Argentine

Démocratie et affrontements de classes

Charles-André Udry, (article paru dans Le Courrier du 21 février 2002)

L'Argentine est en rébellion. Le 18 février, les rues du centre bancaire de Buenos Aires étaient occupées par des milliers de petits épargnants. Des femmes et des hommes, qui ne sont pas des travailleurs de la construction, mais des membres de ladite «classe moyenne», démolissaient les palissades métalliques protégeant les vitrines des banques. Puis, ils forçaient l'entrée, en donnant quelques coups de marteau (et pas de casseroles) sur des appareils qui se «refusent» à leur restituer leur épargne.

Le samedi 16 février, des délégations de tout le pays, ayant fait souvent 15 ou 20 heures de bus, arrivaient sur la Place de Mai. Ce n'était pas des petits épargnants, mais des chômeuses et chômeurs, dont une part significative disposait d'un travail il y a encore quatre ou cinq ans. Ils sont connus sous le nom de piqueteros, car ils organisent, entre autres, des occupations de route. Le dimanche 17 février se tenait ' dans le cinéma des années trente, le Colonial, situé dans le grand Buenos Aires populaire ' la première assemblée nationale des piqueteros, avec 1911 délégués représentant chacun 20 personnes, soit 40'000 piqueterosorganisés. De véritables élections avaient permis de choisir ces délégués.

Enfin, le 17 février, sur la Place de Mai, comme tous les dimanches depuis mi-janvier se tenait l'assemblée de coordination des délégué.e.s des Assemblées populaires (ou de voisins, selon le lieu) de Buenos Aires.

Cette simple énumération permet de saisir la confluence des secteurs sociaux qui réagissent, depuis le 19-20 décembre 2001, à la fois, contre la crise économique et sociale et contre les institutions de la classe dominante (partis bourgeois, gouvernement de Duhalde, Cour suprême de justice, etc.), institutions qui ont perdu leur légitimité. Car elles sont vues et ressenties ' à juste titre ' comme des partenaires obéissants des transnationales, des institutions financières internationales (FMI, Club de Paris et de Londres) et comme des instruments qui ont permis l'enrichissement d'une minorité arrogante, au moment où la politique dite néolibérale massacrait au plan social l'essentiel de la population.

Une dépression à la 1929

Pour saisir ce qui se passe, il est utile de faire référence à l'ampleur de la crise économique en cours. Selon une enquête publiée le 19 février par l'INDEC (Institut National de Statistiques et du Recensement), la chute de la production industrielle est de 18% de janvier 2001 à janvier 2002. Or, la récession (chute de la production et explosion du chômage) dure depuis 43 mois (juin 1998). Ce qui signifie simplement que les données concernant les douze derniers mois traduisent un approfondissement d'une crise qui dure depuis plus de trois ans et demi.

L'indice de la production industrielle est inférieur à celui de janvier 1994. Belle réussite pour la politique d'ouverture, de privatisations, de transfert de la quasi-totalité des secteurs productifs et des services aux mains du capital privé, national ou étranger. Des études plus fines indiquent qu'il faut, en fait, remonter au dernier trimestre de 1992 pour obtenir une situation analogue (indice de production) à celle de janvier 2002.

Pour mesurer la violence du choc social, politique et psychologique, il est utile d'avoir un point de référence. Des lectrices et des lecteurs doivent avoir en mémoire que le président péroniste Carlos Menem, élu pour la première fois en 1989, promettait que l'Argentine ' à partir de la mise en 'uvre de son plan de modernisation néolibérale, de sa politique monétaire, de son ouverture sans restrictions à l'investissement direct et aux privatisations (transfert du secteur public au secteur public) ' allait entrer «dans le premier monde». Il vantait même les projets de conquête spatiale de l'Argentine.

Menem se réservait la réception de cadeaux comme une Ferrari et la sortie de dizaines de millions de dollars vers la Suisse ou ailleurs. Actuellement, comme l'écrit le quotidien Pagina 12(19 février), «Carlos Menem est à Anillaco (dans la province de la Rioja), le seul endroit où il peut sortir dans la rue». Avec des gardes du corps, comme le montre la photo. Et, surtout, Anillaco est une région qui est sous le contrôle de l'appareil péroniste, dont la tradition répressive (privée ou institutionnelle) est redoutable et redoutée. Cette anecdote traduit le rejet profond des politiciens, des «corrompus» comme le disent la majorité des Argentins.

Si l'on revient à la situation économique, il est utile d'avoir à l'esprit que l'appareil productif du pays n'est utilisé qu'à 48% de sa capacité. Autrement dit, 52% du potentiel productif du pays ne sert pas. Les possibilités d'investissements sont donc nuls: quand une machine est mise en 'uvre un jour sur deux, il n'y a aucune raison d'en ajouter d'autres, d'investir donc. Or, l'investissement productif est l'un des moteurs d'une économie. Il n'est donc pas surprenant que l'EMI (Estimador Mensual Industrial) ' un instrument de prévision de l'INDEC ' prévoie qu'au premier trimestre 2002 ' en moyenne annuelle ' la chute de la production sera de 15%.

Ce sont des chiffres qui font penser à la crise de 1929-1930 aux Etats-Unis ou en Europe (en 1931-1932). Il faudrait une relance de la production de 24% en 2002, et une croissance soutenue jusqu'en 2004, pour arriver au seuil du début «officiel» de récession (en réalité une dépression) en juin 1998. Inutile d'insister sur le fait que c'est la poursuite de la dépression qui est à l'ordre du jour avec son cortège de famine, de paupérisation, d'impossibilité d'accès à des médicaments de base pour des secteurs de la «classe moyenne», car les secteurs populaires sont déjà privés de ce droit social élémentaire' dans cette Argentine qui était l'Europe de l'Amérique du Sud.

Tous les secteurs sont frappés: automobile et sous-traitants de cette branche, textile, industries mécanique et métallurgique. Au plan social, cela signifie des milliers et des milliers de licenciements de travailleurs qui permettaient à un réseau socio-familial de survivre.

Dans ce contexte, la demande interne ' consommation des ménages ' est au tapis. C'est le deuxième moteur, avec l'investissement, pour l'économie.

L'idée pourrait surgir à l'esprit d'un étudiant en économie que la dévaluation du peso face au dollar (sur le marché libre, le 18 février, le rapport entre dollar et peso était de 1 à 2) va faciliter les exportations. Or, dans la conjoncture actuelle, non seulement le Brésil reste un concurrent redoutable (avec sa dévaluation du real et son niveau de productivité), mais le passage d'un taux de change fixe (1 dollar pour 1 peso) durant 12 ans à un taux flottant pose des problèmes nombreux en termes de fixation de prix, de système de crédit commercial, de mécanismes de paiement. La contre-partie est la chute des importations' liée à la réduction de la demande (consommation et investissement) et à l'existence de stocks'

Ces quelques données expliquent une partie de la rébellion de la population dont les souffrances, depuis des années, sont croissantes. Et rien ne laisse augurer d'une relance de l'économie. Le choc social va être plus dur. Les déclarations de Duhalde ne changent rien à l'affaire.

Une confluence sociale

Le fait le plus marquant, au plan socio-politique, est la rencontre, certes encore partielle, des différents secteurs sociaux qui affrontent le pouvoir ou des organismes économiques de pouvoir symbolisés par les banques. Il faut aussi mentionner le rejet viscéral des forces répressives, particulièrement dans la province où la répression montre son vrai visage. Une chômeuse de Salta (au Nord) se fait matraquer sans la présence des caméras de TV. Par contre, une commerçante qui manifeste, même avec un marteau pour casser la vitrine d'une banque dans l'avenue Florida de Buenos Aires, n'est quasi pas brutalisée (pour l'instant). Ce qui n'empêche pas que sa rage soit forte, virulente et qu'elle insulte les commissaires de police. Toutefois, pour l'heure, il serait politiquement désastreux pour le gouvernement Duhalde de tuer un petit épargnant devant les caméras. La manifestation des casseroleurs et casseroleuses du vendredi prendrait un tour plus radical.

La confluence des secteurs sociaux en rébellion s'exprime dans les signes de solidarité, dans les déclarations d'une nécessaire unité entre les piqueteros, l'ensemble des travailleurs et celles et ceux, appauvris assez brutalement, qui se réunissent dans les Assemblées populaires de la capitale.

Parc de la démocratie d'en bas

Ainsi, le dimanche en fin d'après-midi, dans le Parc Centenaire, à l'occasion de l'Assemblée de coordination des Assemblées populaires de quartier de Buenos Aires et certaines du Grand Buenos Aires (la conurbation), une forme de démocratie directe populaire prend forme. Chaque délégué ' avec une forte représentation de femmes ' prend la parole: durant trois minutes. Il ou elle donne le nom de son comité, l'endroit, l'heure et le jour où il se réunit; puis expose l'activité durant la semaine passée de l'Assemblée et les propositions votées qui sont faites à l'Assemblée de coordination.

Un vote final précise les décisions considérées comme prioritaires. La discussion porte souvent sur les faiblesses du mouvement, sur les modalités démocratiques à améliorer, sur la relation entre les votes et leur application. La démocratie nécessite du temps, un apprentissage et surtout un vrai enracinement social. Le souci d'élargir les Assemblées populaires au plus grand nombre d'habitants est récurrent dans les interventions.

José Luis, 43 ans, de Hurligham (Province du Buenos Aires) m'explique que le but d'une Assemblé populaire est de «mettre dans les mains du peuple les solutions que le gouvernement ne peut pas fournir». Victoria, 22 ans, m'explique, avec la conviction de quelqu'un qui découvre l'intelligence collective populaire et la politique au sens noble du terme que «ce qui se passe en Argentine depuis le 19-20 décembre a fait que le peuple réalise qu'il n'y a qu'un seul combat et qu'il faut rester unis».

Gladys, une femme des «classes moyennes» ' selon la presse argentine ' me déclare: «Maintenant, non seulement, je manifeste avec force contre lecorralito[la restriction sévère à l'accès l'épargne], pour récupérer mon épargne, une épargne qui fait partie de la culture que mon père m'a léguée, mais je suis favorable aux chômeurs (piqueteros) dont j'avais peur il y a encore deux semaines. Mais je réalise pour la première fois ce que signifie la pauvreté et j'ai découvert leur misère.»Puis avec des yeux ébahis, elle me confie avoir visité un quartier pauvre et constaté que les «gens ont organisé des cantines populaires, propres et efficaces; et même une bibliothèque pour les enfants'.Elle termine: «Je suis fière du peuple argentin.»Un peuple (plus exactement une partie importante d'un peuple) que, manifestement, elle découvre, car son monde a basculé.

Concertation et clientélisme

Les mots d'ordre des Assemblées possèdent une certaine homogénéité. «Contre la répression» est une revendication qui est présente dans un très grand nombre de «résumés hebdomadaires». Les descriptions des initiatives dans le domaine social pour contrecarrer les plans du gouvernement qui cherche à se refaire une clientèle sont nombreuses. Le refus d'entrer dans une concertation avec les autorités locales (péronistes) pour se subordonner à leur «politique d'aide» est fort. D'ailleurs, le plan contre la pauvreté (Plan pour la vie) du gouvernement est décrit ainsi: «Un dentiste du gouvernement va enlever toutes les dents des pauvres gratuitement; puis Dieu leur donnera du pain mouillé.» Dans des conjonctures politiques de ce type, la capacité à débusquer les fausses promesses des autorités révèle un humour forgé par la déception et la souffrance quotidienne.

Se développent de plus en plus des actions visant à refuser les prix imposés dans les services qui sont privatisés: du chemin de fer en passant par la santé. Des initiatives sont décrites: par exemple, les Assemblés ont imposé des prix réduits pour les retraités qui n'ont pas de quoi vivre.

Le rejet de la dette extérieure, du budget 2002, la dénonciation des riches qui sortent des centaines de millions de dollars, alors que les petits épargnants restent prisonniers du corralitoconstituent un fil rouge des interventions.

Ce dimanche 17 février, les questions liées à l'ouverture des écoles deviennent l'objet de discussions nombreuses. Il ne fait pas de doute que, dès le 4 mars, un nouveau facteur social va intervenir: la réaction des 900'000 étudiants universitaires (200'000 à Buenos Aires) du pays et des enseignants. A cela s'ajoutera tout le secteur de l'école primaire et secondaire.

Un dénominateur commun ressort des interventions des délégués: «Duhalde, le gouvernement, les partis (péroniste de Duhalde comme radical de la Rua, ex-président) ont peur que le peuple décide, car ses décisions ne seront pas en faveur des hyper-riches et surtout pas en faveur des transnationales.»

Lors de l'Assemblée nationale des piqueteros, une assemblée d'une importance déterminante, ce thème fut aussi un des éléments qui structura le débat. Nous y reviendrons dans le prochain article, car le mouvement des piqueterosmérite une attention particulière.

La rébellion argentine représente un événement historique décisif, en Amérique latine. Il ne s'agit pas de sous-estimer la capacité des classes dominantes à organiser la contre-attaque; à initier une montée graduée de la répression ou de surestimer la force de tels mouvements sociaux confluants, mais dont l'expression politique se sédimente lentement.

Il s'agit simplement de prendre en compte la dynamique socio-politique et culturelle de mouvement des classes populaires que la droite va décrire, sous peu, comme étant des «classes dangereuses», dans la tradition de la bourgeoisie européenne du XIXe siècle.

Les thèmes du chaos et de l'anarchie sont déjà présents dans les médias et dans la presse financière. Chaque fois que dans l'histoire les classes laborieuses construisent leur démocratie directe, l'atteinte au pouvoir des dominants est caractérisée comme «l´éclosion du chaos». Or, ces classes dirigeantes ont installé ' sous la houlette des divers impérialismes, du FMI et de leurs partenaires privilégiés argentins ' le chaos de la misère, de la précarité et de l'insécurité existentielle pour une majorité des 37 millions d'habitants.

Haut de page

Retour


Case postale 120, 1000 Lausanne 20
fax +4121 621 89 88
Abonnement annuel: 50.-
étudiants, AVS, chômeurs: 40.- (ou moins sur demande)
abonnement de soutien dès 75.-
ccp 10-25669-5