Irak-Etats-Unis

L'horloge marquait 7h55, précisément l'heure
à laquelle le missile a frappé

Robert Fisk*

Dans les débris de béton et la boue, gisaient des bandes dessinées de Batwoman. A la page 17, là où la boue avait taché le papier, Batwoman était justement en train de sauver des Américains d'un gratte-ciel en flammes.

Non loin du cratère, j'ai trouvé un livre d'histoire qui racontait le destin du vieux roi Faisal et de la lutte armée contre la domination britannique en Irak. Le missile de croisière avait ouvert le livre à la page qui honore "le martyr Mahmoud Bajat".

Le salon n'avait plus de plancher mais au mur était toujours encore accrochée l'horloge, arrêtée à 7.55, l'heure à laquelle le missile de croisière avait pulvérisé les numéros 10 et 10A de la ruelle du quartier de Zoukah de Bagdad le samedi soir.

Zukah est une banlieue de classe moyenne un peu miteuse avec des vieux orangers et des bougainvillées à moitié mortes et des villas à deux étages qui auraient besoin d'être repeintes. Il y a une école au bout de la ruelle et à l'angle un chantier de construction mais je n'ai pu voir aucun objectif militaire manifeste.

Amr Ahmed al-Doulaimi est un père de famille. Ses onze enfants et sa femme se trouvaient au numéro 10A  quand le missile a frappé la maison de son voisin, Abdoul-Bari Samouriya, enterrant l'épouse de celui-ci et deux de ses enfants et creusant un cratère profond de 7m dans le sol. Il a réussi à les déterrer. Les deux enfants blessés étaient hier encore à l'hôpital mais sa maison n'est plus. Tout ce qui restait de la chambre de devant, c'était un sofa de bois presque enterré sous 2m de terre, une table coupée en deux et un vase de fleurs en plastique resté tout à fait indemne.

Alors pourquoi ce missile? Pourquoi les Américains devraient-ils cibler ce ghetto de classe moyenne avec leurs munitions dites intelligentes? Monsieur Doulaimi dirige une petite entreprise mécanique et Monsieur Samouriya est un homme d'affaires. Serait-ce que les noirs rideaux de fumée qui enveloppent Bagdad, émanant du pétrole incendié pour tenter de fausser les systèmes de guidage des missiles, n'y réussissent que trop bien?

Au milieu des briques de verre et de la poudre de béton qui recouvrent la route, j'ai rencontré un voisin qui m'a dit, comme toujours pas de nom s'il vous plaît, qu'il avait fait partir sa famille parce que "vendredi soir, nous avons eu ici quinze missiles". Quinze? Sur le vieux petit quartier inoffensif de Zoukah? Qu'est-ce que ça signifie? Les fragments des missiles s'étaient éparpillés sur des douzaines de maisons et les agents des services de sécurité irakiens étaient arrivés à l'aube pour les ramasser.

Un peu plus loin, une autre villa avait été endommagée, ses murs fendus, ses vitres cassées. "Ici, c'était toujours un quartier tranquille", m'a dit son propriétaire. "Nous n'avons jamais rien connu de tel. Pourquoi, pourquoi, pourquoi?" Combien de fois j'ai entendu ces mots de la part des innocents? Après chaque bombardement, quand ils  rencontrent les journalistes, voilà ce qu'ils nous disent. Toujours les mêmes mots.

Alors, je me suis souvenu de ce que disait la radio irakienne 24heures auparavant et que le vice-président irakien nous répéterait une heure après. "Ils essaient d'assassiner le Président Saddam Hussein", dit Taha Yassin Ramadan. "Quelle sorte de pays essaie d'assassiner le leader d'un autre pays prétendant ensuite faire la guerre au terrorisme?"

Les habitants de la petite ruelle à Zoukah ne sont pas trop contents d'avoir été pris pour cibles et je n'étais pas si sûr qu'ils aient été si impatients d'être "libérés" comme les Américains aiment à le penser. - 24 mars 2003

* Robert Fisk couvre l'actualité pour le quotidien The Independentà Bagdad.

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