Argentine

Argentine: la rébellion

15 mars: piquets et casseroles, tous ensemble

Charles-André Udry*

Le Buenos Aires Herald- ce quotidien qui, le 16 mars 2002, place en première une photo du ministre de la Défense de la Grande-Bretagne «travailliste», saluant les victimes anglaises de la «Guerre des Malvines» (îles Falkland) sur la Place San Martin - se doit de reconnaître la gravité de la crise socio-économique que traverse l'Argentine. L'héritage politique impérial le rend sensible aux «risques sociaux». Traduisons: aux dangers qui peuvent frapper une oligarchie quand un peuple ne peut plus accepter et, donc, refuse.

Chômage et inflation

Dans son éditorial, le Buenos Aires Heraldsouligne: «Avec 75'000 personnes qui ont perdu leur emploi au cours du mois le plus bref de l'année [le mois de février], toutes les raisons existent pour affirmer que le chômage constitue même un problème plus important que l'inflation, spécialement pour les secteurs disposant de revenus inférieurs [bel euphémisme!]».

Quelques lignes plus haut, le rédacteur mettait en lumière l'attaque très dure contre ces «bas revenus» provoquée - simultanément au chômage -  par la hausse des prix. Au cours de la semaine du 11 au 15 mars, les produits de base ont connu (selon l'Instititut de statistique) une hausse 2,8%.

Certains produits, consommés par les couches populaires, comme la «polenta» (purée de maïs), subissent des hausses de prix vertigineuses: 22,6% en l'occurence. Le prix du papier hygiénique atteint aussi des records: 18,21%. Les chômeurs n'ont qu'à lire la bonne presse et l'utiliser à bon escient. Le prix de l'essence et du fuel va encore croître, ainsi que ceux des articles scolaires, selon une analyste de l'Association des consommateurs (Adelco). La hausse moyenne pour le seul mois de mars sera de 5,5% (Clarin, 16 mars 2002), si l'on anticipe à partir de la majoration des prix effectuée par les grossistes en février.

Ce relèvement des prix est provoqué par la chute du peso - le 15 mars un dollar valait 2,45 pesos, la dévaluation de réal brésilien est dépassée1 - qui induit une hausse des produits importés puisque leur prix va être traduit en peso.

En outre, la spéculation doit faire bonne figure. Ses formes sont diverses. Par exemple, une grande surface paie les entreprises qui l'approvisionnent à 180 jours avec des pesos dévalués, mais elle fait valser sur le champ les étiquettes. Un grossiste attend quelques semaines pour mettre sur le marché un produit, en anticipant l'inflation, et en créant un «peu de rareté», ce qui tend les prix vers le haut.

Le chômage ne touche pas que les salarié·e·s. Ainsi, les petits magasins dépérissent avec leurs propriétaires. C'est la faillite: ces derniers ne peuvent plus payer leur loyer. Etant donné la chute des revenus de leur clientèle, ils ne peuvent répercuter sur les produits les hausses de leurs «frais fixes» (électricité, téléphones, eau... tous servis par des firmes privatisées). Selon la Fédération des chambres et des centres de commerce (Fedecameras), 65'000 commerces ont disparu depuis le début janvier 2002, sur un total enregistré de 900'000, en décembre 2001. La marée du chômage et de la paupérisation monte.

En conclusion, l'Argentine connaît un processus aggravé des économies de la périphérie en crise: une chute brutale de la production et des investissements; des salarié·e·s qui subissent une baisse violente des revenus; un chômage en spirale et les prix qui s'envolent. On assiste à une dépression-inflation.

Le Bloque s'enracine

C'est dans ce climat qu'est arrivée à Buenos Aires, la marche2du Bloque piquetero nacional, le vendredi 15 mars. De tout le pays - c'est-à-dire après avoir fait des milliers de kilomètres - les représentants des organisations de chômeurs et de chômeuses sont arrivés sur la Place de mai à Buenos Aires, dans la Capitale fédérale. Ils y entrèrent en étant divisés en trois cortèges, depuis la Place d'Italie, le Punte Pueyrredon et l'Avenida General Paz y Rivadavia.

Le mot d'ordre central traduit bien la situation sociale et politique du pays: «Pour du pain; pour du travail; que tous s'en aillent». Le gouvernement du péroniste Duhalde manifestement n'a pas convaincu les travailleurs et les chômeurs. Et il n'est pas prêt de le faire, puisqu' il refuse les augmentations de salaire demandées par la très péroniste Confédération générale du travail (CGT- officielle).

Sur la Place de mai a été reprise la proposition d'occupation de routes dans tout le pays, pour la semaine du 18 mars.

Le Bloque piquetero nacionalest animé par diverses organisations, parmi lesquelles le Movimiento Teresa Rodriguez, le Polo Obrero, le Mouvement des chômeurs et des retraités de Raul Castells, ce dernier formait un détachement impressionnant, avec une banderole longue de 100 mètres,.

En opposition politique à ce mouvement, représenté par le Bloque, il faut mentionner le courant «classiste» de la CTA (Centrale des travailleurs argentins), encore lié au péronisme dit de gauche, et le courant maoïste (la CCC - Combat classiste combatif). Ces derniers avaient organisé une mobilisation à Mar del Plata, pour la libération d'un de leurs dirigeants.

Si le nombre était plus limité qu'attendu, tous les témoignages indiquent un approfondissement du mouvement piqueterosau plan local. La jonction avec les assemblées populaires s'est faite.

De divers quartiers du Grand Buenos Aires des délégations d'assemblées populaires rejoignaient le cortège avec un mot d'ordre «Piquets et casseroles, la lutte n'est qu'une seule».

La porte-parole des Mères de la Place de mai, Hebe de Bonafini, a souligné l'importance de ce mouvement autonome des travailleurs et des chômeurs. Après presque trois mois, la rébellion populaire se diversifie et se radicalise. Le silence médiatique sur cette révolte populaire et les formes de  démocratie directe, sur sa remise en cause, à la racine, des politiques impérialistes et des oligarchies capitalistes, est politiquement sonore. Et plein de sens. Nous y reviendrons.

* Economiste

1. Nous l'indiquions comme une hypothèse plus que vraisemblable dans ces colonnes, Le Courrierdu 21 février 2002. Il en découle une possible concurrence à la dévaluation entre le Brésil et l'Argentine pour être plus compétitif à l'exportation.

2. Voir Le Courrier,12 mars 2002

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