Irak-Etats-Unis

Les patriotes et les envahisseurs. La résistance irakienne
à l'occupation étrangère jouit d'un grand soutien populaire

Sami Ramadani*

C'est là que pour la première fois je me suis brutalement rendu compte que Bagdad, la ville de mon enfance, était maintenant un territoire occupé. C'est également là que j'ai pris pour la première fois la mesure de l'hostilité que ressentent les Irakiens face aux forces d'occupation.

J'étais assis sur le siège avant du taxi qui nous amenait depuis Amman, lorsque je me suis brusquement rendu compte que nous étions visés par une mitrailleuse lourde située à quelques mètres de nous. C'était un soldat américain sur un véhicule blindé qui se trouvait coincé dans un embouteillage à l'entrée de Bagdad. Il a fait un geste de désapprobation à l'égard de notre conducteur qui avait eu le tort d'approcher à une certaine vitesse. Ensuite, il regarda vers sa gauche et leva avec colère son médius. En suivant son regard, j'ai vu un enfant âgé de huit ou neuf ans, qui était assis sur une chaise devant le portail ouvert menant au jardin de sa maison. Il criait avec colère - brandissant le poing fermé en signe de défi - et déchirait l'air de rapides et furieux crochets du droit.

Deux semaines plus tard, après avoir discuté avec plusieurs dizaines de personnes et après avoir parcouru de long en large une grande partie de Bagdad, il m'a semblé que l'esprit libre et rebelle de cet enfant était un symbole émouvant et puissant des sentiments qu'éprouvent la plupart des gens de Bagdad face aux forces d'occupation. C'est précisément cet esprit indomptable qui a survécu aux décades du régime brutal de Saddam, aux nombreuses guerres et aux 13 années de sanctions meurtrières.

Et c'est précisément cet esprit dont Bush et Blair n'ont pas tenu compte lorsqu'ils ont décidé d'envahir l'Irak. Ils ont au contraire préféré écouter l'écho de leurs propres voix, que leur relayaient quelques groupes d'opposition irakiens nourris, financés et entraînés par le Pentagone et la CIA. Certaines de ces voix irakiennes se retrouvent actuellement dans le Conseil de gouvernement provisoire nommé par les Etats-Unis.

Un rapport récent publié dans le Washington Post confirme les rumeurs que j'avais entendues à Bagdad, selon lesquelles la résistance irakienne à l'occupation est tellement forte que les autorités se sont mises à recruter activement des officiers du service de sécurité et des forces armées que Saddam, lui-même, avait utilisés pour réprimer brutalement le peuple.

Si c'est le cas, l'administration américaine (CPA de Bremer) est en train de reconstruire l'édifice brisé du régime tyrannique de Saddam - qu'elle avait d'ailleurs soutenu et doté d'armes de destruction massive durant de longues années - sous prétexte d'en liquider les vestiges. Un des dictons que j'ai souvent entendu à Bagdad pour décrire les relations entre les US et le régime de Saddam est «Rah el sani, ija el ussta»- «L'apprenti est parti, voici qu'arrive le maître».

Le Conseil de gouvernement est ridiculisé plutôt que haï, et il est attaqué parce que ses membres ont été choisis selon des critères sectoriels. La plupart des personnes avec lesquelles j'ai discuté pensent que c'est un organisme impuissant: il n'a pas d'armée, pas de police et pas de budget national, mais par contre il a 9 présidents tournants [représentants les diverses fractions choisies par Paul Bremer selon des critères ethniques, religieux, etc.]. Une des plaisanteries qui circulent à Bagdad est qu'à peine décroché le portrait de Saddam, on vous demandait d'accrocher 9 autres portraits.

Le soutien au Conseil se limite en grande partie à quelques activistes des organisations qui y sont représentées. On pourrait ajouter que la plupart des partisans des organisations les plus crédibles représentées au Conseil sont opposés à la participation d'un organisme désigné par les USA. Les dirigeants du Conseil suprême de la révolution en Irak [SCIRI - qui aavait sa base en Iran], par exemple, sont en train de découvrir qu'il est de plus en plus difficile de convaincre ses partisans que la coopération avec les envahisseurs est encore une voie possible vers l'indépendance et la démocratie. Il en va de même avec un autre parti, plus petit mas également crédible, le Da'wa Islamique, qui a connu une scission et a perdu beaucoup de membres suite à la décision de se joindre au Conseil.

Le Parti Communiste Irakien (PCI), qui jouissait d'un appui majoritaire à la fin des années 1950 - et qui est actuellement très réduit - était opposé à l'invasion et au Conseil, mais a décidé, au dernier moment, d'y participer. La plupart de ses membres étaient opposés à cette décision. Un camionneur pauvre a même estimé que cette décision était encore plus néfaste que celle prise par les cadres de l'PCI lorsqu'ils avaient décidé de se joindre au gouvernement de Saddam Hussein [au début des années 1970]. Or, à cette époque, cette prise de position se termina dans un bain de sang, lorsque Saddam s'est retourné contre les membres du PCI, qui ont été tués ou emprisonnés. Des milliers d'entre eux ont été forcés de partir en exil. En parlant du Conseil de gouvernement, le camionneur faisait d'ailleurs allusion au «bout de fer du diable», en se référant à la pratique superstitieuse qui consiste à conserver un petit bout de métal dans la maison pour la préserver du diable.

Le gouffre entre ce que pensent les masses populaires et les membres du Conseil de gouvernement est apparu de manière flagrante après le meurtre du chef du SCIRI, l'Ayatolla Mohammed Baqir Al Hakim. Les slogans scandés par des centaines de milliers de personnes qui ont suivi durant trois jours les processions funèbres à Bagdad et à Najaf étaient en sytonie avec ce que j'entendais à Bagdad: «Mort à l'Amérique, mort à Saddam», et «Il n'y a pas d'autre dieu qu'Allah; l'Amérique est l'ennemi d'Allah; Saddam est l'ennemi d'Allah». Ces slogans montraient bien la force du sentiment anti-américain à Bagdad et au sud du pays.

La seule région où l'Amérique a eu un certain succès, c'est au Kurdistan irakien. La situation politique de cette région est complexe. La plupart des Kurdes étaient persuadés que la zone d'interdiction aérienne imposée [suite à la guerre de 1991] durant le règne de Saddam Hussein, les protégeait de ses armes chimiques. Il est également évident que les sanctions n'ont pas pesé aussi lourdement sur le Kurdistan que sur le reste de l'Irak. Dans la période précédant la guerre, la plupart des Kurdes acceptaient l'idée tactique d'être protégés contre Saddam Hussein et contre les forces turques, haïes. Mais malgré cela, il est probable que les projets américains au Kurdistan vont susciter une opposition populaire dès que se dévoileront les vrais intérêts états-uniens et que les contradictions régionales se manifesteront à nouveau. En attendant, l'unité politique historique entre les Arabes et les Kurdes en Irak a peu de risque d'être brisée.

Qu'en est-il de la résistance armée? Et pourquoi est-elle beaucoup plus évidente dans certaines parties d'Irak que dans d'autres? Il n'y a aucun doute que la résistance armée contre les forces états-uniennes bénéficie d'un vaste appui populaire, et qu'elle est menée par des forces locales politiquement hétérogènes. Cependant j'ai également  rencontré beaucoup de personnes à Bagdad qui, même si elles approuvaient les «patriotes» qui résistaient aux «envahisseurs», estimaient également que de telles actions étaient prématurées, qu'il était préférable d'épuiser d'abord tous les moyens pacifiques, de mobiliser les gens dans des organisations de masse avant de combattre par les armes les forces d'occupation.

On peut avoir une idée des sentiments populaires lorsqu'on entend les théories conspiratives qui circulent à Bagdad. Les gens accusent en général les Etats-Unis ou Israël - ou le Koweït - d'être responsables des attaques contre les civils plutôt que contre des cibles militaires.

Cependant il n'est pas besoin de croire à des conspirations pour suspecter que la principale raison pour laquelle le conflit armé de haute intensité se concentre dans les régions du centre de l'Irak et à Mossoul, est que les Etats-Unis ont décidé de provoquer dans ces régions une confrontation qu'ils pensaient pouvoir gagner plus facilement, pour ensuite établir un pont depuis lequel ils pourraient asservir Bagdad et le sud. Ils ont en effet provoqué des conflits en tuant froidement des civils à Falluja, Mossoul, Ramadi et encore ailleurs, cela bien avant qu'une résistance armée ne se manifeste dans ces régions.

Les forces d'occupation ont rapidement constaté que la plus petite provocation dans les labyrinthes des districts ouvriers de Bagdad et de la plupart des villes du sud déclenchait des manifestations de force populaire dans les rues.

Le commandement militaire US se rend certainement compte du fait que les Irakiens de ces régions sont lourdement armés, entraînés et mieux organisés.

Les sornettes des autorités américaines sur le «triangle sunnite» ou le «Bagdad et le sud chiite» sont un écran de fumée qui n'a pas encore réussi à diviser le peuple irakien ou à le pousser vers des conflits internes. Les seules personnes qui croient encore que les Etats-Unis vont soutenir une voie démocratique en Irak sont celles qui n'ont compris ni le rôle de l'Amérique dans l'histoire moderne de l'Irak, ni la politique étrangère actuelle de Washington.

Lorsque je quittai la ville sur la route de retour vers Amman, quand notre voiture a passé devant la maison de cet enfant précoce, je me suis rendu compte pourquoi mon amour pour Bagdad restait entier, malgré les 34 années d'exil.

* Sami Ramadani - qui a effectué une visite en Irak - a été un exilé politique du régime de Saddam Hussein. Il est maître de conférences en sociologie à l'Université Métropolitaine de Londres. Cet article a été publié dans le quotidien britannique The Guardian, le 27 septembre 2003

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