Irak-Etats-Unis
Depuis
le premier jour, les Irakiens leur disent: partez
Sami
Ramadani*
Depuis
le 4 avril, la résistance à l'occupation américaine
de l'Irak a pris une nouvelle dimension. D'importantes manifestations,
pacifiques, se sont développées après l'arrestation,
le 3 avril, de Moustapha Yacoubi, assistant de Moqtada al-Sadr,
leader chiite de la grande banlieue pauvre à majorité
chiite du nord-ouest de Bagdad. Les forces d'occupation dans diverses
villes ont immédiatement réprimé violemment
ces manifestations. L'administrateur américain en Irak a
de fait déclaré la guerre au leader chiite en le mettant
hors la loi, puis en affirmant vouloir «écraser sa
milice» (armée du Mahdi – armée du sauveur).
En
outre, après la mort de quatre mercenaires américains
tués à Falloujah et dont les corps ont été
mutilés par une foule traduisant sa haine de l'occupation
– un acte qui a été condamné par les
imams des mosquées de cette ville sunnite comme étant
en contradiction avec la religion et les valeurs musulmanes –,
le proconsul Bremer a décidé de lancer une opération
de punition collective contre cette ville. Selon des rapports d'ONG
internationales, 470 Irakiens et Irakiennes ont été
tués au cours des sept derniers jours dans Falloujah, et
plus de 1200 blessés, parmi lesquels de très nombreux
enfants (Le Monde, 11 avril 2004).
L'administration
Bush tente de trouver une voie de sortie. Elle mise pour cela sur
l'émissaire de l'ONU, Lakhdar Brahimi. Ce dernier, ancien
ministre des Affaires étrangères du gouvernement algérien,
a déjà opéré pour le compte de l'ONU
en Afghanistan. Il est chargé de donner un minimum de légitimité
au «transfert de souveraineté» prévu
par Washington pour le 30 juin au «gouvernement irakien»
qu'ils ont mis en place, un gouvernement dont plus d'un membre soit
a démissionné, soit s'est enfui à l'étranger.
Nous
publions ci-dessous un article de Sami Ramadani qui tente de montrer
la dimension de résistance nationale que traduisent les soulèvements
populaires et armés dans diverses villes d'Irak. –
Réd.
Tout
d'abord, c'était Saddam et ses deux fils Oudaï et Koussaï
qui dirigeaient un noyau de loyalistes jusqu'au-boutistes visant
à reprendre le pouvoir. Puis, ce fut le bras droit de Saddam,
Izzat al-Douri, qui dirigeait le même groupe. Puis, ce fut
un noyau sans direction qui n'avait pas sa place dans le nouvel
Irak libéré et démocratique. Puis, ce fut des
terroristes étrangers qui affluaient dans le pays. Puis,
ce fut un terroriste étranger diabolique d'Al-Qaida, du nom
de Zarkaoui, qui avait tué des pèlerins chiites afin
de commencer une guerre civile entre chiites et sunnites. Puis,
cela se transforma en une situation un peu confuse, avec un nombre
croissant d'activités insurrectionnelles dans le quadrilatère
chiite [pour faire allusion audit triangle sunnite]. Puis, ce fut
une situation encore plus étrange avec le changement de tactique
des chiites et l'essor de manifestations de protestation de plus
en plus militantes. Et, maintenant, nous avons affaire à
Moqtada al-Sadr, un religieux chiite radical dit «non représentatif»
et dirigeant une petite armée d'extrémistes qui, pourtant,
est active dans la majorité des 18 districts de l'Irak et
qui veut détruire le nouvel Irak libre et démocratique.
Les
forces d'occupation au nombre de 160'000, s'appuyant sur des technologies
de destruction de masse, sont maintenant considérées
comme insuffisantes pour combattre les jusqu'au-boutistes sunnites
et les extrémistes non représentatifs chiites. En
outre, des milliers de combattants étrangers ont afflué
en Irak: mais il ne s'agit pas de terroristes envoyés par
Ben Laden; ce sont des mercenaires engagés par les forces
d'occupation. Leur rôle consiste à s'occuper d'opérations
dangereuses afin de réduire le nombre de pertes de l'armée
américaine. Et à ces forces s'additionnent des équipes
spécialisées dans les assassinats entraînées
par les Israéliens et le Pentagone. Beaucoup d'Irakiens croient
que, parmi les récents assassinats de scientifiques et d'universitaires,
de nombreux furent perpétrés par ce type de groupes
de choc. Au Vietnam, entre 1968 et 1971, une campagne similaire
d'assassinats a été conduite et le nombre de victimes
a été estimé à 41'000 personnes.
Les
bombardiers de combat F/16 déchaînés, les hélicoptères
Apache, les bombes guidées au laser et les tirs de tanks
sur des zones très peuplées font que des rues de Bagdad,
de Falloujah et des villes du sud de l'Irak ressemblent à
celles de la Palestine occupée. Le type de tactique cher
à Sharon et la brutalité qui l'accompagne représentent
maintenant les méthodes utilisées par les forces d'occupation
américaines; y compris la torture de prisonniers dont le
nombre dépasse de beaucoup 10'000.
Il
n'y a pas de doute que la résistance va s'étendre
à de nouvelles zones de Bagdad et au sud, avec la transformation
du profond sentiment populaire contre l'occupation en des formes
de protestation plus militantes. Tous les jours, le vrai visage
de l'invasion dirigée par les Etats-Unis apparaît plus
clairement: une aventure colonialiste qui rencontre une résistance
qui pourrait se transformer en une guerre de libération impossible
à contenir.
Qu'est-ce
qui tourna si mal que la guerre dirigée par les Etats-Unis
afin de «libérer» le peuple irakien se transforme
en un carnage quotidien de ceux qui furent victimes de la tyrannie
de Saddam. La réponse est simple: rien n'a tourné
mal; malgré la mythologie, dès le début, la
plupart des Irakiens étaient fortement opposés à
l'invasion, bien qu'il ait fallu douze mois pour que les médias
internationaux en rendent compte.
Ce
qui a changé, c'est que beaucoup d'Irakiens ont décidé
que la voie pacifique pour se débarrasser des occupants ne
conduit à nulle part. Ils n'avaient pas besoin de Sadr [le
dirigeant chiite du grand quartier populaire et paupérisé
du nord-ouest de Bagdad] pour qu'on le leur dise. Cela leur fut
dit brutalement et avec force par un char américain Abrams,
un parmi les nombreux qui faisaient face aux manifestants désarmés
et pacifiques non loin de l'endroit où, il y a un an, avait
été renversée l'infâme statue de Saddam.
Le tank a écrasé deux manifestants pacifiques qui
protestaient contre la fermeture du journal de Sadr, Al-Hawzah,
par Paul Bremer, le héraut auto-proclamé de la liberté
de parole en Irak. Cette tragique ironie n'est pas restée
incomprise de la part des Irakiens.
Au
même titre ne leur a pas échappé l'article 59
de la nouvelle Constitution concoctée par les Etats-Unis
qui placent les nouvelles forces armées irakiennes créées
par les Etats-Unis sous le commandement des forces d'occupation;
à leur tour, ces dernières seront invitées
à rester en Irak par le «nouveau gouvernement souverain»
après le «transfert du pouvoir» en juin.
Les forces d'occupation prendront appui sur 14 bases militaires
installées en Irak et la plus grande ambassade américaine
existant au monde, qui a son siège, de façon plus
que significative, dans le grand palais républicain de Saddam
à Bagdad.
Et
si jamais quelqu'un avait encore des doutes à cause des effets
de la propagande désinvolte selon laquelle tout serait la
faute de Sadr, il est important de rappeler que la plus grande manifestation
de masse dans l'histoire de l'Irak, seulement quelques jours après
la chute de Bagdad, vit converger 4 millions de personnes dans [ville
sainte de] Kerbala afin de commémorer le martyr de l'imam
Hussein. Et les slogans qui dominaient étaient les suivants:
«Non à l'Amérique, non à Saddam»,
ainsi que «Non à l'occupation», des slogans qui
ont été répétés à de nombreuses
reprises lors de grands rassemblements de ce type. S'opposer à
la tyrannie de Saddam n'a jamais été identique à
accueillir à bras ouverts l'invasion et la tyrannie de l'occupation.
Par
ironie, on pourrait affirme que, si le programme politique et social
de Sadr (envers, par exemple, le peuple kurde et les femmes) était
plus éclairé, et cela à la différence
de sa prise de position véritablement populaire contre l'occupation,
il aurait une audience populaire bien plus grande. En fait, il verrait
alors probablement les rangs de son armée Al-Mahdi (au sens
d'armée salvatrice) grossier de millions de membres avant
que Bremer donne sa démission le 30 juin.
*
Sami Ramadani vit en Angleterre. Il est réfugié
politique de l'époque du régime de Saddam Hussein.
Il enseigne la sociologie à la London Metropolitan university.
Cet article a été publié dans le quotidien
anglais The Guardian le 9 avril 2004.
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