Irak-Etats-Unis Israël, l'Irak et les Etats-Unis Edward Said* * Cet article a été publié dans «Al-Ahram Weekly» (Egypte),10 octobre 2002. De nombreuses régions du Liban furent pilonnées par les bombardiers israéliens, le 4 juin 1982. Deux jours plus tard, l'armée israélienne envahissait ce pays, après avoir violé sa frontière méridionale. Menahem Begin était alors premier ministre, Ariel Sharon son ministre de la Défense. La raison directement invoquée pour cette invasion était la tentative d'assassinat de l'ambassadeur d'Israël à Londres. Déjà à l'époque, comme actuellement, Begin et Sharon incriminèrent «l'organisation terroriste» qu'était selon eux l'OLP (Organisation de libération de la Palestine), pour cet assassinat. En fait, les forces de l'OLP au Sud-Liban observaient avec scrupule, depuis au moins un an, un cessez-le-feu complet, lorsque Israël prit la décision d'envahir son voisin, le Liban. Quelques jours plus tard, le 13 juin 1982 pour être exact, Beyrouth était assiégé, en dépit du fait qu'au début de l'incursion israélienne, les porte-parole du gouvernement avaient informé que leur objectif était d'atteindre la rivière Awwali, qui coule à seulement trente-cinq kilomètres au nord de la frontière israélo-libanaise. Par la suite, il allait devenir flagrant pour tout le monde que le dessein de Sharon était de liquider Yasser Arafat, en bombardant tout dans le périmètre où le dirigeant palestinien, qui semblait le défier, pouvait, peut-être, se trouver. Au siège de Beyrouth, les Israéliens décidèrent d'ajouter le blocus de l'acheminement de toute aide humanitaire; de supprimer l'approvisionnement en eau et en électricité et de bombarder, de façon continue, la capitale libanaise. Il s'ensuivit la destruction de centaines d'immeubles. Si bien qu'à la fin août, à l'approche de la levée du siège de Beyrouth, ce sont quelque 18000 Palestiniens et Libanais qui avaient été tués dans ces bombardements. Des civils, dans leur écrasante majorité. De puis le printemps 1975, le Liban était déchiré par une guerre civile atroce. Bien qu'Israël, avant 1982, eût déjà une fois envoyé son armée au Liban cela n'empêchait pas les milices libanaises chrétiennes de droite de rechercher une alliance avec l'envahisseur. Disposant de leur place forte de Beyrouth Ouest, ces milices coopérèrent étroitement avec l'armée de Sharon au cours du siège. Le siège de Beyrouth se termina, le 12 août, avec des bombardements terrifiants, aveugles, Il fut, comme on le sait, de suite suivi des massacres dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila. L'allié principal d'Israël était Bashir Gemayyel, le chef du Parti Phalangiste, élu président du Liban par le parlement, le 23 août. Gemayel haïssait, au fond de son être, les Palestiniens qui avaient commis l'impardonnable erreur de choisir un camp dans la guerre civile libanaise. Ils s'étaient rangés aux côtés du Mouvement National Libanais, une coalition hétéroclite, constituée de partis arabes de gauche et nationalistes. Elle incluait le Amal, force qui prélude au mouvement chiite Hezbollah. Ce dernier allait jouer un rôle important dans le refoulement de l'armée israélienne du Sud Liban, en mai 2000. Confronté à la perspective d'être directement contrôlé par Israël ' après que l'armée de Sharon eut en fait assuré son élection par la force des baïonnettes ' Gemayyel semble avoir hésité. Il fut assassiné le 14 septembre 1982. Deux jours plus tard, les massacres commençaient, dans les camps, à l'intérieur d'un cordon de sécurité mis en place par l'armée israélienne de sorte à ce que les extrémistes chrétiens de droite partisans de feu Bashir Gemayyel, avides de vengeance, puissent mener à bien leur effroyable tâche sans être ni freinés, ni gênés. Sous la supervision onusienne ' et aussi, faut-il le préciser, américaine ' les troupes françaises avaient fait leur entrée à Beyrouth, en août. Des forces des Etats-Unis et d'autres pays européens allaient les rejoindre un peu plus tard, bien que les combattants de l'OLP eussent commencé à évacuer le Liban dès le 21. Le 1er septembre, cette évacuation était terminée. Arafat, accompagné d'une petite cohorte de conseillers et de soldats, furent installés à Tunis. Pendant ce temps, la guerre civile libanaise continuait. Elle se poursuivit jusqu'en 1990, année où un accord fut passé à Taef (Arabie saoudite). Il restaurait plus ou moins l'ancien système d' «équilibre» confessionnel, lequel est encore en vigueur aujourd'hui. A la mi-1994, Arafat ' toujours à la tête de l'OLP ' et certains de ces mêmes conseillers et combattants, étaient en mesure de faire leur entrée triomphale à Gaza, dans le cadre des soi-disant accords d'Oslo. Un peu plus tôt, cette même année, Sharon aurait déclaré regretter de ne pas avoir pu liquider Arafat à Beyrouth. Ce n'est pas faute d'avoir essayé, remarquez bien, puisque des dizaines d'abris et de QG où Arafat aurait pu se trouver avaient été détruits, au prix d'un nombre énorme de pertes humaines. Selon moi, l'année 1982 a convaincu la population arabe que non seulement Israël était capable d'utiliser les armes les plus sophistiquées (avions, missiles, tanks et hélicoptères) pour attaquer des civils, mais aussi que ni les Etats-Unis ni les autres gouvernements arabes ne lèveraient le petit doigt afin de mettre un terme à ces pratiques, même si elles allaient jusqu'à prendre pour cible des dirigeants et des capitales arabes1. Ainsi s'acheva la première tentative de l'époque contemporaine, à échelle réelle, d'un Etat souverain du Moyen-Orient de changer militairement le régime d'un autre Etat souverain. J'évoque cela car cet exemple peut servir d'arrière-fond, un peu confus à ce qui est en train de se mettre en place actuellement. Sharon, on ne le sait que trop bien, est aujourd'hui premier ministre d'Israël' Ses forces armées et sa machine de propagande sont, une nouvelle fois, en train d'assiéger et de déshumaniser Arafat et les Palestiniens, en les présentant comme des «terroristes». Il faut rappeler que le mot «terrorisme» a commencé à être utilisé systématiquement par Israël, pour décrire tout acte de résistance de la part des Palestiniens, dès le milieu des années 1970. Depuis lors, cela a été en permanence de règle, notamment durant la première Intifada, entre 1987 et 1993. A cette occasion, fut éliminé tout distinguo entre la résistance et le terrorisme à l'état pur. C'est ainsi qu'Israël réussit effectivement à dépolitiser les raisons de la lutte armée. Durant les années 1950 et 1960, Ariel Sharon fit ses preuves ' si l'expression convient ', à la tête de la sinistre Unité 101. Elle tua force civils arabes et rasa leurs maisons avec l'approbation de Ben Gourion. Il fut en charge de la pacification de Gaza en 1970-1971. Aucun de ces faits de guerre, pas même la campagne dramatique de 1982, ne permit aux Israéliens de se débarrasser du peuple palestinien, ni de changer la géographie ou le régime par le recours à la force armée; ils ne purent pas le faire de façon assez forte de pour assurer une victoire israélienne complète. La principale différence, entre 1982 et 2002, réside en ceci: les Palestiniens, actuellement victimes et assiégés, le sont sur les territoires palestiniens qui avaient été occupés en 1967 et sur lesquels ils étaient demeurés malgré les effets désastreux de l'occupation, de la destruction de l'économie et de l'ensemble de l'infrastructure indispensable à une vie collective. La principale ressemblance, évidemment, consiste dans la disproportion entre les moyens utilisés par Israël à cette fin, à savoir les centaines de tanks et de bulldozers utilisés à l'intérieur des villes et des villages, comme à Jénine, à l'intérieur même des camps de réfugiés, comme à Jénine et à Deheisheh, afin de tuer, de piller et détruire, d'empêcher les secours d'urgence porter secours, de couper l'eau et l'électricité, etc. Tout cela, avec le soutien et l'approbation des Etats-Unis, dont le président est allé aussi loin qu'on pouvait aller; il est arrivé à qualifier Sharon d' «homme de paix», au plus fort des tueries, en mars et avril 2002. Le fait que la soldatesque a détruit jusqu'au dernier ordinateur, emportant les fichiers et les disques durs du Bureau Central Palestinien des Statistiques, des Ministères de l'éducation, des Finances, de la Santé, des centres culturels, vandalisant les bureaux et les bibliothèques, le tout afin de ramener à l'ère prémoderne la vie sociale des Palestiniens est significatif des desseins de Sharon d'aller beaucoup plus loin que «l'éradication du terrorisme». Je ne veux pas réitérer une fois de plus mes critiques sur les tactiques d'Arafat ou les échecs de son régime pitoyable durant les négociations d'Oslo et la suite. Je l'ai fait, longuement, ici (dans Al-Arham) et dans d'autres publications. De plus, alors que j'écris ces lignes, le pauvre homme s'accroche, littéralement, à la vie par les dents. Son quartier général de Ramallah est mis en pièces; il est toujours assiégé, Sharon fait absolument tout ce qui est possible et imaginable pour l'humilier. Il s'arrête juste sur la ligne jaune, pour ne pas le tuer. Le sujet qui me préoccupe est cette idée de changement de régime. Elle semble tellement fasciner certains individus, certaines idéologues et certaines institutions, tous tellement plus puissants que les adversaires qu'ils veulent évincer. Quelle sorte de pensée peut fonder, de façon aussi aisée, la perspective selon laquelle grande puissance militaire détiendrait, en quelque sorte, un droit de propriété intellectuelle, un brevet, lui permettant d'imposer des changements sociaux et politiques à une échelle encore jamais imaginée? Et elle pourrait procéder à ces changements sans le moins du monde une préoccupation pour les énormes dégâts ' sur aire très grande ' que ces changements ne peuvent que provoquer? Comment le fait de n'encourir presque aucun risque de subir des pertes stimule-t-il toujours et encore plus de fantasmes de «frappes chirurgicales», de «guerre propre», de «champs de bataille high-tech», de bouleversement total de la carte d'une région du monde, «d'instauration de la démocratie»..., le tout donnant libre cours à des folies de suprématie, à de «remise des compteurs à zéro» et au projet de s'assurer le contrôle final de tout ce qui possède une importance pour «notre» camp ? Au cours de la présente campagne américaine pour le changement de régime en Irak, c'est le peuple irakien qui a disparu de notre perception, alors que son immense majorité a payé un prix exorbitant en termes de pauvreté, de malnutrition et de maladie, à la suite d'une décennie de sanctions. Cela est tout à fait cohérent avec la politique moyenne orientale des Etats-Unis, basée qu'elle est sur deux puissants murs de soutènement: la sécurité d'Israël et des approvisionnements massifs en pétrole à bon marché. Rien d'une réalité complexe n'existe pour les stratèges américains et israéliens: celle de la mosaïque complexe des traditions, des religions, des cultures, des ethnies et des histoires qui font le monde arabe ' tout particulièrement en Irak ' malgré l'existence d'Etats-nations soumis à des dirigeants despotiques grotesques. Ainsi, malgré son histoire ancestrale ' cinq millénaires ' l'Irak est considéré actuellement soit comme une «menace» pour ses voisins ' ce qui, dans sa situation de débilité profonde et d'encerclement est une absurdité grossière ' ,soit comme une «menace» pour la liberté et la sécurité des Etats-Unis, ce qui relève encore plus de l'absurde. Je ne vais même pas prendre soin de rappeler mes condamnations de Saddam Hussein. C'est un personnage effrayant. Sous tous les points de vue, j'affirme une donnée à une valeur constante: il mérite d'être écarté du pouvoir et puni. La plus sérieuse des diverses raisons qui le justifie c'est qu'il représente un danger pour son propre peuple. Reste que, depuis la première guerre du Golfe ' soit la guerre entre l'irak et l'Iran (1980-1988) ' l'image de l'Irak qui correspondait à la réalité d'un grand pays arabe, prospère et bien différent des autres a disparu. L'image de l'Irak qui a été diffusée, tant dans les médias que dans le discours politique, est celle d'un pays désert peuplé de gangs-clans brutaux, menés d'une main de fer par Saddam. Cette déchéance de l'Irak a abouti, de nos jours, par exemple, à ruiner presque totalement le secteur de l'édition arabe, alors que l'Irak comptait le plus grand nombre de lecteurs du monde arabe, qu'il était l'un des rares pays arabes à compter une classe moyenne aussi nombreuse, bien formée et compétente, aussi nombreuse. L'Irak possédait du pétrole, de l'eau et des terres très fertiles. L'Irak, depuis toujours, a été le centre culturel du monde arabe. L'empire abbasside, avec sa littérature, sa philosophie, son architecture, ses sciences et sa médecine, apporta une contribution irakienne essentielle à la culture arabe, dont il représente l'une des bases essentielles. Ainsi, pour les autres Arabes, la plaie saignante de la souffrance irakienne est , à l'instar de la déroute palestinienne, une source de tristesse continuelle, aussi bien pour les Arabes que, par ailleurs, pour les musulmans. Sur tout cela: silence radio. Les gigantesques réserves pétrolières de l'Irak, en revanche, sont souvent évoquées. Puis l'on suggère que si «nous» nous emparions des réserves pétrolières de Saddam et que «nous» en conservions le contrôle, «nous» serions moins dépendants du pétrole saoudien. Cela est plus rarement évoqué. Pourtant c'est un des éléments fondamentaux des nombreux débats qui agitent le Congrès américain et les médias. Il est primordial de rappeler que l'Irak dispose des plus importantes réserves pétrolières du monde, après l'Arabie saoudite, et que les quelque 1,1 million de milliards de dollars de pétrole dont l'Irak dispose ' et dont une grande partie a déjà été promise à la Russie, à la France et à quelques autres pays par Saddam ' représentent l'objectif fondamental de la stratégie américaine. C'est un argument de poids que le Congrès National Irakien (c'est-à-dire l'opposition placée sous la direction des Etats-Unis-réd) a sans cesse utilisé comme moyen de chantage vis-à-vis des consommateurs de pétrole autres qu'américains2. Une bonne partie des marchandages entre Poutine et Bush porte sur la part que les compagnies pétrolières américaines sont prêtes à promettre à la Russie. Cela rappelle étrangement les trois milliards de dollars proposés à la Russie par Bush Père. Les deux Bush (Dady et Baby) sont des businessmen du pétrole; il faut l'avoir à la mémoire. Ils se préoccupent beaucoup plus de ce genre de comptabilité (dans un style de marchands de tapis) que des arcanes de la politique moyen-orientale. Ainsi, dévaster à nouveau l'infrastructure irakienne difficilement reconstruite ne les ferait pas hésiter une seconde. La première étape dans la déshumanisation de l'Autre haï consiste à encapsuler son existence dans quelques phrases toutes faites, dans quelques clichés et dans quelques concepts rabâchés avec insistance. Cela rend beaucoup plus facile d'écraser l'ennemi sous les bombes sans remords. Après le 11 septembre, cela a été très facile à faire, pour Israël et les Etats-Unis, vis-à-vis respectivement des Palestiniens et des Irakiens (je parle ici, bien entendu, des peuples). Ce qu'il faut souligner ici c'est que, dans une très large mesure, cette même politique, d'une même sévérité, avec une, deux ou trois phases de gravité accrue, est prônée principalement par les mêmes sempiternels Américains et Israéliens. Jason Vest dans l'hebdomadaire The Nation[hebdomadaire critique américain ' réd.] du 2 septembre 2002, a indiqué que des hommes venus du JINSA (Jewish Institute for National Security of America), officine fort à droite, et du Centre pour la Politique de Sécurité (Center for Security Policy) sont très présents dans les services du Pentagone et du Département d'Etat, y compris celui que dirige Richard Perle (nommé par Wolfowitz et Rumsfeld). La sécurité israélienne et la sécurité américaine sont mises sur un même pied. Le JINSA consacre «l'essentiel de son budget à emmener en ballade des escouades de généraux et d'amiraux américains à la retraite en Israël». A leur retour, ils écrivent des tribunes dans la presse. Ils montrent à la télé, en faisant généralement de la surenchère sur les positions les plus dures du Likoud. Dans son numéro du 23 août dernier, l'hebdomadaire Time Magazinea publié un article sur le Pentagon's Defense Policy Board. La plupart de ses membres sont issus du JINSA et du CSP. Très judicieusement, cet article était titré:«Voyage à l'intérieur du Conseil de la Guerre Secrète». De son côté, Sharon passe son temps à répéter, comme un disque rayé, que sa campagne contre le terrorisme palestinien est identique à la guerre américaine contre le terrorisme en général, et, en particulier, contre Oussama Ben Laden, avec son organisation, Al-Qaida. Ceux-ci, clame Sharon, appartiennent à une unique Internationale Terroriste qui englobe de nombreux musulmans à travers toute l'Asie, l'Afrique, l'Europe et l'Amérique du Nord, même si l'axe du Mal de Bush semble être concentré, pour l'instant, en Irak, en Iran et en Corée du Nord. Actuellement, les pays où l'on relève une forme ou une autre de présence militaire américaine sont au nombre de 132. Tous ces pays ont, sous une forme ou une autre, un lien avec la guerre contre le terrorisme, qui reste un concept indéfini et vague. Cela permet d'exciter plus aisément l'enthousiasme patriotique et les peurs irrationnelles ' et donc de susciter un plus grand soutien à une action militaire ' sur le front interne de ces pays, où les choses vont généralement de mal en pis. Toute parcelle d'une quelconque envergure en Cisjordanie et dans la bande de Gaza est occupée par les troupes israéliennes. Elles y tuent et/ou emprisonnent des Palestiniens de manière routinière au prétexte qu'ils sont «suspectés» d'être des terroristes ou des activistes. De même, leurs domiciles et leurs échoppes sont très souvent démolis sous le prétexte qu'ils abriteraient des ateliers clandestins de fabrication de bombes, des cellules terroristes et des lieux où les activistes sont censés se réunir et se concerter entre eux. Aucune preuve n'est jamais offerte pour soutenir ces accusations, pas plus d'ailleurs qu'il n'en est exigé de la part de ces journalistes qui admettent, sans rechigner, la version unilatérale d'Israël. Un immense voile fait de mystifications et d'abstractions a été jeté sur l'ensemble du monde arabe par cette entreprise de déshumanisation systématique. Ce que l''il et l'oreille des «opinions publiques» perçoivent, ce sont les termes de terreur, de fanatisme, de violence, de haine de la liberté, d'insécurité et ' c'est nouveau: sa sortie est récente ' d'armes de destruction massive. Certes, il ne convient pas de les dénicher là où nous savons tous qu'elles se trouvent sans être jamais recherchées ni inspectées (en Israël, au Pakistan, en Inde et bien entendu aux Etats-Unis, entre autres), mais dans les espaces susceptibles d'héberger les partisans putatifs du terrorisme, comme par exemple: aux mains de Saddam ; ou d'un gang fanatique, etc. Un motif se répète à l'infini, sur ce voile: la haine(supposée) des Arabes envers Israël et les juifs, qui n'a d'autre raison que le fait qu'ils haïssent l'Amérique aussi' A cause de ses ressources économiques et humaines, l'Irak est virtuellement l'ennemi le plus redoutable, pour Israël. De même, les Palestiniens qui tiennent tête à l'hégémonie et à l'occupation totale de leur territoire par Israël sont considérés comme des ennemis redoutables. Les Israéliens de droite, tel Sharon, qui incarnent l'idéologie du Grand Israël, revendiquant l'ensemble de la Palestine historique pour en faire un foyer national juif, ont remarquablement réussi à imposer leur vision de la région comme celle dominante au sein des partisans d'Israël aux Etats-Unis. Un commentaire d'Uzi Landau, ministre israélien de la sécurité militaire intérieure (et membre du Likoud), sur la chaîne US TV, cet été, fut de dire que tout ce bla-bla-bla à propos de l' «occupation» n'avait strictement pas de sens. «Nous sommes un peuple qui est en train de rentrer chez lui. Voilà tout», asséna-t-il, entre autres. M. Zuckerman, le présentateur de l'émission, ne prit pas la peine de chercher à en savoir plus sur cette étonnante théorie. Est-ce dû au fait que Zuckerman possède le US News and World Report[hebdomadaire important aux Etats-Unis] et assume le secrétariat du Conseil des Président des Grandes Organisations Juives (des Etats-Unis). Allez savoir' Le journaliste israélien Alex Fishman qualifiait dans le quotidien Yediot Ahronot, du 6 septembre 2002, d' «idées révolutionnaires»celles: de Condoleezza Rice (Condy pour les intimes), de Rumsfeld (Rummy pour les intimes, lui qui fait toujours référence, depuis quelque temps, aux territoires «soi-disant» occupés), de Cheney, de Paul Wolfowitz, de Douglas Feith et autre Richard Perle (qui s'illustra, dernièrement, en commissionnant la fameuse étude de l'institut américain Rand qui détermina que l'Arabie saoudite était un ennemi des Etats-Unis et l'Egypte la proie facile pour l'Amérique dans le monde arabe). Ces «idées révolutionnaires», selon Fishman, sont «terriblement belliqueuses, car prônant le changement des régimes politiques dans la quasi totalité des pays arabes». Fishman cite les propos de Sharon, selon qui ce groupe de responsables politiques ' liés pour la plupart au JINSA et au CCP, et reliés à cette succursale de l'AIPAC [American Israel Public Affairs Committee, l'organisation qui a le plus d'impact sur les relations entre les Etats-Unis et Israël, selon qu'elle dit sur la première page de son site] qu'est le Washington Institute of Near East Affairs ' a un ascendant total sur la pensée de Bush (si le mot «pensée», s'agissant de lui, n'est pas exagéré). A ce propos, Sharon déclarait: «A côté de nos amis américains , Effi Eitam (l'un des membres les plus extrémistes sans vergogne du cabinet israélien) semble une vraie colombe.» L'autre aspect ' plus préoccupant ' de cette situation est la proposition selon laquelle si «nous» ne mettons pas un terme au terrorisme, nous serons détruits. C'est là, désormais, le noyau dur de la stratégie sécuritaire des Etats-Unis, régulièrement annoncée à grands roulements de tambour au cours d'entretiens et de débats télévisés par Rice, Rumsfeld et Bush lui-même. La présentation formalisée de cette vision est apparue, récemment, dans un document officiel qui doit servir de manifeste général pour l'ensemble de la nouvelle politique étrangère, post-guerre froide, de l'administration américaine. Ce document est intitulé: «National Security Strategy of the United States». L'hypothèse de travail retenue est que nous vivons dans un monde exceptionnellement dangereux, dans lequel agit un réseau d'ennemis qui existe bel et bien.Ce réseau possède des usines, des bureaux, un nombre indéfini de membres. Son existence est totalement vouée à «nous» détruire, à moins que nous ne les abattions les premiers. Voilà ce qui constitue le cadre de la guerre contre le terrorisme et, de fait, contre Irak, lui conférant sa légitimité ' guerre que le Congrès [a déjà approuvé ' réd] et l'Assemblée Générale de l'ONU seront très bientôt invités à approuver. Certes, des individus et des groupes fanatiques existent. Ils sont généralement partisans de frapper, d'une manière ou d'une autre, Israël ou les Etats-Unis, ou les deux. A l'inverse, Israël et les Etats-Unis sont très largement perçus dans le monde arabe et dans le monde musulman comme ayant été les premiers à avoir créé ces extrémistes prétendument jihadistes, dont Oussama Ben Laden est le plus célèbre représentant. De plus, ces deux gouvernements se moquent éperdument de la légalité internationale et des résolutions de l'ONU dans la poursuite de leurs politiques hostiles et destructrices à l'intérieur de ces deux régions du monde. Depuis le Caire, David Hirst écrit, dans un éditorial du [quotidien britannique] Guardian, que même les Arabes opposés à leurs propres régimes despotiques «verraient dans l'attaque américaine (éventuelle) contre l'Irak un acte d'agression visant non seulement l'Irak, mais l'ensemble du monde arabe; ce qui rendra cette agression intolérable au plus haut point est qu'elle sera perpétrée pour le compte d'Israël, bien que ce pays détienne un formidable arsenal d'armes de destruction massive sans que cela fasse problème, alors qu'une telle détention incarne les tréfonds de l'abomination lorsqu'il s'agit d'autres pays ' suivez mon regard.»(06.09.2002). J'affirme par ailleurs qu'il existe également une histoire palestinienne spécifique et qu'au moins depuis environ l'année 1985, il existe une volonté de faire la paix avec Israël qui contraste fortement avec la menace terroriste récente représentée par Al-Qaida ou la menace douteuse prétendument incarnée par Saddam Hussein. Ce dernier est certes un homme épouvantable, mais qui est très peu susceptible de mener une guerre intercontinentale. Il est, assez rarement admis par la Maison Blanche que Saddam puisse représenter une menace pour Israël. Néanmoins, cela semble pourtant représenter son plus lourd péché. Aucun des pays voisins ne perçoit Saddam comme un danger. Les Palestiniens et l'Irak sont mis dans le même panier ' de la manière insidieuse et à peine perceptible, de la manière décrite ici ' afin de créer une «menace» factice que les médias remettent de temps à autre à la une. La plupart des articles sur les Palestiniens, publiés dans des publications à très large diffusion, influentes et bien pensantes, telles The New Yorkeret The New York Timeshebdomadaires présentent les Palestiniens sous les traits de fabricants de bombes, de collaborateurs, de terroristes suicidaires. Point à la ligne. Aucune de ces respectables publications n'a jamais publié une seule version des faits vue du côté arabe, depuis le 11 septembre. Aucune. Aussi, lorsque des francs-tireurs de l'administration américaine comme un Dennis Ross (chargé de représenter Clinton aux négociations d'Oslo, tant avant qu'après qu'il fut avéré qu'il jouait dans cette fonction le rôle d'un agent à plein temps du lobby israélien) ne cesse de répéter que les Palestiniens ont dédaigné une offre généreuse qu'Israël leur aurait faite à Camp David, il déforme de manière grossière la réalité. Comme l'ont démontré de multiples sources faisant autorité, Israël n'a fait que concéder des parcelles du territoire palestinien sans continuité territoriale entre elles, avec des postes de sécurité et des colonies les encerclant toutes, sans exception et sans qu'il n'y ait une seule frontière commune entre la Palestine et l'un quelconque des pays arabes voisins (en l'occurrence: l'Egypte, au sud et la Jordanie, à l'est). Comment des termes tels qu'«offre» et «généreuse» ont-ils bien pu finir par être employés pour parler d'un territoire détenu illégalement par une puissance occupante, en contravention du droit international et des résolutions de l'ONU; personne ne s'est donné la peine de poser la question?' Mais étant donné le pouvoir dont dispose les médias de répéter, re-répéter et de re-re-répéter de simples assertions, s'ajoutant aux efforts inlassables du lobby israélien répétant sans cesse la même idée ' Dennis Ross lui-même s'est particulièrement distingué dans son rabâchage, comme un perroquet, de cette contrevérité ' qu'il est maintenant devenu une quasi pétition de principe que les Palestiniens, entre «la paix et la terreur», ont choisi «la terreur! Le Hamas et le Djihad islamique ne sont pas perçus comme des composantes (peut-être mal inspirées, c'est une autre question) de la lutte palestinienne visant à se débarrasser de l'occupation israélienne, mais comme des parties constituantes du désir partagé par tous les Palestiniens de terroriser, de menacer et de représenter véritablement une menace. Comme l'Irak' Avec l'affirmation toute nouvelle et tout à fait improbable que l'Irak, pays éminemment laïc, a donné refuge et a entraîné l'organisation Al-Qaida, qui se caractérise par une théocratisme dément, le sort de Saddam semble d'ores et déjà scellé. Le consensus gouvernemental dominant (bien que contesté) aux Etats-Unis consiste à dire qu'étant donné que les inspecteurs de l'ONU ne peuvent vérifier ni les armes de destruction massive dont Saddam dispose, ni celles qu'il a éventuellement cachées ou qu'il est peut-être encore en train de fabriquer, il faut absolument l'attaquer et le renverser. Le seul intérêt d'en passer par l'ONU pour ce faire, du point de vue de Washington, consiste en la possibilité d'obtenir de cette organisation une résolution contraignante et punitive à un point tel que ' peu importe que Saddam obtempère ou non ' il serait de toute manière incriminé d'une telle violation de la «légalité internationale», que sa simple coupable existence en viendrait à représenter la justification d'un changement de régime imposé militairement. Fin septembre 2002, par ailleurs, Israël se vit enjoindre par une résolution votée à l'unanimité du Conseil de Sécurité (moins l'abstention des Etats-Unis: il ne faut pas rêver !) de mettre un terme au siège qu'il imposait au quartier général d'Arafat à Ramallah et de se retirer des territoires palestiniens occupés illégalement depuis le mois de mars (occupation «justifiée» par Israël au motif de l' «autodéfense»). Israël a (vous me croirez si vous le voulez ') refusé de s'exécuter. Le prétexte invoqué par les Etats-Unis pour ne pas en faire plus lorsqu'il s'agissait de faire appliquer sa propre décision (puisque: qui s'abstient, consent) fut de dire que «nous» comprenons qu'Israël doive défendre ses citoyens. Pourquoi les Nations Unies doivent-elles être consultées dans un cas, et ignorées dans l'autre? C'est l'un de ces mystères insondables qu'affectionne la diplomatie américaine. Tout un petit lexique d'expressions non certifiées et inventées pour les besoins de la cause ' telles «action préventive» ou «autodéfense» ' est brandi à tout propos et hors de propos par Donald Rumsfeld et ses collègues, dans l'espoir de persuader leur opinion publique que les préparatifs de guerre contre l'Irak ou n'importe quel Etat, d'ailleurs, en manque de «changement de régime» (ou bien ' mais cet euphémisme «politiquement correct», véritable petit bijou, est plus rare ' en manque de «destruction constructive») prennent appui sur la notion d'autodéfense. Le public est maintenu sur en état de tension par d'incessantes alertes rouge ou orange. Les gens sont incités à informer les autorités judiciaires de tout comportement «suspect», et des milliers de musulmans, d'Arabes et de personnes originaires d'Asie du Sud sont arrêtées, et parfois inculpées sur simple soupçon. Tout cela est fait sur ordre du Président, sous couvert de patriotisme de façade et d'amour pour l'Amérique. Je ne parviens toujours pas à comprendre, personnellement, ce qu'aimer un pays peut bien vouloir signifier (dans le discours politique américain dominant, il est tout aussi couramment évoqué un amour pour Israël) ? Mais cela semble être synonyme de: loyauté aveugle envers les pouvoirs en place, quels qu'ils soient, avec leur obsession du secret, leur caractère évasif et leur refus délibéré de dialoguer avec une population responsable; laquelle pour le moment ne semble pas avoir été éveillée à une réactivité cohérente ni systématique. Or, cette «loyauté» a dissimulé le caractère globalement odieux et destructeur de la politique de l'administration Bush vis-à-vis de l'Irak, en particulier, mais aussi, en général, de l'ensemble du Moyen-Orient. Les Etats-Unis sont si puissants, en comparaison des grands pays pris ensemble, qu'il est en réalité impossible de les contraindre ou de les amener par la persuasion douce à se conformer à un quelconque système de comportement. Mis à part le caractère abstrait de la question de savoir si «nous» devrions aller faire la guerre à 7 000 miles de chez nous, en Irak, les débats de politique étrangère, aux Etats-Unis, dépouillent les autres peuples de toute épaisseur ou de toute identité réelle, humaine. Vus sur l'écran de contrôle d'un missile «intelligent» ou sur un simple écran de téléviseur, l'Irak ou l'Afghanistan ne sont plus, dans le meilleur des cas, que les cases d'un échiquier, que «nous» décidons d'investir, de détruire, de reconstruire ' ou non ' selon le désir et les besoins du moment. Le mot «terrorisme» de même que la guerre qui est portée contre lui afin de l'éradiquer servent à renforcer en douceur ce sentiment, d'autant qu'en comparaison avec la plupart des Européens, la grande majorité des Américains n'ont jamais eu de contact ' ni a fortiori vécu ' et eu une expérience personnelle dans des pays et avec des peuples musulmans. Par conséquent, ils n'ont nulle sensation affective du fragile tissu de la vie qu'une campagne soutenue de bombardements (comme en Afghanistan) ne manquerait pas de réduire en charpie. De plus, perçu comme il l'est, c'est-à-dire comme une émanation de nulle part, à l'exception de madrasas [écoles coraniques ' réd] richement dotées, sur la base d'une «décision» prise par des gens qui haïssent «nos» libertés et sont jaloux de «notre» démocratie, le sujet du terrorisme engage les polémistes dans des débats totalement extravagants, par leur aspect à côté de la plaque, et totalement coupés de toute considération politique. L'histoire et la politique sont occultées. Elles ont même disparu, du seul fait que l'existence humaine réelle a été effectivement dévaluée. Vous ne pouvez pas parler de la souffrance des Palestiniens ou de la frustration des Arabes, parce que la présence d'Israël est tellement forte aux Etats-Unis qu'elle vous l'interdit tout simplement. Durant une manifestation fervente en soutien à Israël, au mois de mai 2002, Paul Wolfowitz a mentionné au passage la souffrance palestinienne. Mais ses paroles furent bientôt couvertes par les lazzis et les huées de la foule menaçante: il se garda bien de l'évoquer une autre fois' De plus, une politique cohérente en matière de droits de l'homme et de liberté des échanges, qui insiste constamment sur les vertus sans cesse mises en avant du respect des droits de l'homme, de la démocratie et des libertés économiques ' que nous sommes de par la constitution censés promouvoir ' est très vulnérable aux man'uvres de groupes d'intérêts sur le plan intérieur. Cela est attesté par l'influence des lobbies ethniques, par ceux des industries sidérurgiques et de défense, du cartel du pétrole, des grands exploitants agricoles, des retraités, des détenteurs d'armes, pour ne mentionner que certains d'entre eux. Ainsi, chacun des 500 districts électoraux représentés au Congrès, à Washington, comporte au moins une entreprise d'armement ou une entreprise liée à la Défense sur son territoire. A tel point que, pour le Secrétaire d'Etat James Baker, à la veille de la première guerre du Golfe, le vrai problème, dans cette guerre contre l'Irak, était celui des «jobs» (des emplois)' Lorsqu'on parle de politique étrangère (américaine), il est essentiel de se souvenir du fait que seuls 25 à 30% des membres du Congrès possèdent ne serait-ce qu'un passeport (à rapprocher des 15 % d'Américains, seulement, qui ont un jour mis les pieds en dehors des Etats-Unis). Ce qu'ils peuvent dire a beaucoup moins à voir avec l'histoire, la philosophie ou les grands idéaux qu'avec des questions telles que: savoir qui influence les campagnes électorales de leurs concurrents, qui donne de l'argent, etc. Deux membres sortants de la Chambre des Représentants, Earl Hilliard, de l'Alabama, et Cynthia McKinney, de la Géorgie, qui soutiennent le droit à l'autodétermination des Palestiniens et sont fort critiques à l'égard d'Israël, ont été battus aux dernières élections par des candidats relativement inconnus mais abondamment financés par ce qui fut ouvertement qualifié d' «argent new-yorkais» (c'est-à-dire: juif) venu de l'extérieur de leur Etat respectif. Ces deux candidats malheureux avaient été stigmatisés par la grande presse, qui les a constamment accablés de qualificatifs tels qu'«extrémiste» et «mauvais patriotes». En matière d'influence sur la politique américaine au Moyen-Orient, le lobby israélien est imbattable. Il a réussi à transformer le corps législatif du gouvernement américain en ce que l'ancien Sénateur Jim Abourezk a pu appeler jadis «un territoire occupé».. Aucun lobby arabe comparable n'existe, ni a fortiori ne fonctionne avec une telle efficacité. Parfois, de but en blanc, le Sénat va discuter et transmettre au président des résolutions que rien n'exige. Leur seul but est de renouveler, réaffirmer, souligner périodiquement le soutien des Etats-Unis à Israël. En mai dernier, une résolution de ce type a été prise, juste au moment où l'armée israélienne occupait l'ensemble des grandes villes de la Cisjordanie (je devrais écrire, plus correctement: détruisait les villes de Cisjordanie). L'un des effets pervers de ce soutien total apporté aux politiques d'Israël, fussent-elles les plus extrêmes, est qu'à long terme cela ne pourra qu'être dommageable au devenir d'Israël au Moyen-Orient. Tony Judt a bien étudié cette question, et il a émis l'idée que l'entêtement d'Israël à se maintenir sur le territoire palestinien ne mène nulle part et ne consiste en réalité qu'à reculer pour mieux sauter, car ce retrait israélien est absolument inéluctable. Pris dans son ensemble, le thème de la guerre antiterroriste a permis à Israël et à ses partisans de commettre des crimes de guerre contre la population palestinienne en Cisjordanie et à Gaza, 3,4 millions de Palestiniens devenant (selon l'expression consacrée) des non-belligérants victimes de «dommages collatéraux». Terje-Roed Larsen, l'administrateur spécial de l'ONU pour les Territoires occupés, vient de publier un rapport accusateur pour Israël, qualifié de fauteur d'une catastrophe humanitaire: le chômage atteint 65% de la main-d''uvre, 50% des Palestiniens doivent survivre avec moins de 2 dollars par jour et l'économie ' par conséquent, la vie quotidienne des gens ' est détruite. En comparaison, les souffrances et l'insécurité sont bien moindres en Israël: aucun tank palestinien n'occupe aucune localité israélienne, ni même ne vient défier une seule colonie israélienne illégale. Au cours des deux semaines écoulées, seulement, Israël a tué 75 Palestiniens, dont de nombreux enfants' Il a démoli des maisons, déporté des gens, rasé des terrains agricoles de grande valeur, imposé des couvre-feux allant jusqu'à trois jours d'affilée, bloqué des civils ou des ambulances et des secours médicaux sur des barrages routiers et, comme c'est la coutume, il a interrompu les approvisionnements en eau et en électricité. La plupart des écoles et des universités ne peuvent tout simplement pas fonctionner. Alors que ces exactions se produisent quotidiennement, comme l'occupation elle-même, qui se poursuit seulement depuis trente-cinq années émaillées par une masse de résolutions de l'ONU considérées par Israël comme des chiffons de papier, tout cela est à peine mentionné, en passant, dans les médias américains; la plupart du temps comme notes de bas de page en petits caractères en codicille à des articles interminables consacrés aux débats internes au gouvernement israélien ou aux attentats suicides palestiniens, absolument désastreux. L'expression «suspect de terrorisme», qui n'a l'air de rien, est à la fois la justification et l'épitaphe pour respectivement l'exécution et la tombe de qui Sharon choisit de faire éliminer. Les Etats-Unis n'élèvent pas d'objection, si ce n'est d'une manière extrêmement «soft». Par exemple, ils peuvent déclarer: «Cela n'était pas utile. De plus cela contribuera peu à prévenir la prochaine flambée d'assassinats»'
Nous voici, ici, plus près du coeur du problème. En raison des intérêts israéliens dans notre pays [les Etats-Unis, E. Saïd est citoyen américain ' réd.], la politique américaine au Moyen-Orient est plus que jamais israélo-centrée. Une conjoncture politique post-11 septembre s'est mise en place, dans laquelle l'offensive guerrière semi-religieuse de la droite chrétienne, du lobby israélien et de l'administration Bush est censée être rationalisée par des faucons néo-conservateurs dont la vision du Moyen-Orient est totalement vouée à la destruction des ennemis d'Israël. Devant cette situation on met parfois un panneau sur lequel est inscrit l'euphémisme suivant: «Travaux en cours: nous redessinons (pour vous !) la carte (du Moyen-Orient) en induisant des changements de régimes politiques et en apportant la démocratie aux pays arabes les plus menaçants pour Israël»3.
La campagne de Sharon afin de réformer l'Autorité palestinienne n'est que l'autre facette du projet de détruire politiquement les Palestiniens, ce qui est pour Sharon l'ambition d'une vie. L'Egypte, l'Arabie saoudite, la Syrie et même la Jordanie ont fait l'objet de diverses menaces, en dépit du fait que les Etats-Unis les ont protégés et soutenus dès les lendemains de la seconde guerre mondiale; or, ces régimes sont détestables, et cela depuis fort longtemps. C'est, en particulier, le cas de l'Irak. En fait il semble évident, pour toute personne connaissant un peu le monde arabe, que son état lamentable va s'empirer encore plus lorsque les Etats-Unis auront mené leur assaut militaire. Les partisans de la politique de l'administration Bush évoquent parfois, en des termes fort vagues, combien il sera passionnant d'apporter la démocratie à l'Irak et à d'autres pays arabes. Ils ne soucient pas le moins du monde de ce que cela pourrait bien signifier en termes de vie quotidienne pour la population de ces pays, en particulier après que les vagues de B-52 auront impitoyablement «labouré» leurs champs et leurs maisons. Je n'imagine pas qu'il puisse exister un seul Arabe ' et en particulier un seul Irakien ' qui ne désire pas voir Saddam Hussein écraté du pouvoir. Mais tout démontre que les opérations militaires américano-israéliennes n'ont fait, au quotidien, que rendre la vie plus dure pour ces différentes populations. Cela n'est encore rien comparé avec l'anxiété insupportable, aux traumas psychologiques et aux perversions politiques imposées à ces sociétés. Aujourd'hui, ni l'opposition irakienne en exil ' courtisée par deux administrations américaines successives ' ni le quarteron de généraux américains dont les noms sont quelquefois évoqués, tel Tommy Franks, n'ont un quelconque crédit pour devenir les dirigeants de l'Irak, après la guerre. Apparemment, peu de réflexion a été faite sur ce dont l'Irak aura besoin, une fois le régime de Saddam renversé, une fois que les acteurs internes se seront à nouveau actifs, que le Baas lui-même aura été dé-saddamisé. Il n'est pas impossible que l'armée irakienne ne lève pas le petit doigt pour défendre Saddam. Chose intéressante, toutefois, au cours d'une audition récente devant le Congrès américain, trois anciens généraux du Commandement central ont exprimé des réserves sérieuses ' que je qualifierai pour ma part de rédhibitoires ' au sujet des dangers de toute cette aventure, telle qu'on est en train de la planifier sur le plan militaire. Toutefois, même ces doutes ne considèrent en aucune mesure aussi bien le fractionnement interne que la dynamique ethno-religieuse de l'Irak, en pleine ébullition, en particulier après trente ans d'un règne baassiste qui a rongé la société, après plus de dix ans de sanctions imposées par l'ONU et deux guerres catastrophiques. Il faudra en compter trois, lorsque les Etats-Unis seront passés à l'attaque ' s'ils le décident et s'ils le font. Personne, aux Etats-Unis, absolument personne, n'a une idée exacte de ce qui pourrait se passer en Irak, en Arabie saoudite ou encore en Egypte, si une intervention militaire américaine (ou américano-israélienne) de grande ampleur se produisait. Il semble suffisant de savoir ' et de vite l'oublier ' que Fouad Ajami [professeur à la Johns Hopkins University, auteur entre autres de Arab Political Thought and Practice since 1967] et Bernard Lewis [autorité universitaire officielle sur le «monde arabe» dont une partie des ouvrages sont traduits en français] sont les deux principaux conseillers de l'administration Bush en la matière. Tous deux sont violemment et idéologiquement anti-arabes et totalement discrédités aux yeux de la majorité de leurs collègues. Lewis n'a jamais vécu dans le monde arabe, et les propos qu'il tient sur les Arabes ne sont que délire réactionnaire ; Ajami est originaire du Sud-Liban. Dans le passé partisan progressiste de la résistance palestinienne, il s'est reconverti récemment aux thèses d'extrême droite, en épousant sans aucune réserve, en bon néophyte, le sionisme et l'impérialisme américain' Le 11 septembre a sans doute ouvert au plan national américain une période de réflexion et d'évaluation de la politique extérieure, après le trauma provoqué par cet attentat d'une incroyable atrocité. En tant que tel, ce terrorisme doit être contré, de toute évidence. Et il faut le traiter avec la fermeté la plus impitoyable. Mais je pense que c'est toujours les conséquences d'une application de la force qui doivent être prises en tout premier lieu en considération, et non pas la riposte elle-même, immédiate, violente et instinctive. Personne n'oserait affirmer, aujourd'hui, même après la défaite des talibans, que l'Afghanistan est un pays beaucoup plus sûr et beaucoup plus vivable, si l'on se place du point de vue des citoyens habitant ce pays, qui hélas continuent de souffrir. La «reconstruction des nations» n'est pas, à l'évidence, la priorité pour les Etats-Unis ' entre autres, là-bas, en Afghanistan ' puisque d'autres guerres, en d'autres endroits (en plusieurs endroits à la fois) focalisent leur attention et la détournent du dernier champ de bataille américain. De plus, quel sens aurait l'édification par les Etats-Unis d'une nation irakienne dont la culture et l'histoire sont si différentes des leurs ? Le monde arabe comme les Etats-Unis sont des régions bien plus complexes et riches de dynamiques internes que ne peuvent l'exprimer les platitudes martiales et les phrases ronflantes qui promettent la «reconstruction». En ce sens, l'Afghanistan d'après les bombardements américains est un cas d'école tristement éclairant, à défaut d'être édifiant. Comme si la situation n'était pas déjà assez inextricable, des voix discordantes, d'une influence considérable, s'élèvent dans la culture arabe contemporaine. Et des mouvements de réforme se dessinent, sur un large front. Il en va de même aux Etats-Unis, où, à en juger à mes dernières expériences, faites lors de conférences données sur différents campus universitaires, la plupart des citoyens sont inquiets au sujet de la guerre, avides d'en savoir plus et, avant tout, désireux de ne pas être entraînés dans cette guerre par un messianisme agressif triomphant, avec des objectifs désignés tout ce qu'il y a de plus vagues. En attendant, comme l'écrit The Nationdans un récent éditorial, le pays marche à la guerre comme un zombie, tandis que le Congrès (avec un nombre d'exceptions heureusement croissant) a tout simplement renoncé à son rôle de représentation des intérêts du peuple américain. Pour quelqu'un qui, comme moi, a partagé sa vie entre les deux cultures, il est terrifiant de constater que le clash entre civilisations ' cette notion tellement réductrice et triviale, mais tellement à la mode par les temps qui courent ' a fini par supplanter la pensée et l'action positive. Ce que nous devons mettre en place, c'est un cadre de travail universaliste permettant de comprendre (au sens de: décrypter) et de savoir comment nous comporter vis-à-vis aussi bien d'un Saddam Hussein, d'un Ariel Sharon, que face à d'autres dirigeants du Myanmar (Birmanie), de la Syrie, de la Turquie et d'un grand nombre de pays dont on accepte beaucoup trop facilement les exactions qui s'y déroulent. Les démolitions de maisons, la torture, le déni du droit à l'éducation: tout cela doit être dénoncé, où que cela se produise. Je ne connais pas d'autre moyen qui permette de reconstruire ou de restaurer le cadre d'un développement que l'éducation et l'encouragement à un dialogue ouvert, à l'échange et à l'honnêteté intellectuelle. Tout cela n'a aucun point commun avec des objectifs particuliers dissimulés [contrôle du pétrole, etc.] ou la phraséologie guerrière, de l'extrémisme religieux et de la «défense préventive». Mais cela, hélas, demande du temps ' beaucoup de temps ' et à en juger au comportement des gouvernements des Etats-Unis et du Royaume-Uni, son partenaire junior, cela a l'inconvénient décisif de ne pas permettre le gain de voix aux élections. Nous devons faire absolument tout ce qui dépend de nous afin de ralentir ' et finalement arrêter ' le recours à la guerre, désormais véritable théorie et non pas seulement une pratique réduite à une routine. 1. Pour plus d'informations sur cet épisode, voir l'ouvrage de Rashid Khalidi, Under Siege, New York, 1986, et Robert Fisk, Pity the Nation, Londres, 1990 ; pour plus de détails sur le déroulement de la guerre civile libanaise, voir Jonathan Randall, Going All the Way, New York, 1983. 2. Voir Michael Klare, «Oiling the Wheels of War», The Nation, 7 octobre 2002 [et aussi son artcile dans LeMonde diplomatique, novembre 2002]. 3. Voir «La Dynamique du désordre mondial: le Dieu de qui est du côté de qui?», article d'Ibrahim Warde, publié dans Le Monde diplomatique de septembre 2002 et Born-Again Zionists, de Ken Silverstein et Michael Scherer, Ed. Mother Jones, octobre 2002.
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