Irak-Etats-Unis

John Pilger sur Bush, la guerre contre l'Irak et le journalisme

Interview  de John Pilger avec David Barsamian*(novembre 2002)

Le journalisme professionnel aux Etats-Unis, celui des grandes entreprises des médias, prêche ce qu'il appelle «l'objectivité» et blâme ceux qui prennent parti pour les sans-propriété et sans-voix. Les grands médias britanniques, eux, leur laissent au moins quelques petites ouvertures. John Pilger, le journaliste et cinéaste londonien d'origine australienne, est parmi ces exceptions [il écrit dans les plus grands quotidiens britanniques, entre autres dans le Daily Mirror.

«J'ai grandi à Sydney dans une famille très politisée, me raconte Pilger, nous prenions tous le parti de l'opprimé.» Son père était un Wobbly, un membre des Industrial Workers of the World [Les travailleurs industriels du Monde, organisation syndicale qui a marqué, avant la première guerre mondiale, la formation d'un syndicalisme de classe]. Comme George Orwell qu'il admire beaucoup, Pilger s'exprime avec un style très direct. Par exemple, il utilise le terme «impérialisme» et n'hésite pas à y accoler l'adjectif «américain».

Il a été un des principaux orateurs lors de la grande manifestation pour la paix à Londres le 28 septembre dernier qui a réuni entre 150'000 et 350'000 personnes. «Aujourd'hui, un tabou a été brisé. C'est nous les modérés. Bush et Blair sont des extrémistes. Le danger pour nous tous n'est pas à Bagdad mais à Washington.» Et il a félicité les manifestants. «La démocratie, leur a-t-il dit, ce n'est pas un homme obsédé qui utilise le pouvoir des rois pour attaquer un autre pays en notre nom. La démocratie, ce n'est pas se ranger aux côtés de Ariel Sharon, un criminel de guerre, afin de broyer les Palestiniens. La démocratie, c'est ce grand événement d'aujourd'hui qui représente la majorité du peuple de la Grande Bretagne.»

Pour ses reportages, John Pilger a reçu deux fois la plus haute distinction du journalisme britannique. Son dernier livre est The New Rulers of the World (Les nouveaux maîtres du monde), paru en 2002 chez Verso. Ses films documentaires les plus fameux sont Paying the Price: Killing the Children of Iraq (Payer le prix: tuer les enfants d'Iraq), Death of a Nation: East Timor (Mort d'une nation: Timor oriental), The New Rulers of the World (Les nouveaux maîtres du monde) et Palestine Is still the Issue (La Palestine est toujours encore la question). Ces documentaires ont été projetés partout au Royaume-Uni, au Canada, en Australie, et dans beaucoup d'endroits dans le monde, mais rarement aux Etats-Unis. PBS, Public Broadcasting System, la chaîne TV publique des Etats-Unis, qui a apparemment une place illimitée pour des documents animaliers, ne semble pas pouvoir trouver un petit créneau pour un film de Pilger.

«La censure à la TV aux Etats-Unis est telle que des films comme les miens n'ont aucune chance», m'a-t-il dit. Il illustre cela par l'anecdote suivante. Il y a quelques années, PBS a manifesté un intérêt pour un de ses films sur le Cambodge, mais la chaîne se faisait du souci pour le contenu. PBS a donc désigné ce qu'elle a appelé un «adjudicateur journalistique» pour décider si le film méritait d'être montré. Cela semble sorti du ministère de la vérité que Orwell avait imaginé dans son roman 1984. Et l'adjudicateur a adjugé. Le film n'a pas été montré. PBS a également rejeté un autre de ses films sur le Cambodge. Mais la chaîne WNET de New York l'a diffusé. C'est la seule chaîne TV aux Etats-Unis à l'avoir fait. Pour cette seule diffusion, Pilger a reçu un Emmy [prix de journalisme] récompensant la qualité de son film.

J'ai appelé John Pilger chez lui à Londres le 27 septembre pour l'interviewer à la veille de la manifestation contre la guerre.

La guerre contre le terrorisme est-elle une nouvelle version du «fardeau de l'homme blanc» ?

J. Pilger: Les impérialistes européens classiques du XIXème siècle se croyaient littéralement chargés d'une mission. Je ne crois pas que les impérialistes d'aujourd'hui aient le même sens du service public. Ce ne sont que des pirates. Oui, ce sont des fondamentalistes, des fondamentalistes chrétiens, qui paraissent contrôler en ce moment la Maison-Blanche, mais ils sont très différents des gentlemen chrétiens qui dirigeaient l'empire britannique en croyant qu'ils répandaient le bien autour du monde. Ce dont il s'agit aujourd'hui, c'est du pouvoir brut.

Pourquoi dites-vous cela ?

J. Pilger: L'attaque contre l'Irak a été préparée depuis très longtemps. Il ne manquait plus qu'un prétexte. Depuis que George  Bush Senior n'avait pas renversé Saddam Hussein en 1991, l'extrême droite aux Etats-Unis désirait finir le travail. La guerre contre le terrorisme leur en a donné l'occasion. Même si la raison en est tordue et fraudulause, il semble bien qu'ils vont foncer en avant et finir le travail.

Pourquoi Tony Blair est-il un partisan si enthousiaste de la politique des Etats-Unis ?

J. Pilger: Dans ce pays, nous avons un gouvernement très à droite, bien qu'il s'appelle le gouvernement travailliste. Cela a trompé beaucoup de gens, mais ils sont de moins en moins dupes. Le Parti travailliste britannique a toujours eu une «composante atlantique» très forte, servile vis-à-vis de la politique des Etats-Unis, et Blair représente cette aile. Il est visiblement obsédé par l'Irak. Il faut qu'il le soit parce que la majorité écrasante du peuple britannique est opposée à une action militaire. Je n'ai jamais rien connu de tel. Pour vous donner un exemple, le Daily Mirror a sondé ses lecteurs et 90% sont opposés à une attaque contre l'Irak.

Dans l'ensemble, les sondages dans ce pays révèlent que environ 70% de gens sont opposés à la guerre. Blair est en contradiction avec le pays.

Dans votre nouveau livre, vous parlez du groupe autour de Bush qui définit pour l'essentiel la politique de guerre, des gens comme le vice-président Dick Cheney, le secrétaire à la défense Donald Rumsfeld et son adjoint Paul Wolfowitz. Vous décrivez particulièrement Richard Perle, qui avait été secrétaire à la défense adjoint du Pentagone sous Reagan. Vous soulignez sa remarque: «Ceci est la guerre totale.»

J. Pilger: J'avais interviewé Perle quand il bourdonnait autour de l'administration Reagan dans les années 1980 et j'avais été frappé à quel point cet homme était véritablement fanatique. Il proposait alors son idée de la guerre totale. Tout l'extrémisme de Bush vient des années Reagan. C'est pourquoi des gens comme Perle, Wolfowitz et d'autres réfugiés de cette époque sont de nouveau en selle aujourd'hui. Je me suis concentré sur Perle dans le livre parce que j'ai pensé qu'il décrivait plutôt éloquemment les politiques du régime Bush. Le 11 septembre a été pour ces gens, pour cette clique, une providence divine. Ils n'avaient jamais vraiment cru qu'ils auraient un jour la légitimité pour faire ce qu'ils font. Bien sûr, ils n'ont pas vraiment la légitimité parce que la plus grande partie du monde est opposée à ce qu'ils font. Mais ils sont convaincus qu'à défaut d'une véritable légitimité, le 11 septembre leur a procuré aux Etats-Unis une base électorale.

Ils appartiennent aussi à une administration venue au pouvoir dans des circonstances troubles.

J. Pilger: Je ne considère pas que ce groupe a été élu. C'est assez clair que c'est Al Gore qui a remporté plus de voix. Je pense que la description exacte de ce groupe, c'est une ploutocratie militaire. Mais comme j'ai vécu et travaillé aux Etats-Unis, je dois ajouter que je ne veux pas faire une trop grande distinction entre le régime Bush et ses prédécesseurs. Je ne vois pas une grande différence. Clinton a continué de financer la guerre des étoiles. Il a présenté au Congrès le plus grand budget militaire de l'histoire. Il a bombardé l'Irak de manière régulière. Il a maintenu en place les sanctions barbares. Il a vraiment joué son rôle. Le gang Bush n'a fait que pousser les choses un peu plus loin.

Si l'on en juge par le discours, il semble que les principaux dirigeants de l'administration Bush sont beaucoup plus belliqueux. Ils ne prennent pas de gants. Ils emploient un langage extrême: «Ou vous êtes avec nous ou vous êtes avec les terroristes.»

J. Pilger: Il faut leur être reconnaissants car ils ont révélé clairement aux gens à quel point ils sont dangereux. Auparavant Clinton pouvait persuader beaucoup de gens qu'il était vraiment un type civilisé et que son administration avait à cœur les meilleurs intérêts de l'humanité. Aujourd'hui, nous ne sommes plus obligés d'avaler toutes ces conneries. C'est très clair que l'administration Bush échappe à tout contrôle. Elle contient certaines personnes véritablement dangereuses.

Quel jugement portez-vous sur la politique des Etats-Unis à l'égard d'Israël ?

J. Pilger: Israël est le chien de garde américain au Proche-Orient et c'est pourquoi les Palestiniens sont toujours encore victimes d'une des occupations militaires les plus longues. Ils n'ont pas de pétrole. S'ils étaient les Saoudiens, ils n'en seraient pas là aujourd'hui. Mais les Palestiniens sont dans la position de pouvoir bouleverser l'ordre impérial au Moyen Orient. Assurément, tant qu'il n'y aura pas de justice pour les Palestiniens, il n'y aura jamais aucune espèce de stabilité au Moyen-Orient. Je suis tout à fait convaincu de cela. Israël est le représentant des Etats-Unis dans cette partie du monde. Sa politique est tellement intégrée à celle des Etats-Unis qu'ils emploient le même langage. Si vous lisez les déclarations de Sharon et celles de Bush, elles sont virtuellement identiques.

Vous écrivez pour le «Daily Mirror», le «tabloïde» britannique qui diffuse à plus de deux millions d'exemplaires. Comment avez-vous obtenu ce travail ?

J. Pilger: J'avais écrit pour le Daily Mirror durant vingt ans. J'y étais entré en 1960 quand j'étais arrivé d'Australie. Vous n'avez pas véritablement aux Etats-Unis quelque chose comme le Daily Mirror, tel qu'il était et tel qu'il essaie d'être à nouveau. Le Daily Mirror est le tabloïde qui penche à gauche. En fait, c'est un partisan traditionnel du Parti travailliste dans ce pays. Je suppose que sa ligne politique est centre gauche. A l'époque où j'y avais travaillé, il était très audacieux politiquement. Il publiait des articles sur plusieurs régions du monde du point de vue des victimes des guerres. J'ai couvert le Vietnam pour lui durant de nombreuses années. A l'époque, le Daily Mirror jouait un rôle politique central au Royaume-Uni. Puis il est tombé dans une longue période plutôt terrible, essayant de copier son rival The Sun qui appartient à Rupert Murdoch. Et il est devenu juste un tabloïde ordurier.

Depuis le 11 septembre, le Daily Mirror a cherché à retrouver ses racines et a semble-t-il décidé d'être à nouveau un peu ce qu'il avait été. J'ai reçu un téléphone me demandant si j'accepterais d'écrire à nouveau pour lui et j'ai accepté. C'est pour moi un plaisir de faire cela. C'est devenu un antidote important aux médias qui appuient dans l'ensemble l'establishment, et dont certains sont de droite d'une manière rageuse. Le Mirror sort du rang et c'est une bonne nouvelle.

Dans un de vos articles du «Daily Mirror», vous avez appelé les Etats-Unis «le principal Etat voyou du monde». Cela vous a valu la colère du «Washington Times», qui appartient à la secte de Moon. Ils ont appelé votre journal «un tabloïde strident lu par les hooligans du foot». Votre concitoyen australien Rupert Murdoch, le propriétaire du «New York Post», a appelé le «Daily Mirror» «un tabloïde de Londres qui aime les terroristes».

J. Pilger: Je dois faire une correction. Murdoch n'est pas mon concitoyen australien. C'est un Américain.

Mais il est né en Australie.

J. Pilger: Non, il est américain. Il a renoncé à sa nationalité australienne pour pouvoir acheter des chaînes de télévision aux Etats-Unis, ce qui est symptomatique de la manière dont il opère. Tout est à vendre, même son acte de naissance. Le Daily Mirror n'est pas lu par des hooligans du foot. Il est lu par des gens normaux de ce pays. Un tel commentaire est tout simplement méprisant. Mais je ne peux vraiment que me sentir flatté d'être critiqué d'un même mouvement par les Moonies et par Murdoch.

Dans son essai intitulé «Politics and the English Language» (La politique et la langue anglaise) George Orwell montre l'importance centrale de la langue pour formuler et nourrir le débat. Il critiquait particulièrement l'emploi des euphémismes et du passif. Ainsi nous avons droit aujourd'hui aux «dommages collatéraux», au «libre échange» et «au terrain de jeu mis à niveau», ainsi qu'à des constructions de phrase comme «les villages ont été bombardés» ou «des civils afghans ont été tués». Vous comparez la rhétorique de la guerre contre le terrorisme à la sorte de langue que Orwell critiquait.

J. Pilger: Orwell est presque notre pierre de touche. Certains de ses écrits satiriques ressemblent aujourd'hui à la réalité. Quand vous voyez quelqu'un comme Dick Cheney qui parle de «la guerre sans fin» ou d'une guerre qui pourrait durer cinquante ans, il pourrait être Big Brother. Voyez Bush qui n'en finit plus de parler des forces du mal. Qui sont les représentants du mal ? Dans le roman d'Orwell 1984, le mal s'appelait Goldstein. Orwell écrivait une lugubre parodie. Mais ces gens qui gouvernent les Etats-Unis pensent ce qu'ils disent. Si j'étais enseignant, je recommanderais à tous mes étudiants de se dépêcher de lire la plupart des livres d'Orwell, particulièrement 1984 et La ferme des animaux, parce qu'alors ils commenceraient à comprendre le monde dans lequel nous vivons.

Et l'emploi du mode passif ?

J. Pilger: Employer le passif est toujours très pratique. Voyez-vous, une grande partie de cet anglais de la propagande vient de là. L'establishment britannique a toujours utilisé le passif. Ce fut une arme de discours afin que ceux qui dans l'ancien empire commettaient des actes terribles ne puissent pas être identifiés. Voyez comment aujourd'hui l'establishment britannique utilise le «nous royal», par exemple pour dire «nous pensons que». On entend beaucoup cela ces temps. Cela suggère de manière erronée que nous sommes inclus parmi ceux qui décident de bombarder des pays, de dévaster des économies, de participer à des actes de piraterie internationale.

Qu'est-ce qui ne va pas dans le journalisme aujourd'hui ?

J. Pilger: Un grand nombre de journalistes ne sont aujourd'hui plus que des porte-parole, des transmetteurs de ce que Orwell appelait la vérité officielle. Ils codent simplement des mensonges et les diffusent. Cela me fait vraiment mal que tant de mes collègues journalistes puissent être pareillement manipulés qu'ils en deviennent en réalité ce que les Français appellent des fonctionnaires et non plus des journalistes.

Beaucoup de journalistes se mettent fortement sur la défensive si vous suggérez qu'ils puissent être autre chose qu'impartiaux et objectifs. Le problème avec les mots que sont «impartialité» et «objectivité», c'est qu'ils ont perdu le sens que leur donne le dictionnaire. Ils ont été détournés. Aujourd'hui  «impartialité» et «objectivité» désignent le point de vue de l'establishment. Chaque fois qu'un journaliste me dit «Oh, vous ne comprenez pas, je suis impartial, je suis objectif», je sais ce qu'il dit. Je décode immédiatement. Il veut dire qu'il se fait le porte-parole de la vérité officielle. Presque toujours. Sa protestation signifie qu'il défend un point de vue consensuel de l'establishment. C'est intériorisé. Les journalistes ne s'assoient pas pour penser «je vais maintenant parler pour l'establishment». Bien sûr que non. Mais ils intériorisent tout un système de postulats dont l'un des plus forts est que le monde devrait être considéré en termes de son utilité pour l'Occident, et non pour l'Humanité. Cela conduit les journalistes à faire une distinction entre les gens qui comptent et ceux qui ne comptent pas. Les gens qui sont morts dans ce terrible crime des deux tours de New York comptent. Les gens qui sont morts bombardés dans leurs villages poussiéreux de l'Afghanistan, eux, ne comptent pas, même s'il semble bien que leur nombre a été plus grand. Les gens qui vont mourir en Irak ne comptent pas. On a réussi à démoniser l'Irak comme si chacun qui vit là-bas était Saddam Hussein en personne. Tandis que se prépare cette attaque contre l'Irak, les journalistes ont presque universellement exclu la perspective de morts civils et ne veulent pas voir le nombre de gens qui vont mourir, car ces gens ne comptent pas.

Les choses ne commenceront à changer que si les journalistes comprennent le rôle qu'ils jouent dans cette propagande, seulement s'ils réalisent qu'ils ne peuvent pas être tout à la fois des journalistes indépendants honnêtes et des agents du pouvoir.

*David Barsamian est le directeur de la Radio alternative de Boulder dans le Colorado. Il est l'auteur de "The Decline and Fall of Public Broadcasting"(Le déclin et la chute de la radio/TV publique) paru chez South End Press. Cet interview a été transcrit dans The Progressive, Etats-Unis.


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