Irak-Etats-Unis

Gilbert Achcar, sur une guerre qui vient
(Propos recueillis par Anthony Bégrand pour l'hebdomadaire "Rouge", 16 février 2003)

Gilbert Achcar, enseignant en sciences politiques à l'université de Paris-VIII Saint-Denis et auteur du "Choc des barbaries, terrorismes et désordre mondial", nous a accordé un entretien sur la marche vers la guerre contre l'Irak.

Que penses-tu de l'argument avancé par Bush de la détention par l'Irak d'armes de destruction massive pour justifier la guerre ?

 G. Achcar-C'est bien évidemment un prétexte et non un argument, au sens où l'accusation a été assénée dès le départ sans preuves. Depuis le début des inspections de l'ONU, plusieurs responsables étatsuniens (Donald Rumsfeld en particulier) ont affirmé à plusieurs reprises que les inspections ne servaient à rien et qu'elles ne pourraient pas apporter la démonstration de l'inexistence d'armes de destruction massive. Cela s'ajoute à une logique tout à fait surprenante selon laquelle c'est à l'Irak de démontrer qu'il n'en possède pas. Mais c'est bien évidemment strictement impossible de démontrer qu'on n'a pas un objet. Toute l'opération des inspections de l'ONU était donc destinée à gagner du temps, parce que le déploiement des troupes et du matériel doit suivre son court, et à donner l'impression à l'opinion publique étatsunienne en particulier que les Etats-Unis avaient bien pris la peine de passer par une procédure légale, au regard du droit international, avant d'entrer en guerre. Autrement dit, le résultat est couru d'avance. Si les inspecteurs découvrent qu'il y a violation, les Etats-Unis se considèrent en droit de faire la guerre, et s'ils ne découvrent rien, cela ne prouve rien, car si on ne trouve pas quelques chose, cela ne prouve pas que ça n'existe pas. Colin Powell, devant le Conseil de sécurité des Nations unies, a lui aussi cherché à démontrer que les inspections ne servent à rien, puisque qu'avant même que les inspecteurs n'arrivent quelque part, il y a des déplacements de matériels... On voit donc bien qu'il ne s'agit que d'un prétexte, pour une guerre dont le principe est acquis depuis longtemps. Sur le fond de l'accusation, il faut rappeler en permanence qu'en ce qui concerne l'arme suprême de destruction massive, l'arme nucléaire, même Washington ne prétend pas que Bagdad la détient. Bush, dans son discours de septembre dernier, devant l'assemblée générale des Nations unies, avait affirmé que si l'Irak parvenait à se procurer de la matière fissile (uranium), ce pays pourrait se doter de l'arme nucléaire en l'espace d'un an. Ce qui revenait à reconnaître que ce pays n'a ni arme nucléaire ni même matière fissile. Ceci illustre de façon assez frappante cette notion très particulière de la "guerre préventive" qui consiste non pas à prendre les devants par rapport à un adversaire qui affiche son intention d'attaquer, mais qui consiste à s'en prendre à un adversaire auquel on prête l'intention de vouloir se doter d'armes qu'il n'a toujours pas. On est dans le règne de l'absurdité la plus totale. Quant aux armes chimiques ou biologiques, l'Irak en a possédé pendant de nombreuses années et en a même fait usage contre les Kurdes, dans le Nord, et contre les troupes iraniennes, dans le cadre de la guerre Iran-Irak. A l'époque, cela n'avait suscité aucune indignation de la part des capitales occidentales. Le matériel nécessaire à cet armement avait d'ailleurs été fourni par des compagnies occidentales, donc au vu et au su des puissances occidentales. Depuis lors, le pays a été soumis à sept années d'inspections des Nations unies qui ont détruit les stocks. A supposer même qu'il resterait quelque chose en Irak, si on tient compte du fait que ce pays n'a pas de vecteurs de projection (de missiles), cela ne saurait constituer une menace pour son environnement et encore moins pour les Etats-Unis qui, eux, comme Israël, détiennent de très importants arsenaux d'armes de destruction massive. Ajoutons que l'argument de l'instauration de la démocratie est lui aussi une farce, puisque la plupart des régimes despotiques arabes de la région sont étroitement liés à Washington.

Dès lors, ci cela est une hypocrisie, quels sont les véritables enjeux de l'administration Bush ?

 G. Achcar- Absolument. Les Etats-Unis, depuis le 11 Septembre, ont commencé à établir la couverture de l'ensemble de la planète par un réseau de bases militaires, d'implantations militaires directes et d'alliances, ou les deux combinées. En prenant prétexte de la guerre d'Afghanistan, ils ont construit des bases militaires au coeur la dernière zone qui relevait encore d'une sorte de véto exercé par Moscou, l'Asie centrale. Ils s'installent dans le bassin de la Caspienne, qui est également une région importante s'agissant des hydrocarbures, mais aussi une région d'importance stratégique considérable puisque située au coeur de la masse continentale qui va de la Russie à la Chine, deux pays considérés comme des rivaux potentiels. Il y a eu également récemment un nouveau round d'élargissement de l'Otan, qui a englobé d'ex-Républiques soviétiques. Si l'on ajoute à cela tout le programme d'interventions militaires que se propose l'administration Bush, on a effectivement aujourd'hui un degré inégalé dans l'expansion militaire des Etats-Unis, qui interviennent déjà militairement aux Philippines, en Colombie, dans la corne de l'Afrique et au Yémen. Ils menacent l'Iran et la Corée-du-Nord, deux pays englobés avec l'Irak dans ce que Bush a appelé "l'axe du Mal". Ils déploient aussi des efforts permanents pour renverser le régime d'Hugo Chavez au Venezuela. Washington, depuis la fin de la guerre froide, s'est donné pour objectif de creuser le fossé militaire qui sépare les Etats-Unis du reste du monde, au point qu'ils réalisent à eux seuls 40 % des dépenses militaires mondiales et s'acheminent vers une situation où ils dépenseront bientôt autant que l'ensemble des autres pays de la planète. Mais cette hyperpuissance n'est pas une toute-puissance. Il y a un talon d'achille, une puissance capable de bloquer cette machine de guerre et de renverser cette dérive militariste, c'est la population étatsunienne. Celle-ci a déjà fait la démonstration, au moment de la guerre du Viêt-nam, de sa capacité à bloquer la machine de guerre, à empêcher les gouvernements étatsuniens d'aller plus loin dans le massacre et à imposer le retrait des troupes du Viêt-nam. Cette mobilisation avait eu pour effet de bloquer, jusqu'à la première guerre du Golfe, la machine de guerre des Etats-Unis, d'en empêcher un usage massif. On peut donc trouver une raison d'espérer dans la façon remarquable dont le mouvement antiguerre s'est développé aux Etats-Unis ces derniers mois. Personne n'imaginait, à peine un an après le 11 Septembre, que le mouvement dépasse en ampleur tout ce que l'on a connu depuis que Washington a renoué avec les opérations militaires de grande envergure. La progression du mouvement antiguerre continue. Elle se combine avec la radicalisation dans la jeunesse qui s'exprime notamment dans le mouvement altermondialiste. Cela dit, vu les délais, il est hautement improbable que l'on puisse empêcher la guerre contre l'Irak. Mais, pour éviter toute démoralisation par ailleurs, il faut aujourd'hui bien se situer dans l'optique de la construction d'un mouvement antiguerre de longue durée, puisque l'on est confrontés à un programme d'interventions militaires de longue durée. Washington a annoncé que la guerre "contre le terrorisme" était destinée à durer plusieurs décennies. Il faut arriver à construire un mouvement pour enrayer cette machine et empêcher que le cours agressif de la politique des Etats-Unis ne continue.



Haut de page

Retour


case postale 120, 1000 Lausanne 20
fax +4121 621 89 88
Pour commander des exemplaires d'archive:

Soutien: ccp 10-25669-5

Si vous avez des commentaires, des réactions,
des sujets ou des articles à proposer: