (sous le coup du «choc» et de l'«effroi»[allusion au nom donné par le Pentagone et l'administration à la dernière guerre contre l'Irak, officiellement terminée en mai 2003]), accepteraient un bantoustan de style sud-africain.
Ce pari a échoué la première fois, lorsque Arafat a refusé, en juillet 2000 à Camp David, de se plier au diktat israélo-états-unien. Il a été en conséquence chassé du pouvoir, et un nouveau «dirigeant» palestinien, Abou Mazen [ou Abou Abbas, démissionnaire depuis que ce texte a écrit], a pris la place.
Les sondages démontrent que Abou Mazen serait chanceux s'il obtenait 5% du vote des Palestiniens lors d'une élection libre - un parfait dirigeant «démocratique» selon les standards états-uniens. Reste à voir si Abou Mazen sera plus accommodant et se pliera devant les projets de Sharon pour un État palestinien.
Lorsque tous ceux que je rencontrais en Cisjordanie ont commencé à faire référence au «mur», mon premier réflexe a été de me souvenir du premier livre que ma défunte mère (une survivante du ghetto de Varsovie) m'avait recommandé de lire sur l'holocauste nazi, le roman historique de John Hersey sur le ghetto de Varsovie, intitulé The Wall [Le Mur, publié en 1950 chez l'éditeur américain Alfred A. Knopf.]
Je retourne en Palestine par sens du devoir tout en me sentant coupable, comme si je me moquais des Palestiniens: je peux venir et repartir comme bon me semble, mais vous y êtes captifs.
Pourquoi puis-je y entrer et en repartir alors qu'ils ne le peuvent pas? Je m'efforce constamment de trouver une réponse qui atténuerait l'injustice et qui apaiserait ma conscience, mais n'en trouve jamais. Pire encore, je suis toujours porteur de mauvaises nouvelles. C'est de la sincérité politique sans conséquences personnelles. Quel prix dois-je payer pour dire aux Palestiniens que les choses ne feront qu'empirer (comme elles le font invariablement)? Annoncer la terrible vérité aux Palestiniens n'est pas très héroïque de la part d'un étranger.
Qu'en pensent mes amis palestiniens? «Norman est de retour pour nous dire encore une fois que c'est sans espoir. Facile à dire pour lui...» Qu'auraient pensé mes parents si un Allemand, en bonne santé, se présentait régulièrement devant eux pour leur dire que les choses ne feraient qu'empirer?
Aujourd'hui, au lieu de faire mes sinistres prédictions habituelles, je change de sujet. Ce n'est pas que cela aide. Tout le monde sait ce que je pense. J'ai remarqué que plusieurs amis semblent bien moins impatients de me voir. Je suppose qu'ils sont fatigués de mes prévisions lugubres, toujours bien argumentées, à leurs dépens.
Ont-ils vraiment besoin d'apprendre de cet «expert» qu'ils ont perdu? Tout ce qui les entoure empeste la misère et le désespoir. Leur jeunesse a passé et leur vie a été gaspillée; ils ne peuvent même plus rêver d'un futur meilleur. Je suis le rappel annuel, le miroir railleur de ces décombres.
Auparavant, je pouvais successivement argumenter avec véhémence et rire de bon c-ur avec les proches amis de Moussa, Esmail et Caid. Lors de mon dernier voyage, ils se sont glissés hors du camp de Fawwar, se sont assis avec moi sur le balcon de Moussa, en silence, pendant quinze minutes, puis sont repartis. Si je n'y retourne pas, je crains que les Palestiniens pensent que j'ai abandonné la lutte; si je retourne, je crains qu'ils croient que j'ai transformé la Palestine en une marotte.
En fait, je me fais du souci à ce sujet. J'écris des livres sur la Palestine, je suis invité à faire des conférences sur la Palestine. Serait-ce que je tire un bénéfice de leur martyr? Récemment, un producteur indépendant m'a demandé d'être acteur dans un documentaire sur la Palestine basé sur cet essai. Me voilà donc, débarquant dans les maisons de mes amis palestiniens avec une équipe de tournage, les caméras et l'équipement de prise de son derrière moi.
Souvent, ceux qui m'introduisent lors de conférences rendent hommage à mon «courage». Je recule de honte devant cet éloge. Quel courage? De l'intégrité peut-être, mais du courage, absolument pas. J'ai peur à chaque pas que je fais en Palestine. Je suis inévitablement le plus terrifié parmi ceux avec qui je voyage. Je me cache derrière chaque édifice, je tremble en entendant le moindre coup de feu, je transpire à la vue de tout soldat ou colon. J'ai été si souvent embarrassé par ma couardise. Je me souviens distinctement de ces épisodes dans mon esprit, mais la fierté m'empêche de les écrire. J'avais l'habitude de mettre cette poltronnerie sur le dos de mes parents: après tout ce qu'ils ont enduré, ce serait impardonnable de leur faire subir ma propre mort.
Maintenant qu'ils sont décédés, je ne peux plus me servir de cet alibi. Je m'accroche désespérément à la vie, comme mes parents se sont désespérément accrochés à la vie. (Est-ce une autre évasion de prétendre que j'ai hérité de leur gène de «survie»?)
Pour trouver du courage, il faut regarder ces merveilleux et stimulants jeunes gens de l'International Solidarity Movement [ISM qui organisent de véritables missions civiles en Palestine] qui se mettent volontairement dans la ligne de tir israélienne pour protéger des Palestiniens.
Rachel Corrie d'Olympia, Washington, a été tuée par un bulldozer israélien en voulant empêcher la destruction d'une maison palestinienne. Tom Hurndall de Manchester, Grande-Bretagne, a reçu une balle en pleine tête, par un tireur d'élite israélien qui se trouvait derrière lui, alors qu'il essayait de sauver des jeunes filles égarées sous les tirs israéliens (il est maintenant dans un état de mort cérébrale).
Il faut regarder vers Moussa, qui documente quotidiennement les abus israéliens des droits de l'Homme tandis que les balles sifflent autour de lui. Il faut regarder vers les petits enfants palestiniens de Gaza qui font face aux blindés et aux véhicules de transport de troupes (APC) israéliens avec des pierres.
Mais, pour l'amour du ciel, ne me regardez pas. Je n'ai aucune sympathie pour les colons. En effet, je considère qu'ils sont une cible légitime de la résistance armée (à l'exception, bien sûr, des enfants). S'ils choisissent, appuyés par la puissance militaire, de voler la terre (et l'eau) sous les pieds des Palestiniens, alors laissons-les récolter ce qu'ils ont semé.
Cependant, je cherche encore l'attitude «appropriée» envers les soldats israéliens. En quittant Gaza, je vois trois jeunes gens israéliens postés au barrage: une femme de belle allure, sortie tout droit d'une scène d'un film de James Bond, portant un treillis kaki moulant et des chaussures de cuir à talons aiguilles, un jeune homme assis sur une véranda, chantant et grattant sur sa guitare une mélodie juive envoûtante, et un second jeune homme avec des lunettes à monture d'écaille aux verres très épais. Chacun brandit de façon incongrue un fusil d'assaut faisant la moitié de leur taille. Pour l'amour du ciel, que font-ils là? Mais attendez: Gaza est «le plus grand camp de concentration de l'histoire». Pourquoi ai-je pitié de ces gardiens de camp de concentration?
Bien que je ne puisse admettre les attentats suicides palestiniens, je peux toutefois les comprendre. Si des membres de ma famille étaient emprisonnés, battus, torturés, tués, notre maison démolie, notre terre volée, nos vies détruites, attendant son heure jusqu'à la mort, souhaitant à moitié qu'elle vienne plus tôt que plus tard - j'espérerais certainement conserver mon humanité, mais en toute honnêteté, je ne peux prévoir quelle serait ma réaction. Contrairement à moi, plusieurs Palestiniens qui étaient en dissidence de principe concernant les attaques contre les civils israéliens, ne le sont plus.
En fait, de tous mes amis là-bas, seuls Moussa et Afaf et Samira et Stephan y sont encore catégoriquement opposés. Certains pensent que c'est la seule tactique qui fera bouger Israël, alors que d'autres veulent juste une revanche... Cependant, tous les Palestiniens que je rencontre font une distinction pour l'attentat du Hamas à l'Université Hébraïque. Moussa demande à son fils de six ans ce qu'il en pense: «C'est mal. Ils ne faisaient qu'étudier.»
Lorsque j'ai rencontré le Dr Rantissi [Abdel Aziz Rantissi, porte-parole politique du Hamas, en juin 2003 a été l'objet d'une tentative d'assassinat de la part de l'armée palestinienne], j'ai discuté avec lui de l'attaque contre l'Université Hébraïque. Je lui ai répété ce que le fils de Moussa avait dit. Visiblement contrarié par ma question, il essaie de se justifier de n'importe quelle façon: «ils sont peut-être en train d'étudier, mais plus tard, ils serviront l'occupation». Je lui fais remarquer que les Nazis prétendaient de façon semblable qu'il était correct de tuer les enfants juifs parce qu'un jour ils voudraient se venger du meurtre de leurs parents. Avec une satisfaction évidente, Rantissi rapporte que le ratio des morts palestiniens et israéliens au début de la nouvelle Intifada était de 10 pour 1, mais maintenant il est de 3 pour 1.
Je mentirais en niant que cet argument a une résonance. La vie palestinienne ne sera pas prise gratuitement: si vous tuez un des nôtres, vous devez payer un prix. C'est brutal, c'est primitif, mais je peux malgré cela comprendre cette arithmétique.
En fait, je calcule moi aussi le ratio secrètement. Lorsqu'un commando spécial israélien exécute un Palestinien, une partie de moi crie vengeance. Si les Palestiniens ne réagissent pas, je suis déçu. Où est donc la dignité, le respect de soi?
Face à la brutalité impitoyable d'Israël, moi aussi, comme beaucoup de Palestiniens, j'ai développé une dureté de c-ur. Mais aussi compréhensible que puisse être sa satisfaction, je n'ai pas cessé de répéter à Rantissi que c'est tout à fait immoral. Je commence alors à me sentir mal à l'aise. Ma responsabilité n'est pas de faire la leçon à Rantissi, mais de m'opposer à l'occupation.
Ne suis-je pas arrogant? Il a passé dix ans dans une prison israélienne; il est maintenant un détenu dans un camp de concentration israélien. Qui suis-je pour l'instruire sur les détails de la moralité, avec le confort de mon visa de tourisme?
Il pense probablement que tous les Juifs sont ainsi. Si arrogant, si satisfaits d'eux-mêmes. En le quittant, je me demande si je dois lui serrer la main. Je ne serrerais certainement pas celle de Sharon. Puis je le fais. Lorsque j'ai plus tard demandé son opinion à Moussa, il n'a pas été d'accord. Moussa me rappelle avec colère qu'en approuvant l'attaque contre l'Université Hébraïque à la télévision, Rantissi a tourné l'opinion mondiale contre les Palestiniens. Maintenant, je commence à douter de la sagesse de ma décision. Mais n'est-ce pas là encore cette arrogance: pourquoi faire une fixation sur ma poignée de main? La prérogative de montrer de la magnanimité appartient aux Palestiniens, pas aux Juifs états-uniens.
En tant que Juif, je n'ai pas plus de scrupules envers les soldats (et colons) israéliens qui essuient des revers dans les Territoires occupés que je n'en ai, en tant qu'États-unien, envers les GI qui essuient des revers en Irak.
Je célèbre toute victoire sur un occupant étranger. De la même façon dont je me réjouis des coups infligés aux occupants nazis par les résistants en Europe, je me réjouis des coups que le Hezbollah a infligés aux occupants israéliens au Liban, que les Palestiniens infligent aux occupants israéliens et que les Irakiens infligent aux occupants états-uniens.
Cette solidarité ne provient pas d'un artifice intellectuel ou politique. Je n'ai pas à réprimer mes instincts tribaux ou patriotiques pour être constant du point de vue moral. C'est plutôt le contraire, c'est dans ma constitution - je hais viscéralement les occupants, tous les occupants. (Un autre gène familial?)
Il n'y a pas la moindre différence s'ils sont Juifs ou États-uniens. Si j'ai des scrupules - et j'en ai - c'est pour les combattants dont le sang est versé. Ils sont jeunes, dans la fleur de l'âge. Ils pourraient très bien être mes étudiants. (Plusieurs de ceux, étatsuniens, envoyés en Irak l'étaient.)
La plupart ne veulent pas être là où ils sont; ils veulent être chez eux. Si quelqu'un doit être sur la ligne de feu, je préférerais bien mieux que ce soient les damnés politiciens qui les ont envoyés ou les pontifes, universitaires et journalistes bien mis et en forme qui battent les tambours de la guerre, de loin.
Néanmoins, je ne défendrai pas les maraudeurs effrontés et les vandales conquérants, übermenschen sans foi ni loi faisant peu de cas de la vie des innocents. Les soldats nazis étaient aussi des jeunes dans la fleur de l'âge
Tandis que les Palestiniens ont tous les droits de résister avec violence face aux soldats et aux colons israéliens, je ne crois pas que cette stratégie soit prudente. C'est l'arène dans laquelle Israël est le plus fort, et les Palestiniens y sont les plus faibles: la force brute.
En relation avec cela, les attentats suicides sont non seulement indéfendables moralement, mais probablement aussi contre-productifs. Ils s'aliènent ainsi l'opinion mondiale et fournissent à Israël un prétexte pour poursuivre la répression armée - raison pour laquelle Israël les provoque désespérément lorsque qu'il y a une accalmie.
Les attentats ont sans aucun doute affecté la société israélienne, affaiblissant l'élan populaire et causant des torts à l'économie. Mais il est peu probable qu'ils forcent un retrait israélien. Insensibles et cyniques, les dirigeants israéliens considèrent les victimes civiles comme un prix à payer, regrettable, mais néanmoins tolérable, pour maintenir leur pouvoir. Leurs incitations répétées pour exacerber le terrorisme palestinien suggèrent que ces dirigeants ne sont guère préoccupés de son effet nuisible sur la société israélienne. Les attentats ne pousseront probablement pas les Israéliens ordinaires à s'opposer à l'occupation.
Le contraire serait vrai: viser des soldats en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza signale une opposition à l'occupation israélienne, mais cibler des civils à Tel-Aviv et Haifa signale une opposition à l'ensemble de la société israélienne.
Si leur existence elle-même semble menacée, alors les Israéliens se battront sans pitié jusqu'au bout. Ce qui est regrettable, c'est que l'intransigeance d'Israël a commencé à convaincre plusieurs Palestiniens qu'ils ne peuvent réellement pas coexister pacifiquement: c'est nous ou eux.
Il y a une chance pour que la stratégie de désobéissance civile non-violente massive puisse forcer le retrait israélien. Durant la première Intifada, cela avait galvanisé l'opinion mondiale derrière les Palestiniens et avait isolé Israël. Cela avait neutralisé l'armée israélienne qui s'était enlisée dans des opérations de police - ce qui avait troublé l'élite israélienne. La stratégie aurait peut-être réussi, à l'origine, si [comme je le suggère dans le chapitre deux de cet ouvrage] la direction palestinienne s'était investie dans la lutte populaire plutôt que dans le cul-de-sac des négociations.
Cependant, il est complètement hypocrite de la part des Israéliens de se demander pourquoi les Palestiniens ne poursuivent pas une stratégie non-violente. Une raison évidente est qu'à chaque fois qu'ils l'ont fait, Israël les a réprimés brutalement. Le philosophe britannique Bertrand Russell, bien que pacifiste engagé, doutait de l'efficacité de la résistance non-violente face à l'Allemagne nazie: «Cela dépend de l'existence de certaines vertus en ceux contre qui elle est utilisée. Lorsque les Indiens se couchaient sur les voies ferrées et mettaient au défi les autorités de les écraser sous les trains, les Britanniquesconsidéraient intolérable une telle cruauté. Mais les Nazis n'avaient aucun scrupule en de telles situations.»
Il n'en revient pas seulement - ni même principalement - aux Palestiniens de pratiquer la non-violence, mais aux Israéliens de prouver qu'ils y réagiront positivement. À en juger par le sort qui a été réservé à Rachel Corrie et Tom Hurndall - non pas des Palestiniens anonymes, mais des citoyens des deux plus proches alliés d'Israël - il semble que la réaction d'Israël est plus proche de celle de l'Allemagne nazie que de celle de la Grande-Bretagne.
Il faut cependant le dire, les attentats suicides n'ont pas aidé - une autre raison de mettre en question leur bien-fondé,bien qu'il faille également dire que (comme je le démontre dans le chapitre quatre de cet ouvrage) les Israéliens n'ont pas montré la moindre clémence lors de la première Intifada, majoritairement non-violente.
Finalement, même si le terrorisme réussissait à entraîner un retrait israélien, son succès reposerait sur une arme moralement condamnable. L'État palestinien auquel il aurait donné naissance risquerait fort de devenir une place où peu de Palestiniens souhaiteraient vivre.
Samira continue d'enseigner l'anglais à Talitha Kumi, mais elle a aussi pris plusieurs autres engagements professionnels pour pouvoir joindre les deux bouts. Son époux, Stephan, contremaître de la construction à Jérusalem, ne réussit à travailler qu'irrégulièrement à cause des bouclages israéliens. Leur fille aînée, Rana, a quitté Beit Sahour pour épouser un Palestinien étudiant à Londres. Après avoir passé quelques années en Angleterre, ils ont déménagé en Jordanie pour être plus près de leur famille. Samira est récemment devenue grand-mère lorsque Rana a donné naissance à un jeune garçon.
À la veille de l'opération Bouclier Défensif, en mars 2002, Samira et Stephan, craignant à juste titre que les jeunes hommes palestiniens seraient ciblés, ont envoyé leur seul fils, Basil, en Jordanie où il est maintenant au collège. Leur autre enfant, Rita, a soigné les blessés palestiniens dans un hôpital de Jérusalem durant le saccage israélien de mars et avril.
Plusieurs jeunes gens de Beit Sahour ont quitté. J'avais l'habitude de taquiner Nadim Issa en lui disant qu'il sauterait sur la première occasion pour partir. Les premières années, il démentait avec véhémence, mais plus tard il a admis, à contrec-ur, cette possibilité. L'année dernière, j'ai appris qu'il s'était marié dans une famille ayant de la parenté au Michigan [Etats-Unis] et qu'il est parti.
Je pense quelquefois essayer d'entrer en contact avec lui, mais ne le fais jamais: c'est un «Je te l'avais dit» que je préfère laisser passer. Mufid Hanna, qui ne pouvait se décider s'il voulait ou non tuer ce Juif lorsque nous nous sommes rencontrés la première fois, est maintenant un réalisateur talentueux. Lorsque nous nous sommes parlé la dernière fois, il m'a mentionné que son partenaire d'affaires israélien est aussi son plus proche confident. George Hanna, le physicien de l'Université de Bir Zeit, est actuellement responsable de la coordination de l'International Solidarity Movement.
Il y a quelques semaines, j'ai reçu un courriel m'informant que des soldats israéliens avaient saccagé son bureau de l'ISM à Beit Sahour. Alors que certains volontaires de l'ISM sont actuellement frappés d'une interdiction de séjour en Israël parce qu'ils représenteraient une «menace pour la sécurité», d'autres doivent signer une déclaration exonérant Israël de toute responsabilité pour ce qui peut leur arriver. Qui peut contredire l'ingéniosité qu'il y a dans le fait de forcer à signer leur ordre d'exécution ceux qui sont ciblés pour être tués?
Moussa travaille actuellement sur le terrain pour B'Tselem, le Centre israélien d'information sur les droits humains dans les Territoires occupés, documentant de première main les violations israéliennes des droits humains dans la région de Hébron. Son épouse, Afaf, qui tolérait à peine les idées politiques de Moussa lorsque nous nous sommes rencontrés la première fois, travaille maintenant pour le Comité central du Parti du Peuple. Leurs trois enfants aînés, Marwa, Urwa et Arwa, sont maintenant des adolescents. Urwa espère éventuellement venir vivre avec moi, tandis qu'Arwa, une dirigeante-née (et une impressionnante joueuse d'échec), passe presque tout son temps au téléphone, conseillant ses amis. Pendant ce temps, Moussa et Afaf ont donné naissance à deux autres garçons, Suhail et Ayham. Alors que les plus âgés ont des activités plus importantes à faire que de distraire les invités, les petits s'occupent des habitués et des nouveaux venus avec de multiples accolades et embrassades. Moussa vit au sommet d'une colline surplombant le camp de réfugiés de Fawwar, où il est né.
Monter le sentier de fortune jusqu'à sa maison est une marche ardue. Je plaisante souvent avec Moussa en lui disant que j'aurai bientôt besoin d'une canne pour m'aider, puis d'une chaise roulante jusqu'à ce que, finalement, un avis arrive informant que Norman ne montera plus la colline.
Si la lutte pour la liberté en Palestine ressemble parfois à un travail de Sisyphe, ce n'est pas parce que le caractère vain de la résolution du conflit israélo-palestinien était prédestiné. Ce qui empêche un règlement, ce n'est pas une «animosité ancienne», une «haine religieuse» ou un «choc des civilisations». Ce sont là des confections idéologiques destinées à déguiser et à mystifier une réalité qui n'est pas si compliquée. C'est plutôt le refus d'Israël, avec l'appui des États-Unis, de mettre fin à l'occupation et de permettre la création d'un véritable État Palestinien souverain à ses côtés ou de cohabiter en paix dans un seul pays.
*Norman Finkelstein est professeur de science politique à l'Université De Paul à Chicago. Auteur de Image and Reality of the Israel-Palestine Conflict, Verso, Londres,1995, 2003; The Rise and Fall of Palestine - University of Minnesota, 1996, A Nation on Trial: The Goldhagen Thesis and Historical Truth - Henry Holt, 1998, et The Holocaust Industry: Reflections on the Exploitation of
Jewish Suffering - Verso, 2002. Cet ouvrage a été traduit en français et publié par les Editions La Fabrique, sous le titre: L'industrie de l'Holocauste réflexion sur l'exploitation de la souffrance des Juifs, 2001,
Il a reçu son doctorat de l'Université Princeton pour une thèse sur la théorie du sionisme.