Argentin Action le 23 février de piqueteros à La Plata
Des piquets, des marches: l'unité de ceux qui luttent
Claudia Korol* La profondeur de la crise sociale continue à déchirer le tissu social argentin, mais aussi à susciter des ripostes dont les piqueteros restent un élément très important, même si un secteur de travailleurs avec emploi commence lentement à s'exprimer. Il est évident qu'une des questions clés pour le mouvement piqueteros consiste à ne pas se couper de secteurs de la population et cela surtout à Buenos Aires. Dans d'autres villes dites de la province, comme La Plata, le mouvement est plus fort et plus en syntonie avec des secteurs importants de la population. La journée du jeudi 19 février fut une journée importante. Toutefois, la jonction avec le gros de la population ne s'est pas faite. Et il y a peu de doute que le mouvement piqueteros remplit un vide laissé par des formations de la gauche plus ou moins institutionnelle telles que l'ARI (Affirmation pour une République d'égaux) ou Autodétermination et Liberté du député fédéral Luis Zamora (AyL). Le mouvement piqueteros, avec les organisations de la gauche radicale, pose deux questions clés au gouvernement Kirchner et jette la lumière sur sa politique réelle: la question de l'emploi, de la création d'emplois, en un mot la question sociale et du travail appréhendée conjointement; le non-paiement de la dette, même si celui-ci est plus limité, car le paiement des intérêts de la dette écrase, de fait, toute politique sociale. Il faut remarquer que si un secteur important de la population ne soutient pas certaines actions - entre autres les coupures de routes - des piqueteros, malgré toutes les manipulations médiatiques, les enquêtes indiquent qu'une majorité de la population s'oppose à des mesures répressives contre les piqueteros. A La Plata, le 23 février, une manifestation dirigée par le mouvement de piqueteros MTD Anibal Veron a exigé que le ministre du Travail de la province retire sa demande faite au procureur de "garantir la libre circulation", ce qui voulait dire interdire les activités les plus publiques des piqueteros (voir Pagina 12, 24 février 2004). Le gouvernement Kirchner, qui combine cooptation et répression sélective, différemment appliquées selon les provinces, a certes divisé le mouvement social. Mais, en même temps, une réflexion assez large se développe pour faire le bilan de ces plus de deux ans de luttes et crise sociale en Argentine. Un procès de maturation qui est salutaire et qu'il faut inscrire dans le contexte extrêmement difficile et en même temps explosif de l'Amérique latine. cau ------------------------------------- Le 19 février s'est déroulée en Argentine une des journées de mobilisation de piqueteros[travailleurs chômeurs qui organisent des blocages de routes; la tradition des piquets vient en Argentine des syndicalistes révolutionnaires italiens du début du XXe siècle] les plus importantes depuis l'ascension au gouvernement de Néstor Kirchner [proclamé président le 25 mai 2004]. Cette journée, qui a permis de coordonner 107 coupures de routes dans tout le pays, était convoquée par le Bloc PiqueteroNational et par le Mouvement indépendant des retraités et des chômeurs - MIJD [dont le porte-parole le plus connu est Raul Castells]. Les principaux axes revendicatifs étaient les suivants: le rejet de la suppression des subventions pour 250'000 chefs et cheffes de foyer sans emploi; le rejet du projet de réforme de la législation sur le travail proposé au Congrès [les deux Chambres du législatif argentin] par le gouvernement et la revendication du non-paiement de la dette extérieure. Les autres revendications étaient la rupture avec le Fonds monétaire international (FMI), l'opposition à l'augmentation des tarifs des services publics privatisés; la création d'un salaire social, la libération des piqueterosemprisonnés à Salta; la levée de l'impunité couvrant les responsables politiques du massacre du Pont de Pueyrredon [à l'entrée de Buenos Aires où des militants ont été tués en juin 2002]; et la décriminalisation de la protestation sociale. La mobilisation a été précédée d'une intense campagne médiatique tendant à "démoniser" (une fois de plus) ceux qui appelaient à cette journée de protestation, et qui étaient qualifiés de "durs" par les médias. Cela en opposition avec les mouvements de piqueterosqui ont été cooptés ou qui se sont rapprochés des politiques menées par le gouvernement national, et que l'on tend à présenter comme les "piqueterosgentils" [ce sont entre autres des piqueterosliés à la Centrale des travailleurs argentins-CTA, qui appuie l'essentiel de la politique du gouvernement Kirchner]. Le climat social a connu plusieurs jours de tension. Il y a eu des déclarations des fonctionnaires du gouvernement qui cherchaient à délégitimer la protestation, à l'isoler et à inciter les "classes moyennes" à s'affronter aux plus pauvres. Le pouvoir judiciaire a lui aussi annoncé des mesures afin de réprimer "légalement" les coupures de routes, sous prétexte du "droit de circuler librement". On a ainsi fait planer la menace d'une nouvelle vague répressive, tout en en rendant responsables ceux qui convoquaient à la journée de protestation. Les médias argentins ont abondamment utilisé la stratégie consistant à culpabiliser les victimes des politiques d'exclusion et de misère qui se sont développées dans le pays au cours de ces dernières décennies. La protestation s'est surtout concentrée sur le Pont Pueyrredon, lieu emblématique de la protestation des piqueteros, où le gouvernement de Duhalde [le prédécesseur de Kirchner, membre de l'appareil péroniste, et contrôlant la région de Buenos Aires] avait déchaîné le 26 juin 2002 une chasse à l'homme qui avait abouti à l'assassinat de deux jeunes piqueteros, Dario Santillan et Maximiliano Kosteki. C'est là que, durant sept heures, plus de 5000 manifestants appartenant aux différentes organisations ayant répondu à l'appel se sont réunis. Ils ont transmis leur message aux dirigeants de ces mouvements, en indiquant que cette journée n'était que le début d'un programme de lutte axé sur les problèmes du travail et de la faim, les deux principaux drames qui détruisent aujourd'hui la vie quotidienne des pauvres. Le succès de la journée - assumé par les organisateurs, et reconnu par le gouvernement - démontre que, malgré les signes annoncés de réactivation de l'économie, les conditions sociales générées par les politiques néolibérales restent constantes. Le mouvement piqueteroa montré à la société qu'il maintient la base sociale qui l'a constitué et qui fait sa force: les travailleurs sans emploi. Il a également démontré une capacité d'organisation qui lui permet de mobiliser à l'échelle nationale, et d'éviter de tomber dans le piège des nouvelles provocations policières, comme celles organisées il y a quelques jours pour stigmatiser le mouvement. Le gouvernement a fait de grands efforts pour coopter ou pour neutraliser les organisations de piqueteros. Certaines d'entre elles, notamment la Fédération de terre et d'habitation dirigée par Luis d'Elia [un dirigeant maoïste lié aussi à une aile de la CTA], ont répondu favorablement à cette politique. Ils se sont s'alignés de manière acritique derrière les positions du gouvernement et ont créé ainsi une fracture dans le mouvement de résistance. Néanmoins, les organisations de piqueterosqui participent au Bloc PiqueteroNational et le MIJD ont actuellement une force et une capacité d'initiative qui leur permet de continuer à résister. Une partie d'entre elles sont liées à des partis politiques de tout l'éventail de la gauche. D'autres sont nées de manière autonome. Toutefois, toutes ces organisations ont continué à croître ces dernières années à cause des politiques qui ont réduit au maximum la capacité productive industrielle du pays. Les travailleurs sans emploi reçoivent des subventions sociales de 150 pesos (50 dollars) par mois, ce qui leur permet tout juste de survivre péniblement. En outre, leur situation se péjore encore à cause de la politique en cours qui a, conjointement, détruit l'éducation publique, la santé et le système des retraites. Le gouvernement de Duhalde [Edouardo Duhalde élu président de l'Argentine par le Congrès en février 2002 avec un mandat jusqu'en décembre 2003] avait subventionné quelque 2 millions de personnes dans le but de freiner la crise sociale qui a suivi la culmination de la rébellion des 19 et 20 décembre 2001 [et qui a abouti à la démission, le 21 décembre 2001, du radical Fernando de La Rua; cette rébellion est connue sous le nom d'argentinazo]. Actuellement, le gouvernement de Kirchner tente de réduire le nombre des "subventionnés". Il a supprimé les versements d'assistance pour 250'000 personnes, sans que pour autant des postes de travail aient été créés. Actuellement il y a un débat au Congrès national sur la réforme de la législation du travail. C'est le gouvernement qui a été obligé d'impulser ce débat lorsqu'il est devenu évident que la réforme avec laquelle on avait tenté de légitimer la flexibilisation du travail n'a été adoptée que grâce à une série de pots-de-vin et de dessous de table distribués avec l'aval de l'ex-président Fernando de La Rua. Des sénateurs ont perçu des sommes pour voter ce projet, qui était d'ailleurs présenté comme une condition pour le renouvellement des "crédits" accordés par le FMI à l'Argentine. Le scandale déclenché par ces révélations a poussé le président Kirchner à proposer de débattre rapidement d'une nouvelle loi. Les organisations de piqueterosmaintiennent cependant que le nouveau projet proposé par l'exécutif a été élaboré en partant des mêmes bases et dans la même orientation idéologique que la Réforme précédente du code du travail. Entre outre, les piqueterosdénoncent dans le projet officiel la réduction de six à trois mois de la période d'essai lors d'un engagement dans un poste de travail. Ils pensent, en effet, que cela revient à ouvrir la porte à une flexibilisation du travail, puisque cette disposition permet de travailler sans contrat [durant la nouvelle période de trois mois, ce qui permet pour le patronat, dans divers secteurs, d'utiliser une main-d'oeuvre roulante]. On retrouve également dans ce projet les contrats collectifs par entreprise, ce qui liquide, de fait, la conquête historique du mouvement ouvrier argentin représentée par les contrats collectifs de branches. On y restreint également le droit de grève dans les activités considérées comme des services essentiels, en ajoutant encore le service du gaz à la liste déjà élaborée par Menem [Carlos Saul Menem est élu en 1989 et sera réélu en 1995 après une réforme de la Constitution faite grâce à un accord secret entre le Parti radical et le Parti péroniste, qui permet qu'un président puisse détenir deux mandats de suite] et De La Rua [Fernando de La Rua sera élu en 1999, et son mandat devait formellement se terminer en décembre 2003]. Les mouvements de piqueterosont présenté au Congrès national un projet alternatif, et ils exigent que ce dernier soit pris en considération. Le 19 février à 15 heures, une partie des mouvements des piqueteross'est dirigé vers le parlement de Buenos Aires [l'Argentine est un pays fédéral], où des organisations du mouvement des gays, des lesbiennes et des travestis, une partie de l'AMMAR (Association de femmes dignes d'Argentine) de la Capitale fédérale, des assemblées de quartier et des partis de gauche, manifestaient leur opposition à une possible réforme du Code sur la loi du bail [qui détermine les opérations immobilières dans une ville comme Buenos Aires] telle qu'envisagée par la fraction de parlementaires qui suivent Mauricio Macri [le représentant politique d'une des cinq familles les plus riches et puissantes d'Argentine]. Ensuite, la mobilisation s'est dirigée vers le Congrès de la Nation [l'assemblée législative de la république fédérale] où a eu lieu un grand rassemblement. "Unité de ceux qui luttent!" était le slogan le plus repris, car ceux qui refusent les invitations à quitter le bateau de la résistance ont besoin de s'organiser contre la tendance à la fragmentation qui menace ceux qui continuent à se mobiliser. (20 février 2004) * Adital (Agencia de Informaçao - Frei Tito Para A America). Ce centre d'information se situe dans le cadre de la théologie de la libération. Haut de page Retour Case postale 120, 1000 Lausanne 20
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