Irak-Etats-Unis

 

Version imprimable

 

 

Le spectre des affrontements confessionnels et intercommunautaires

L'article de Nicholas Blanford publié ci-dessous souligne la difficile articulation entre le mouvement de résistance nationale, multiface et multiforme, contre l'occupation impérialiste, américaine avant tout, de l'Irak et le potentiel de conflits interconfessionnels et intercommunautaristes qui peuvent se développer sous l'impulsion de la gestion politique ("libanisation") des autorités d'occupation et les batailles pour consolider leurs positions respectives de la part des couches dirigeantes religieuses et politiques irakiennes. En même temps, il indique l'attachement des Irakiens à des élections directes, autrement dit à une assemblée populaire constituante, sans intrusion des forces impérialistes, autrement dit combinant la bataille politique démocratique avec la lutte de libération nationale contre l'occupant impérialiste.

Il faut mettre en relief la brutalité avec laquelle les occupants répriment les actions des travailleurs, des travailleuses et des chômeurs et chômeuses et celles de leurs organisations. Début décembre 2003, les troupes américaines ont occupé le siège du Syndicat des transports et des communications, qui fait partie de la Fédération irakienne des syndicats de travailleurs (IFTU). Le BIT s'est vu obliger, comme la CISL (Confédération internationale des sndicats libres), comme la COSATU (centrale syndicale sud-africaine) de protester contre cette action. Le 3 janvier 2004, une attaque a été lancée contre les travailleurs chômeurs de la municipalité d'Al-Sinawa, qui manifestaient devant les locaux de la mairie qui n'a pas tenu ses promesses. Des hommes de main irakiens liés aux troupes d'occupation ont attaqué les chômeurs et leur organisation: l'Union des chômeurs d'Irak (UUI).

Conjointement, les tensions restent très fortes à Kirkouk et dans cette région frontière. La résistance ne diminue pas et, ce mardi 13 janvier 2004, un hélicoptère américain Apache s'est écrasé à l'ouest de Bagdad; le 8 janvier, un Black Hawk a été abattu près de Fallujah. Au début du mois, un hélicoptère, OH-58 Kiowa, avait été abattu. Et en novembre 2003, 17 soldats américains avait été tués lors de la chute de deux Black Hawk entrés en collision lorsqu'ils survolaient Mossoul, grande ville du nord de l'Irak, et étaient la cible de tirs.

La dimension la plus importante de la résistance reste celle qui peut prendre un caractère de masse portant à la fois contre la présence de l'occupant, contre le gouvernement fantoche mis en place, contre le non-respect des droits démocratiques et, simultanément, pour la prise de contrôle directe des richesses énormes de ce pays afin de satisfaire les besoins les plus élémentaires de la population (eau, santé, électricité, éducation, sécurité pour les femmes, les jeunes et la population dans son ensemble). L'actualité de la mobilisation contre la guerre du 20 mars, appelée par le Forum social européen de Paris, s'impose. Cela d'autant plus que ce gouvernement fantoche qui prendrait une nouvelle "légitimité" en juin 2004, suite à l'adoption par le Conseil de sécurité à l'unanimité de la résolution 1551, pourrait lancer un appel à l'aide à divers pays, tels que la France et l'Allemagne, créant ainsi un climat de crise politique, que le mouvement anti-impérialiste et contre l'occupation pourrait exacerber en mettant au clair les lignes de force qui établissent la jonction entre guerre, occupation néocoloniale et crise présente du capitalisme. cau

Nicholas Blanford*

Le spectre de troubles confessionnels et intercommunautaires  devient de plus en plus menaçant en Irak à mesure que le pays cherche à se forger une nouvelle identité et de nouvelles règles de gouvernement après la chute de Saddam Hussein. Même si, contrairement aux prévisions de certains commentateurs, ces troubles n'ont pas éclaté au grand jour immédiatement après la fin du précédent régime, des heurts entre les Arabes sunnites et les chiites se sont produits au cours des derniers mois.

Les tensions augmentent également entre les Kurdes, les Arabes sunnites et les Turkmènes dans les régions très mélangées du point de vue des nationalités et dans les régions riches en pétrole, avant tout autour des villes de Kirkouk et de Mossoul. Les tensions intercommunautaires sont aggravées par les tactiques anti-insurrectionnelles agressives utilisées par les militaires américains dans le "triangle sunnite", où se sont produites la plupart des attaques contre les soldats des puissances occupantes; et cela dans la mesure où ces tactiques paraissent favoriser les chiites et les Kurdes. En outre, les forces occupantes ne parviennent pas à restaurer une stabilité.

Les divisions politiques en rapport avec les diverses composantes «nationales», communautaires et confessionnelles de l'Irak ne sont pas nouvelles. Traditionnellement, les Arabes sunnites ont dominé le gouvernement central de l'Irak depuis que le pays a gagné l'indépendance formelle par rapport à la Grande-Bretagne en 1932. L'hégémonie sunnite a encore été renforcée durant le règne brutal de Saddam Hussein, où les communautés kurdes et chiites étaient considérées comme des menaces potentielles pour le régime, et persécutées sans merci. D'ailleurs, les tensions intercommunautaires n'ont pas non plus été le premier souci de la population depuis la fin des «grands combats» [le 1er mai, George W. Bush annonce la fin officielle de la guerre initiée en mars]. Les plaintes de tous les Irakiens, indépendamment de leur confession, de leur appartenance ou de leur origine ethnique, concernaient plutôt les frustrations de la vie quotidienne: le manque de sécurité, d'emplois, d'eau, d'électricité et de combustibles, aggravés par l'escalade des prix. Cependant, l'éviction du régime baasiste de Saddam Hussein et les inepties de l'occupation américain et britannique ont plongé l'avenir politique de l'Irak dans l'incertitude. Dans ce contexte, les projets et les intérêts des différentes communautés tendent à s'exprimer consciemment et ouvertement dans des termes confessionnels ou communautaires-«nationaux».

Le revers de fortune

Sous Saddam Hussein, le pouvoir politique des Arabes sunnites était surtout investi dans le parti Baas, dans l'appareil de sécurité et dans l'armée. Suite à la désintégration ou la dissolution de ces institutions, les sunnites craignent d'être marginalisés par la communauté chiite, qui est la plus importante du pays. Selon la plupart des estimations, les chiites composent 60 ou 65% de la population, alors que les sunnites (arabes et kurdes) composent 32 à 37%; le reste étant composé de chrétiens et de minorités moins importantes.

Des Arabes sunnites ont lancé des attaques contre les forces d'occupation dirigées par les Etats-Unis. Ils considèrent en effet que ces dernières vont entraîner une domination chiite au niveau des institutions au pouvoir. La faiblesse de la position politique des sunnites est évidente dans la composition du Conseil de gouvernement Irakien nommé par l'administration Bush. En effet, sur les cinq Arabes sunnites représentés dans ce conseil de 25 membres, seuls deux appartiennent à des partis politiques, et aucun n'est très influent.

Par contraste, les principaux partis politiques chiites et kurdes sont bien représentés. Depuis la guerre du Golfe de 1991, les deux principaux partis kurdes - l'Union patriotique du Kurdistan, dirigée par Jalal Talabani et le Parti démocratique du Kurdistan dirigé par Massoud Barzani, plus ancien, jouissaient, d'une certaine autonomie dans les deux enclaves kurdes du nord de l'Irak. Depuis la chute de l'ancien régime, les membres kurdes du Conseil de gouvernement Irakien revendiquent une autonomie plus importante dans la région kurde du nord de l'Irak. Ces revendications sont perçues par les autres communautés comme une menace qui porte atteinte au consensus existant sur une donnée: l'Irak doit rester uni en tant qu'Etat plutôt que de se morceler en petits Etats communautaires et confessionnels.

es partis religieux chiites qui siègent au Conseil de gouvernement sont regroupés autour du clergé chiite, traditionnellement puissant. Font partie de cet organe: le Conseil suprême pour la Révolution islamique (SCIRI) soutenu par l'Iran, et dont l'aile militaire, connue sous le nom de Brigades de Badr, regroupe quelques 10'000 combattants; al-Dawa, qui est l'un des partis chiites les plus anciens en Irak, et le Hezbollah irakien, regroupant principalement des "Arabes des marais" vivant dans le sud du pays. Après des dizaines d'années d'assujettissement, les chiites s'attendent à avoir un rôle dirigeant - voire le rôle dirigeant - dans le gouvernement à venir du pays.

Au cours de la dernière semaine de décembre 2003, inquiétés par la perspective d'une domination chiite, des Arabes sunnites - représentant trois courants islamiques, ainsi des membres des professions libérales urbains et des chefs tribaux - ont convoqué un conseil consultatif national (shura: conseil). Ce dernier a pour objectif de permettre aux sunnites de s'exprimer de manière unifiée face aux forces d'occupation et aux autres Irakiens. Harith Dhari, un dignitaire sunnite interviewé par un journaliste du Washington Post, explique: "Jusqu'à maintenant nous n'avons jamais eu besoin d'une instance comme le conseil (shura), mais maintenant nous ressentons le besoin de veiller sur nos intérêts politiques, sociaux et religieux." Les porte-parole de ce conseil n'acceptent ni de dénoncer ni de soutenir les insurgés, même si théoriquement ils soutiennent le droit des Irakiens à résister à l'occupation. Sa base explicitement communautariste trouve des échos dans d'autres instances récemment créées, et qui paraissent beaucoup moins réticentes à prendre des armes. 

e 5 janvier 2004, al Hayat, un quotidien panarabe publié à Londres, a rapporté que le "Mouvement pour une victoire claire" sunnite projette de créer une milice dans le but de contrer "l'Armée du Mahdi", créée par le jeune prélat chiite Sheikh Muqtada al-Sadr [qui a une forte base dans la banlieue de Bagdad, qualifiée aujourd'hui de Sadr-City], qui a ouvertement critiqué l'occupation depuis le début. Le Mouvement a juré de lutter contre la présence militaire américaine si les sunnites ne sont pas mieux intégrés dans l'ordre politique actuel. Ces événements font suite à plusieurs incidents de violence intercommunautaire qui ont éclaté durant le mois précédent.

La paix intercommunautaire se brise

'hostilité larvée entre les sunnites et les chiites a débouché sur un incident dans le district de Hurriya, à l'ouest de Bagdad, qui n'a mérité quasi aucune mention de la part de la presse. Les habitants de ce quartier sont plus ou moins également répartis entre sunnites et chiites et ils disent que jusque-là les deux populations vivaient en harmonie, et les mariages intercommunautaires étaient fréquents.

e 9 décembre 2003, trois sunnites ont été tués dans une explosion à la mosquée de Ahbab al-Mustafa. Selon Sheikh Faruk al-Batawi, l'imam de la mosquée, deux grenades tirées par un lance-grenades (RPG) ont été lancées sur le bâtiment depuis le toit d'une école adjacente, tuant trois hommes qui se tenaient dans la cour peu après les prières du matin. Sheikh Faruk al-Batawi a accusé des "étrangers" chiites d'être à l'origine de l'attaque, et il a nommément mis en cause les Brigades de Badr et al-Dawa, dont les directions ont passé une grande partie des années 1980 et 1990 en exil [entre autres en Iran]. "Les relations avec les chiites ont toujours été très bonnes ici, dit-il. Ce sont seulement les chiites qui viennent de l'extérieur de l'Irak qui veulent provoquer des problèmes."

es chiites du quartier avaient une autre interprétation des faits. Ils disaient que les victimes étaient des combattants de la résistance "wahhabite", se référant à la branche très austère de l'islam sunnite qui prévaut en Arabie saoudite. Les chiites irakiens décrivent souvent, à tort, les sunnites irakiens islamistes comme des wahhabites. Selon les chiites, les hommes sont morts lorsqu'une bombe qu'ils avaient fabriquée a explosé prématurément, alors qu'ils la plaçaient dans une voiture à côté de la mosquée.

es deux versions étaient irréconciliables, et chaque partie préférait croire le pire de l'autre. Ainsi, la paix entre les populations à Hurriyya s'est brisée à cause d'un incident violent. Les clergés sunnite et chiite ont appelé au calme et à la réconciliation. Mais il était difficile de dissimuler la méfiance ressentie par le clergé sunnite à l'égard de leurs homologues chiites, et les chiffres cités habituellement pour démontrer le statut majoritaire des chiites sont éloquents. "Dans leurs mosquées (chiites), ils mettent en avant leur inimitié à l'égard des sahaba (terme qui désigne les compagnons de Mohamet, et utilisé de manière péjorative par les chiites)", dénonçait Sheik al-Batawi. "Ils pensent que les sunnites sont une minorité en Irak. Mais si l'on prend en considération l'ensemble des provinces ainsi que les Kurdes, nous sommes 64% de la population du pays." Faisant écho à cette nouvelle conscience communautariste, Batawi a même affirmé: "S'il y avait une guerre intercommunautaire, les Kurdes seraient du côté des sunnites." Il a ajouté que des attaques similaires contre des fidèles sunnites avaient eu lieu à Bagdad au cours des semaines précédentes.

Des sunnites armés et cagoulés portant des badges les identifiant comme appartenant aux "Forces Khalid ibn Walid" sont entrés en masse dans le district. Le lendemain de cet attentat à la bombe, les hommes armés ont envahi un husseiniyya, maison de prière chiite (qui abritait auparavant le quartier général du Parti Baas), à quelques centaines de mètres de la mosquée. Les hommes ont mis à sac le husseiniyya, déchirant des portraits peints de l'imam Ali [la référence pour les chiites], détruisant le minbar, la chaire peinte en noir où le clergé chiite prononce ses sermons, et arrachant le système de haut-parleurs. Des chiites, furieux, ont clamé vengeance. "Je subis de fortes pressions pour laisser mes gens les combattre. Mais je m'y oppose, et j'appelle à une solution pacifique, car sinon, les résultats déboucheront dans les cimetières et dans les hôpitaux", explique un dignitaire chiite de ce lieu, Sheikh Mahdi al-Muhammadawi. Les tensions se sont apaisées au cours des jours suivants, mais ces événements ont pourri les relations intercommunautaires à Hurriyya, et ont mis en évidence le communautarisme croissant de la rue.

'explosion et la mise à sac de la maison de prière n'étaient pas des incidents isolés. Le 16 décembre 2003, deux jours après la capture de Saddam Hussein, les habitants chiites du quartier de Kadhimiyya à Bagdad sont entrés dans le quartier d'Addamiyya pour célébrer l'événement.

es habitants sunnites d'Adhamiyya se sont offensés de cette intrusion, et des heurts ont éclaté, entraînant plus d'une douzaine de morts. Le 24 novembre 2003, quatre fidèles sunnites avaient été abattus par balles depuis une voiture lorsqu'ils sortaient d'une mosquée dans le quartier majoritairement chiite de Washash. Un Conseil de dignitaires du clergé musulman (sunnite) a accusé une "puissance étrangère" - se référant à l'Iran - d'avoir organisé ces meurtres "dans le but d'inciter à une guerre intercommunautaire".

La recherche d'un équilibre

es dirigeants des deux communautés tendent à minimiser l'importance des sentiments confessionnels sectaires dans le pays. Sheikh Kardom al Awadi, un dignitaire chiite de la ville de Samawa, au sud de l'Irak, et proche collaborateur de Sheikh Muqtada al-Sadr, excluait la perspective de luttes interconfessionnelles entre sunnites et chiites: "Nous nous approchons de Dieu en aimant les sunnites. Evidemment, nous avons souffert, mais cela ne signifie pas qu'on veuille avoir le dessus par rapport aux autres", dit-il. Malgré les assurances prodiguées par la communauté chiite, les sunnites restent méfiants à l'égard des aspirations politiques des chiites. Sheikh Abd al-Karim al Qubaysi, un dignitaire haut placé du clergé sunnite de Bagdad, avertit: "Si jamais l'Irak devait être gouverné par les chiites et les Kurdes, le pays ne connaîtrait jamais, durant des centaines d'années, sécurité ni stabilité. Il ne s'agit pas là d'une menace. Les sunnites ne sont pas en train de déclarer la guerre. Nous appelons toujours à la fraternité et au dialogue. Mais nous ne permettrons à personne d'annuler notre rôle en Irak. Tout comme l'Irak a besoin de clergé et de dirigeants chiites, le pays a besoin du clergé et de dirigeants sunnites. Il faut qu'il y ait un équilibre entre les deux. L'Irak ne pourra retrouver le calme que si les deux côtés sont à égalité."

a principale raison de la magnanimité des chiites à l'égard des forces d'occupation est qu'ils espèrent récolter les récompenses dans l'Irak nouveau à cause de leur supériorité numérique. En fait, c'est seulement le puissant clergé chiite qui freine la communauté des fidèles. En effet, le chiite irakien moyen a aussi peu d'estime pour les occupants que ses compatriotes sunnites. Ce serait manifestement une erreur d'interpréter la mansuétude chiite comme un signe d'acceptation de l'occupation. "La patience a des limites, et nous attendons parce que nous sommes fatigués de voir les chars et des soldats et d'entendre le bruit des explosions", explique Sheikh al-Awadi. "Le clergé islamique exerce un contrôle spirituel sur les gens. Si on lâchait ces gens, personne ne pourrait plus les arrêter. C'est la sagesse de la hawza (l'instance la plus élevée de l'enseignement religieux chiite) qui retient les gens."

es ambitions politiques des chiites entrent en collision avec les craintes des Arabes sunnites de se voir marginaliser. Si les chiites ne reçoivent pas ce à quoi ils estiment avoir droit, et si l'état délabré des services de base n'est pas drastiquement amélioré, il existe un réel risque de voir l'émergence d'une résistance chiite. Et cela sonnerait le glas de la présence militaire étrangère en Irak.

En effet, si les forces insurgées actives actuellement sont plutôt fragmentées, frappant au coup par coup, l'entrée en résistance des groupes chiites bien organisés - et dont certains ont été entraînés par les Iraniens et ont une expérience du combat - rendrait l'occupation intenable.

Cependant, un Irak où les chiites auraient une place prépondérante par rapport aux sunnites nourrirait les craintes de ces derniers de se voir marginalisés, voire persécutés, ce qui minerait toute motivation pour une coopération avec "l'ordre nouveau".

'Autorité provisoire [Paul Bremer]et ses patrons à Washington [le Pentagone] et à Londres sont conscients de ce dilemme. Suite à la capture de Saddam Hussein le 14 décembre 2003, le premier ministre britannique, Tony Blair, a pris soin de s'adresser aux sunnites: "Aux sunnites que Saddam Hussein prétendait à tort avoir comme alliés, je dis qu'il y a une place pour que vous jouiez pleinement un rôle dans l'Irak nouveau et démocratique. A ceux d'entre vous qui étaient formellement dans le parti de Saddam, par la force plutôt que par conviction, je dis que nous pouvons mettre le passé derrière nous", a-t-il déclaré.

Les forces paramilitaires

Néanmoins, la politique des forces d'occupation américaines et britanniques a en partie contribué à renforcer les tensions ethniques et communautaristes. Au nord de l'Irak, des éléments des peshmerga (les milices des deux partis kurdes, qui regroupent 35'000 hommes au total) participent aux opérations de sécurité avec les militaires américains, en général contre des militants arabes sunnites. Les Kurdes restent de fidèles alliés des autorités d'occupation, qui les considèrent comme des appuis utiles contre les militants sunnites. Mais il y a un prix à payer. Les villes du nord de Mossoul et de Kirkouk, qui ont toutes les deux des populations mélangées d'Arabes sunnites et de Kurdes ainsi que des minorités turkmènes et chrétiennes, ont connu des explosions de violence intercommunautaire au cours des six derniers mois. Début janvier 2004, plusieurs Arabes sunnites de Kirkouk ont été tués dans des heurts avec des milices kurdes, ce qui a contribué au ressentiment dans la population sunnite qui craint que les Kurdes ne réussissent à incorporer la ville et ses environs riches en pétrole dans un territoire kurde, partiellement autonome.

Début décembre 2003, les troupes américaines accompagnées par des miliciens kurdes ont bouclé la ville de Hawija, à 35 miles [quelque 56 km] à l'ouest de Kirkouk, arrêté des habitants, saisi des armes et démoli partiellement au bulldozer la maison d'un homme suspecté d'être un militant. Les habitants arabes sunnites de Hawija ont interprété cette opération, qui a duré toute une journée, dans des termes communautaires (ethniques), en disant que les Kurdes cherchaient à absorber la ville dans la région kurde.

Parfois les autorités occupantes  paraissent curieusement irréfléchies quant aux conséquences de leurs actes. Par exemple, en décembre 2003, les militaires américains ont annoncé la création un nouveau bataillon composé de volontaires provenant en majorité des milices chiites et kurdes, afin d'effectuer des opérations anti-insurrectionnelles. Les milices prévues pour participer à ce nouveau bataillon comprenaient les Brigades de Badr, les peshmerga des deux principaux partis et les ailes militaires du Congrès national irakien dirigé par Ahmed Chalabi, un homme d'affaires proche du Pentagone, et l'Accord national irakien de Iyad Allawi, un autre chiite rentré d'exil et ayant des liens avec la CIA et le Département d'Etat américain. Les dirigeants de ces cinq groupements siègent au Conseil de gouvernement irakien.

e 31 août 2003, Chalabi avait écrit un éditorial pour le Washington Post, pressant les Etats-Unis à mettre les paramilitaires du Congrès national irakien et les Kurdes au travail pour aider les Marines à retrouver ce qu'on désignait encore à cette époque comme "les restes du régime". À l'époque, cette idée avait été sommairement écartée, mais cinq mois plus tard, les Etats-Unis l'ont adoptée. Ce projet a immédiatement été critiqué par les sunnites, qui voyaient cette unité militaire associant chiites et Kurdes en termes communautaristes. Selon Sheikh Abd al-Karim Qubaysi, un dignitaire du clergé sunnite: "Cette organisation prônée par des partis politiques est une bombe qui pourrait exploser n'importe quand." En fait, la création de ce bataillon n'aura probablement que très peu d'impact sur le mouvement insurrectionnel, mais les projets visant à le mettre sur pied ont renforcé inutilement les craintes d'isolement et de persécution des Arabes sunnites.

Un cercle vicieux

es tactiques anti-insurrectionnelles des militaires américains dans le "triangle sunnite", au nord et à l'ouest de Bagdad, ont un effet analogue. Les Irakiens n'ont pas manqué de remarquer que les militaires américainas ont adopté certaines tactiques utilisées par l'armée israélienne dans la Cisjordanie et à Gaza. Des démonstrations massives de puissance de feu, le bouclage de villages avec du fil de fer barbelé, des arrestations de masse et la démolition avec des bulldozers des maisons d'habitants suspectés d'être des militants, sont devenus monnaie courante. Des mosquées sunnites ont été investies et des membres éminents du clergé mis en détention. Ces tactiques ont pu contribuer temporairement à réduire de nombre (sinon la dimension meurtrière) des attaques contre les troupes états-uniennes dans le "triangle sunnite". Toutefois, elles ont également fait croître le ressentiment des sunnites envers l'occupation.

es Américains sont en train de s'enliser dans le même cercle vicieux que celui dans lequel était prise l'armée Israélienne au Sud-Liban au début 1988: le fait de s'attaquer aux mouvements de guérilla [en l'occurrence le Hezbollah] suscitait un soutien populaire à la résistance, ce qui conduisait à son tour à une augmentation des mesures répressives, et ainsi de suite. L'armée américaine voit ses efforts anti-insurrectionnels avant tout en termes militaires.

Néanmoins, des mesures politiques sont aussi importantes, sinon plus, pour diminuer la violence de l'opposition. Les efforts du CPA [Autorité intérimaire de la coalition, dirigée par Paul Bremer] se concentrent sur la gestion de la transition vers un gouvernement intérimaire "autochtone", sélectionné par des comités compliqués, selon l'agenda électoral de la Maison-Blanche [novembre 2004]. Mais le nouveau conseil (shura) sunnite reprend la revendication, très répandue parmi les chiites, pour la tenue d'élections directes.

À moins que les Arabes sunnites ne sentent qu'ils ont leur place dans le nouvel Irak, on voit mal comment leurs différentes formes de résistance à l'occupation militaire et à son programme politique, pourront être vaincues.

En attendant, les sunnites s'organisent ouvertement de manière communautariste, ce qui n'est pas de bon augure pour l'avenir. 

Juan Cole, de l'Université du Michigan, a exprimé les soucis de beaucoup d'observateurs de l'Irak lorsqu'il a commenté, suite à l'annonce de la création du "Mouvement pour une victoire claire": "Oui, voilà ce qui manquait encore: une nouvelle milice à base communautariste!" (7 janvier 2004)

* Nicholas Blanford est un journaliste qui réside à Beyrouth. Tout récemment, il a consacré un mois à visiter l'Irak. Il a publié cet article pour le Middle East Research Report.

 

 

Haut de page

Retour


case postale 120, 1000 Lausanne 20
fax +4121 621 89 88
Pour commander des exemplaires d'archive:

Soutien: ccp 10-25669-5

Si vous avez des commentaires, des réactions,
des sujets ou des articles à proposer: