bilan du cacerolazo national du 25 janvier 2002 La militarisation des voies d'accès au sud de la capitale fédérale et les méthodes répressives à venir Par la coordination des travailleurs sans travail Quelques heures avant la répression brutale avec laquelle le gouvernement mis fin à la massive et pacifique mobilisation populaire, les événements du pont Pueyrredón, au sud de la capitale fédérale (Buenos Aires), laissaient entrevoir une triste fin à cette journée de protestation. Il ne faisait déjà aucun doute que, loin des «erreurs et des excès» de la répression [celle excercée les 19 et 20 décembre], le gouvernement avait mis au point un plan systématique pour lutter contre le peuple et éviter par n'importe quel moyen de futurs soulèvements populaires. La manière avec laquelle le gouvernement fit face à l'appel à une journée nationale de protestation a mis en évidence des méthodes que l'on pourrait trouver dans n'importe quel manuel consacré à la doctrine des conflits de basse intensité (CBI); une doctrine que les services secrets étasunniens créèrent il y a des années pour lutter contre les situations d'insurrection en Amérique latine. «Créer l'ambiance»: action psychologique, complicité avec les médias, désinformation Plusieurs jours avant le 25 janvier, le gouvernement mit sur pied une impressionnante campagne psychologique afin de créer la panique au sein de la population au sujet de la mobilisation convoquée dans les assemblées de quartier pour ce soir-là. Cette campagne ne fut possible que grâce à la complicité des médias. Ainsi, le matin du 25, les journaux et la radio annonçaient: «Méfiez-vous des violents»; «Le gouvernement prévoit des incidents»; «Gros dispositif policier»; «Congé l'après-midi pour les fonctionnaires»; «Ils craignent un vendredi noir». Le gouvernement fit également appel aux diverses institutions qui maintiennent ouvert le dialogue avec le gouvernement, telle la CAME (chambre qui représente les petits entrepreneurs commerciaux qui avaient participé aux cacerolazos antérieurs). Ces dernières, au cours de l'après-midi, ont appelé à «ne pas se mobiliser sur la place de Mai», à «faire du bruit depuis son balcon ou devant la maison pour ne pas faire le jeu des violents», etc. D'autres organisations, qui raisonnent en termes de luttes sectorielles et qui craignent les mobilisations populaires qu'elles ne contrôlent pas, comme la CTA [Centrale des travailleurs argentins ' un syndicat dont des ailes participent à la mobilisation, mais dont la direction joue la médiation avec le gouvernement], semblaient marcher aux côtés du gouvernement en mobilisant, mais pour un autre jour: le lundi, ils marcheraient de jour sur la place de Mai, mais pas ce «dangereux» vendredi. Les médias les plus réactionnaires, comme Radio 10, allaient jusqu'à mentir ouvertement en «informant» que les assemblées de quartier demandaient de ne pas se mobiliser sur la place de Mai, alors qu'en réalité celles qui ont attendu le dernier moment pour décider des modalités de la mobilisation furent peu nombreuses. Ce climat contrastait nettement avec les protestations du matin. Des cacerolazos devant les banques jusqu'aux piquets de chômeurs protestant contre les promesses non tenues de mesures de soutien immédiates face au chômage, tout cela montrait le climat de défiance envers le gouvernement. Mais contrairement à la version officielle, ces initiatives étaient prises de manière totalement pacifique, ratifiant ainsi la volonté de se rassembler, ce vendredi dès 20 heures, sur la place de Mai. Le piquet du pont Pueyrredón, qui donne accès depuis le sud à la capitale, regroupa plus de 3000 familles de chômeurs et chômeuses. Il est un bel exemple des manifestations pacifiques qui eurent lieu ce matin-là pour appuyer les revendications à l'encontre du gouvernement et pour exprimer la solidarité des chômeurs avec celles et ceux qui exigeaient la levée du corralito [restriction au prélèvement de l'épargne ou de l'argent déposé sur un compte salaire ou de retraite] et la démission de la Cour suprême de justice. Autre exemple de désinformation: les efforts permanents des «médiateurs sociaux», principalement le quotidien Clarin et Radio 10, visant à appuyer la «manifestation légitime des casseroles» et à marginaliser les «piquets, qui font usage de la violence». Ces tentatives perdaient leur crédibilité face aux contacts de plus en plus fréquents qui s'établissaient entre les assemblées de quartier et les mouvements de chômeurs (piqueteros) pour s'organiser dans les quartiers périphériques. C'est le cas des chômeurs de la Coordination des travailleurs sans travail «Anibal Verón» [le matin du 10 novembre 2000, la police a assassiné un employé de l'entreprise Ata Hualpa, Anibal Verón; il manifestait avec un groupe de chômeurs qui réclamaient 8 mois de salaire non payé par l'entreprise dans la ville de Tartagal, zone minière de la province de Salta au nord-est] et des participants à l'assemblée populaire d'Avellaneda qui avaient défini des revendications communes et s'étaient mis d'accord pour se mobiliser ensemble à partir de 20 heures, le 25 janvier, lors de réunions de coordination. La stratégie répressive: planification militaire de l'action policière Celui qui aurait écouté la radio cet après-midi-là aurait eu l'impression que peu de monde était disposé à se mobiliser: depuis les médias tout était fait pour susciter l'incertitude et désinformer. Mais peu avant 20 heures, la réalité se montrera sous un autre jour. Lors de l'assemblée d'Avellaneda, près de 1000 habitants décidèrent de se joindre aux chômeurs qui occupaient le pont et de se rendre ensemble jusqu'à la place de Mai. Ainsi, après une journée de manifestation et suite aux réponses partielles du gouvernement Duhalde ' qui avait l'obsession de réduire la participation à la manifestation, ce qui le poussa à recevoir des chômeurs à la Casa Rosada (maison du gouvernement) ' 2000 personnes décidèrent finalement de marcher sur la capitale, pendant que certaines mères et leurs enfants se préparaient pour le retour dans leurs quartiers du Grand Buenos Aires. La nuit tombée, les médias qui avaient pourtant assuré la couverture de l'occupation du pont Pueyrredón enlevèrent leurs véhicules ' de télévision ou de radio ' censés couvrir ce qui pourrait se passer par la suite. Or, une part importante de l'événement n'était autre que le rassemblement de 3000 habitants d'Avellaneda, ainsi que de chômeurs de la zone Sud qui marchaient pacifiquement pour montrer leur rejet du gouvernement. Quelqu'un aurait-il suggéré aux médias de ne pas se trouver là? Un organe officiel les aurait-il mal informés en leur disant qu'il ne se passerait rien là-bas? Les déclarations mensongères de Juan José Alvarez, secrétaire à la sécurité, démontrèrent vers les 21 heures qu'il y eut un peu de tout cela: «J'ai été informé que les manifestants du pont de Pueyrredón se résolurent à suspendre la manifestation, et que la situation est tranquille», déclare-t-il par radio au moment même où un triple cordon de militaires d'infanterie, aussi large que le pont, menaçait les manifestants avec des grenades lacrymogènes et des jets d'eau à haute pression (avec gaz lacrymogènes). Le bruit des motos derrière les rangs des gendarmes, un hélicoptère en vol et un coup de feu tiré en l'air au moment où une femme insultait le chef de l'opération complétaient le tableau. En ce moment, la situation laissait voir clairement la planification de la répression: isolement médiatique et désinformation, troupes d'infanterie et gendarmes, exactement comme pour exécuter un massacre qui plus tard serait présenté comme un affrontement entre les piqueteros et les «forces de l'ordre» et dont on sait déjà qui serait tenu pour responsable d'avoir jeté la première pierre. Seule la prudente décision de se retirer lentement et de ne pas chercher un affrontement évita que les gaz ne fussent lancés. En cas d'affrontemetn, l'unique salut aurait été de se jeter dans la rivière, car les troupes mobiles étant suffisamment nombreuses pour encercler les manifestants. Mais lorsque les lumières commencèrent à s'éteindre au moment où les manifestants se retiraient, beaucoup comprirent ce qui se préparait. S'ils coupaient l'énergie dans toute la zone, c'était le signal que la répression se déchaînerait bien que les manifestants soient en train de se replier. La saine tradition des chômeurs de mettre le feu aux bâches qui n'avaient pas été brûlées pendant la journée [pneus, bâches et autres matériaux servent à établir des «barricades» de feu] empêcha la troupe de foncer droit sur la colonne en fuite. Durant la retraite, les manifestants restèrent organisés. Ils quittèrent le pont et se dirigèrent vers l'autre pont le plus proche quelques pâtés de maison plus loin. Alors qu'ils se rapprochaient de ce pont, les forces de répression leur barraient le passage à grand renfort d'engins blindés et de camions lances-gaz. La seule solution pour rejoindre la capitale était alors de prendre le train' Les premiers qui arrivèrent à la gare d'Avellaneda purent vérifier ce qui pour d'autres était déjà évident: la police avait déjà coupé tout trafic en direction de la capitale. Les appels téléphoniques aux amis et connaissances restés chez eux donnèrent peu de résultats. Seule Crónica TV se montra intéressée par l'envoi d'une équipe de reportage sur les lieux. Mais pour compléter le tableau, la police lui interdit l'accès à la zone Sud. L'étouffement de l'information ne put être combattu que grâce à la collaboration active des médias alternatifs, tel Red-Accion Zona Sur, qui furent informés téléphoniquement et qui rédigèrent un communiqué urgent pour les rédactions. Il faut mentionner les reporters d'Indymedia qui réussirent le coup de force de se rendre à Buenos Aires pour informer de la situation. Alors que tous les médias étaient au courant de la militarisation des accès au sud de la capitale ' à l'exception du réseau câblé de l'agence TELAM et du commentaire sur America 2 qui mentionnèrent la situation ', ils ratifièrent la stratégie officielle de ne pas informer sur ce qui pourrait se passer dans la zone sud de la capitale. Ce qui ne pouvait être occulté fut couvert par les médias: la mobilisation massive sur la place de Mai. Par contre, celle du pont Pueyrredón ne fut jamais mentionnée, même pas pendant les flashs d'information du trafic routier que la police fédérale fait passer chaque 30 minutes à la radio et à la télévision. Duhalde et la répression Tous les chemins de la capitale coupés, sans médias pour relayer les manifestations, les différents groupes de chômeurs et les membres des assemblées populaires d'Avellaneda se réunirent pour décider ensemble de la suite à donner aux événements; réunion qui se tint là où commence l'avenue Mitre. Une forte pluie accéléra la décision majoritaire de prendre le chemin du retour, pendant que les plus expérimentés attiraient l'attention sur la présence de nombreux policiers en uniforme et en civil, cachés sur la place de stationnement du Bingo [supermarché] d'Avellaneda, à quelques mètres des manifestants. Les inquiétantes coupures d'électricité avançaient peu à peu en direction de la zone où se tenait l'assemblée. Elles agissaient comme l'annonce d'une menace répressive. Le grand sang-froid des manifestants, le niveau d'organisation des chômeurs et l'agilité des jeunes pour rompre le siège de l'information, ainsi que les pneumatiques en flamme comme moyen d'autodéfense permirent d'éviter que se répètent sur le pont Pueyrredón les tristes événements que connut le pont Corriente-Chaco en 1999. Alors, une opération militaire effectuée par la gendarmerie, en liaison avec la préfecture, fit deux morts et des centaines de blessés; il avait été fait usage de la même stratégie de guerre psychologique, de désinformation, de coupures d'électricité, pour finir avec une répression criminelle. Ce ne sont pas des faits isolés, c'est le modus operandi du gouvernement de Duhalde face à la révolte populaire! Quelques heures avant ce qui précède, les chômeurs et chômeuses venaient de dénoncer, lors des négociations qu'ils avaient obtenues du gouvernement, et en face du ministre de l'Intérieur [Rodolfo Gabrielli, qui avait déjà été choisi pour ce poste par Adolfo Rodriguer Saa], une série de tentatives d'intimidation et de répression visant à terroriser ceux qui possèdent le plus de raisons pour protester. Le mardi 22 janvier au matin, à Lanús, une Peugeot 504 noire, vitres teintées, intercepte Nicolas Lista, membre de la Coordination des travailleurs sans travail, et le menace de mort. Depuis le siège arrière, on lui fait comprendre, en le visant par la fenêtre avec une mitraillette de type assez moderne, que s'il participe au piquet du lendemain: «ta-ta-ta-ta-ta-ta». La vitre se ferme et la voiture s'éloigne tranquillement dans les rues de Lanús. Ce même mardi, veille d'une journée de manifestations nationales, lors d'une réunion entre les chômeurs du Mouvement des travailleurs sans travail de Almirante Brown et des fonctionnaires, face au risque que les chômeurs coupent la route à cause du refus de distribuer des aliments, un des fonctionnaires ouvertement déclara: «Que se passerait-il si 100 habitants très en colère contre ce que vous faites s'unissaient pour vous attaquer?» Pour décoder le langage de ce fonctionnaire de province, il faut traduire «100 voisins très en colère» par «un gang armé par les politiques qui est disposés à distribuer des coups en échange d'un peu d'argent, même s'il doit en recevoir quelques-uns». Lors du piquet du pont Pueyrredón, le mercredi 23 janvier, un homme à l'allure de général à la retraite, en BMW, s'est placé face aux manifestants, menaçant: «Ceci, c'est ce que vous méritez», dit-il, en exhibant un pistolet automatique 9 mm et faisant en sorte que tout le monde puisse le voir. Cette fois, l'homme put être photographié. Le jeudi 24, les manifestants du Mouvement indépendant des retraités et pensionnés de Hurlingham, arrondissement jusqu'alors dirigé par l'actuel secrétaire à la sécurité Juan José Alvarez, sont victimes d'une embuscade. Dans cet arrondissement, on les informe que pour recevoir la nourriture réclamée ils doivent se rendre dans un lieu distant de plusieurs blocs de maisons. Sur le chemin ils subissent une attaque faisant 20 blessés et au cours de laquelle Nina Peloso (épouse de Raúl Castels, emprisonné pour avoir réclamé des aliments) est séquestrée. Les agresseurs se déplaçaient dans une Ford Falcon [les militaires et policiers se déplaçaient en Ford Falcon après le coup d'Etat de 1976: la Ford Falcon est devenue l'emblême des rapts et de la disparition de militants et militantes] facilement associable à la répression militaire de la dictature passée. Après l'avoir menacée de mort pendant presque deux heures, Nina Peloso,sera remise en liberté, saine et sauve. En apprenant la nouvelle, les fonctionnaires du gouvernement se disent surpris et vont jusqu'à manifester de la compassion avec Nina Peloso lorsqu'on les informe de la séquestration. Ce cynisme comme les déclarations de Juan José Alvarez suite à la répression de la place de Mai en décembre (il déclara que le gouvernement enquêtera sur les «possibles excès») possède une logique: le noyau dur de la doctrine des conflits de basse intensité repose sur la capacité de l'Etat à convaincre qu'il n'«est pour rien» dans l'action des groupes «parapoliciers et paramilitaires». Ainsi, le gouvernement peut toujours prendre ses distances face aux forces de répression, en faisant référence à de «possibles excès». Cela, ajouté à la criminalisation du conflit social et des organisations populaires, contribue à faire revivre la «théorie du complot», parfaitement fonctionnelle aux besoins de la répression pour l'étape à venir. |